Eau et développement durable

18 avril 2008

Résumé

L’inégale répartition des ressources en eau entre les pays et les populations est loin d’expliquer les différences de niveau de développement socio-économique dans le monde. La rareté de l’eau n’est pas à elle seule un handicap majeur du développement et de sa durabilité. Par contre, les impacts du développement sur les eaux de la nature, qui détériorent les ressources ou contrarient leur reproduction, de même que certains modes d’approvisionnement en eau non durables, qui transfèrent aux générations futures des charges de réparation ou de solutions de substitution, sont contraires au développement durable.


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5.2- Milieux naturels et biodiversité

Auteur·e

Margat Jean

Jean Margat est hydrogéologue. Entre 1960 et 1990 , il a animé et conseillé les études et recherches sur les eaux souterraines du Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM) en France et en différents pays du monde, surtout en zone aride. Il se consacre depuis, comme expert auprès d’organisations internationales (FAO, UNESCO, …), à l’évaluation et à la gestion des ressources en eau mondiales, notamment dans le bassin méditerranéen dans le cadre du Plan Bleu (Observatoire de l’Environnement et du Développement Durable en Méditerranée et Centre d’Analyses Stratégiques).


Le développement économique a-t-il sur les ressources en eau, dont il amplifie l’utilisation et dont la valorisation le sert, des effets en retour destructeurs qui menaceraient et limiteraient sa propre croissance, donc le développement des générations futures ?

Les pénuries d’eau dues aux déséquilibres entre des ressources limitées et des besoins croissants, la raréfaction des disponibilités en eau en conséquence, dans une partie du monde, contrarient-elles le développement durable ?

Et si oui,quelles actions mener pour satisfaire aux exigences du développement durable ?

Ces interrogations renvoient d’abord à la question plus générale des relations entre l’eau et le développement socio-économique.

 Quelle relation entre la demande en eau et le développement socio-économique ?

Il est généralement affirmé que tout développement en croissance, accompagné d’élévation des niveaux de vie de la population (indépendamment de la croissance démographique) détermine l’augmentation des demandes en eau, donc des pressions sur les ressources qui ne sont en aucun cas inépuisables…

 Une tension liée à l’essor démographique du XXème siècle sur des ressources en eau très inégalement réparties

Il a été estimé que les quantités d’eau prélevées et utilisées par l’humanité ont été multipliées globalement par 7 au cours du XXème siècle, et les quantités consommées nettes (c’est-à-dire non retournées au milieu naturel après usage) l’ont été par 5 à 6. L’industrialisation, l’urbanisation et l’extension de l’agriculture irriguée y ont largement contribué. Toutefois, l’expansion démographique explique ces augmentations autant, sinon plus, que la croissance économique. Au plan mondial, la somme des quantités d’eau utilisées n’est encore que de l’ordre du dixième des ressources naturelles renouvelables. Cependant, cette vision globale masque des réalités très diversifiées. Ni les ressources en eau, ni les besoins humains et les utilisations d’eau, ne sont uniformes dans le monde ; les unes comme les autres sont très inégalement répartis. Aussi, les pressions sur les ressources induites par le développement et les problèmes inhérents à la rareté ou à l’« épuisement » des ressources sont-ils concentrés dans quelques régions. Les disponibilités en eau se sont raréfiées dans les régions déjà pauvres en ressources.

 Croissance économique et demande en eau : un lien tenu

En fait, les relations entre le niveau de développement socio- économique d’un pays et ses disponibilités en eau, aussi bien que les quantités d’eau qu’il utilise, sont beaucoup plus lâches qu’on ne le croit généralement, et elles ne sont ni simples ni à sens unique.

Un regard comparatif sur le monde montre que le niveau de développement de chaque pays (mesuré par le PNB par habitant) est sans aucun lien statistique avec leurs ressources en eau et les quantités d’eau utilisées, à un instant donné ou en tendance.

C’est surtout l’expansion de l’agriculture irriguée dans une partie du monde « en développement », tout particulièrement en Asie, qui a déterminé et entraîne encore une croissance notable des demandes en eau, en participant à assurer la sécurité alimentaire, mais sans contribuer sensiblement au développement économique, du fait que la production agricole ne participe pas du tout à la formation du PNB dans la même proportion que la part prise aux utilisations d’eau…

S’il est vrai que la rareté de l’eau dans les régions arides et semi-arides y rend la couverture des besoins en eau – accrus par la nécessité de l’irrigation – plus difficile et plus coûteuse, elle n’est un frein majeur au développement que lorsque celui-ci est principalement basé sur des activités fortement consommatrices d’eau, ce qui n’est généralement pas le cas. Tandis que les demandes en eau des populations, conditions de leur niveau de vie, y dépassent rarement le dixième de celles des autres secteurs.

La rareté de l’eau ne paraît être un facteur limitant du développement que conjointement avec d’autres causes de « sous-développement ». (voir dans l’encadré l’exemple des pays du bassin méditerranéen)

Si le développement facilite la mobilisation des eaux en créant les moyens de satisfaire les besoins en eau qu’il engendre, y compris par les recours aux palliatifs de la raréfaction des disponibilités naturelles,il s’accompagne également d’une meilleure maitrise des quantités d’eau utilisées.

On observe ainsi une diminution quasi-universelle des quantités d’eau utilisées rapportées au PNB au cours du dernier quart du XXème siècle (fig. 1).

Fig.1. Variations entre 1975 et 2000, du ratio demandes en eau totales/PNB (en m3/US $) en différents pays développés ou en développement

courbe1

Cela dit, les pays développés ou en développement croissant couvrent-ils leurs besoins en eau de manière durable ? Pas tous, et c’est la question centrale des relations entre l’eau et le développement durable.

 La consommation en eau satisfait-elle aux exigences du développement durable ?

Le développement en croissance, tout particulièrement – mais non exclusivement – dans des pays aux ressources en eau conventionnelles rares, peut, d’un côté favoriser des modes d’approvisionnement en eau non durables, notamment au détriment des générations futures, mais même à moins long terme, et, d’un autre côté il peut détériorer et réduire durablement les ressources en eau dont il induit les utilisations, là encore au préjudice des générations suivantes.

Eau et développement socio-économique, l’exemple des pays du bassin méditerranéen
La rareté de l’eau est une évidence dans tous les pays méditerranéens du Sud et du Proche-Orient où règne un climat aride ou semi-aride, à l’exception de l’Egypte et de la Syrie dotées de notables ressources externes apportées par des fleuves transfrontaliers (Nil, Euphrate). Dès à présent, du fait des croissances démographiques modernes, tous ces pays sont en situation soit de tension, avec moins de 1 000 m3 de ressource par habitant en année moyenne, soit même de pénurie structurelle avec moins de 500 m3 . Et la plus grande partie de ces ressources, voire leur totalité y sont déjà exploitées.

En région méditerranéenne, les contributions au développement des secteurs les plus utilisateurs d’eau sont sans proportion avec les parts respectives des quantités d’eau utilisées, la distorsion la plus évidente étant celle du secteur de l’agriculture irriguée. C’est pourquoi peu de relation apparaît entre les niveaux de développement – mesurés par les PNB/ habitant – et les quantités d’eau utilisées,par tous les secteurs confondus (cf.Tableau).
Classement des pays méditerranéens suivant les quantités d’eau utilisées (pour
tous usages) et leur richesse économique par habitant (2005)
Richesse économique (PNB par habitant en US$)
Quantité
d’eau
annuelle
utilisée
(m3/habitant)
Pays pauvres


< 2 000
Pays
relativement
pauvres
> 2 000 et
- 5 000
Pays
relativement
riches
> 5 000 et
- 10 000
Pays riches


> 10 000 et
- 20 000
Pays très
riches

> 20 000
Demande forte
> 1 000
Egypte,
Syrie
Demande moyenne
500 à 1 000
Turquie,
Albanie,
Macédoine
Libye Grèce France,
Italie,
Espagne
Demande faible
100 à 500
Maroc Algérie,
Bosnie-
Herzégovine,
Tunisie
Liban Chypre,
Israël,
Malte,
Slovénie
Demande très
faible < 100
Palestine Croatie
Toutefois, dans la plupart des pays méditerranéens, la croissance des quantités d’eau utilisées a été beaucoup plus lente que celle du PNB, aussi le rapport entre les demandes en eau totales et le PNB a-t-il assez régulièrement diminué au cours des deux
dernières décennies (cf. fig. 2).

Les constats macro-économiques précédents ne montrent pas que les écarts de développement soient liés d’aucune manière aux différences de ressources en eau et d’utilisation. Par exemple, la pauvreté en eau des Israéliens ne les empêche pas d’avoir un PNB par tête dix fois supérieur à celui de leurs voisins ;a contrario,malgré la grande quantité d’eau utilisée en Egypte, son PNB par tête est l’un des plus faibles.

Les adaptations des économies méditerranéennes à la rareté de l’eau, générales dans les pays du Sud et du Proche-Orient, ont certes des coûts croissants : coûts d’exploitation des ressources conventionnelles – et coûts externes associés – qui croissent en fonction du
taux de mobilisation, coûts des productions non conventionnelles ou des importations, tous croissant généralement plus vite que les quantités utilisées ; coûts des adaptations et des réductions des demandes, notamment des gains d’efficience des usages.

Mais ces croissances de charges sont loin d’être un facteur limitant majeur du développement. Elles peuvent seulement ajouter une pénalité supplémentaire à d’autres causes de sous-développement et leur effet est sensible surtout dans les contextes de pauvreté ou lorsque l’activité motrice du développement se trouve être le secteur le plus consommateur d’eau,ce qui n’est généralement pas le cas dans les pays méditerranéens.

Les pénuries d’eau qui menacent les pays méditerranéens du Sud et du Proche-Orient dès à présent,et plus encore à moyen ou long terme, résultent donc moins de ruptures physiques que des difficultés à supporter les charges économiques croissantes d’approvisionnement en eau, suivant les secteurs d’utilisation et les niveaux de développement.

Finalement, le “manque d’eau” est autant, sinon plus, une conséquence du sous-développement, que la rareté de l’eau n’est une entrave au développement.

Fig.2. Variations entre 1975 et 2000, du ratio demandes en eau annuelles totales/PNB dans les pays méditerranéens (en m3/US $).

courbe2

Pays classés selon la proportion non durable de leurs sources d’approvisionnement en eau actuelles

carte2

Trois modes d’approvisionnement en eau sont sans garantie de longévité : ce sont ceux réalisés à partir des eaux des barrages ou réservoirs ,de celles des nappes souterraines à ressources renouvelables et de celles des nappes souterraines à ressources non renouvelables.

 La maîtrise des ressources en eau superficielle renouvelables mais irrégulières, prépondérantes dans beaucoup de pays, par l’aménagement des barrages / réservoirs est menacée à plus ou moins long terme par l’envasement des retenues qui écourte inéluctablement la durée de la fonction régulatrice des réservoirs. Dans la plupart des pays en zone semi-aride, les pertes annuelles de capacité utile des réservoirs de volume moyen (ordre d’une à plusieurs centaines de millions de m3) sont couramment de 1 à 2 % ce qui équivaut à des durées de vie de 50 à 100 ans. Les sites de barrage-réservoir aménageables sont en nombre limité et beaucoup sont déjà équipés. L’achèvement des équipements et le début de leur dépérissement progressif sont probables au cours du XXIe siècle.Il en est ainsi du réservoir géant d’Assouan qui régule les eaux du Nil. Les efforts de prévention (reboisement des bassins versants, pièges à sédiments) ou de dévasement (dragage) pourront au mieux retarder les comblements des retenues, mais non prolonger leur vie indéfiniment. Une régression des ressources en eau maîtrisables par régulation est inéluctable.

 Des surexploitations de nappes souterraines à ressources renouvelables, par des exploitants multiples, non solidaires et à courte vue, sont avérées en nombreux pays. En particulier, dans les aquifères littoraux où l’équilibre entre eau douce et eau marine est fragile et peut être facilement rompu, en provoquant des invasions d’eau salée quasi-irréversibles. La part des eaux souterraines prélevées dans le monde imputable à des surexploitations (c’est-à-dire en excès sur leur renouvellement naturel moyen) est estimée à présent à au moins 10 %, soit environ 150 km3/an, des prélèvements d’eau souterraine mondiaux. Les retours à l’équilibre sont possibles par modération des prélèvements mais exigent beaucoup de temps, surtout les restaurations de qualités.

 L’exploitation minière des réserves d’eau souterraine non renouvelables (« eaux fossiles ») intensive à présent dans plusieurs pays en zone aride – dotés de revenus pétroliers… – est par définition non durable. Environ 32 milliards de m3 d’eau par an sont soustraits actuellement de ces réserves (dont 85 % en Arabie Saoudite, Libye et Algérie), et les extractions cumulées depuis l’origine dans le monde doivent dépasser 500 milliards de m3.

La durée de ces exploitations, nécessairement limitée par l’épuisement de ces stocks d’eau, est subordonnée aux intensités de production voulues. Elle ne devrait pas aller, en général, au-delà du XXIe siècle.

Rien qu’en tenant compte de ces deux formes d’exploitation d’eau souterraine non durables – surexploitation et extraction d’eau fossile – on trouve que dès à présent, dans différents pays, une partie non négligeable, parfois majeure, de leur approvisionnement en eau n’est pas durable.(Cf. carte ).

Les pressions du développement croissant sur les ressources en eau naturelles ne se bornent pas seulement à leur exploitation, à des taux pouvant approcher ou dépasser celui de leur renouvellement ; elles peuvent aussi entraver et réduire leur « reproduction » en quantité et en qualité : toutes renouvelables qu’elles soient, les ressources en eau sont vulnérables à des perturbations et à des détériorations qui peuvent être beaucoup plus durables que leurs causes. De plus, les impacts que le développement peut engendrer s’étendent au-delà des ressources offertes à l’humanité, à l’ensemble des écosystèmes aquatiques.

 La mise en danger des écosystèmes aquatiques

Les changements d’occupation du sol – particulièrement l’urbanisation – les transformations de la couverture végétale – déboisement, extension, des cultures – l’artificialisation des cours d’eau, ont des impacts notables sur le régime des eaux dont ils amplifient généralement l’irrégularité, donc la maîtrisabilité et la nocivité (inondations).

Les détériorations des qualités par les multiples formes de pollution sont les impacts les plus répandus, qui affectent toutes les phases du cycle de l’eau : des « pluies acides » aux cours d’eau transformés en « égouts à ciel ouvert », à l’eutrophisation des lacs par les excès de nutrients, à la pollution des eaux du sol et des eaux souterraines, de sources locales ou diffuses, particulièrement durables en raison de leur faible résilience… Ces pollutions résultent des défauts d’assainissement urbain comme d’épuration des eaux usées, des excès de fertilisants et de pesticides de l’agriculture intensive, des accidents de transport ou industriels, de défauts de gestion des déchets et rejets urbains et industriels, répandus aussi bien dans les pays « en développement » … Le développement peut polluer plus d’eau qu’il n’en fait consommer.

 Le bon état des ressources en eau et des milieux aquatiques transmis d’une génération à l’autre n’est plus garanti partout.

Les « économies » apparentes, que les abstentions d’efforts pour neutraliser et réparer ces impacts permettent, reviennent en fait à des transferts de charges comme des dettes, aux générations suivantes,transferts caractéristiques d’un mode de développement non durable.
Dans les pays affectés, ces situations précaires vont surtout contraindre tôt ou tard – elles le font déjà – et particulièrement les prochaines générations, à recourir à des sources d’approvisionnement plus coûteuses, tout en gérant les utilisations de manière plus économe, et/ou à transformer une partie de leurs modes de production, donc les formes, plutôt que les niveaux, de leur développement.

 Quelles actions mener pour répondre, en matière de consommation d’eau, aux exigences d’un développement durable ?

Dans les pays en situation de pénurie, dès à présent ou dans un avenir prévisible, les politiques de l’eau compatibles avec un développement durable doivent consister :

 à ne plus faire dépendre les approvisionnements en eau exclusivement que de sources durables, notamment en limitant les pressions sur les ressources naturelles à leur niveau actuel ou en les faisant décroître jusqu’à un niveau acceptable, en réduisant les prélèvements, en arrêtant en particulier les surexploitations de nappes souterraines ; en somme à appliquer une gestion conservatoire des ressources en eau naturelles ;

 à parvenir dans tous les cas à une pollution « 0 » des eaux naturelles ;

 à satisfaire toute demande en eau supplémentaire par des ressources non conventionnelles (réutilisation d’eau usée, dessalement, voire importations) ;

 à maximiser les efficiences et rendements d’utilisation par une gestion optimale des demandes en eau, tout en garantissant la satisfaction des besoins sanitaires et domestiques en eau des populations, faute de quoi le développement ne saurait être qualifié de durable.

Mais, on l’observe : bien plus qu’à la pénurie d’eau physique, les manques présents d’accès à l’eau saine de centaines de millions d’êtres humains des pays en développement sont imputables à un défaut de gouvernance. Même là où l’eau potable est rare, la couverture des besoins en eau potable ne requiert qu’une faible partie des ressources mobilisables et elle est généralement possible dès lors que c’est une priorité des politiques publiques.

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 Bibliographie

 Batisse M. (1998) – Eau et développement durable dans le bassin méditerranéen, Conférence internationale “Eau et développement
durable”, Paris,19-21 mars 1998, 8 p.

 Collectif (1998) – Actes de la Conférence internationale “Eau et développement durable”, 19-21 mars 1998, Paris.

 Collectif (1998) – Margat J.,Tiercelin J.-R.– Coord.,“L’eau en questions”, éd.Romillat.

 Cox W.E.(1989) –Water and Development : Managing the Relationship. UNESCO, 50 p., Paris.

 Margat J. (1998) – Eau, développement économique et population, Revue française de “Géoéconomie”, n° 4, hiver 1997-1988. Ed.
Economica, p.63-76, Paris.

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