Dénouer les liens idéologiques entre éthique, environnement, sciences et croissance

23 avril 2015

Résumé

En matière d’environnement, la période récente est riche de « mots valises » qui, s’ils font le bonheur des discours de nos hommes politiques, s’usent vite et doivent être régulièrement renouvelés. Après avoir préconisé le développement durable il est devenu de bon ton de promouvoir l’économie verte ; aujourd’hui la transition écologique, la transition énergétique, l’économie circulaire sont devenus le passage obligé du discours public, après l’agriculture raisonnée, la mode est devenue de parler d’agro-écologie, puis de l’agriculture écologiquement intensive.
Derrière ces poncifs de langage, chacun voit bien que les responsables politiques continuent à regarder notre avenir à la recherche d’une croissance perdue, avec les lunettes du passé des « 30 glorieuses ». Les contradictions entre les préoccupations environnementales qui nous conduisent à réfléchir sur les conséquences de nos actions sur le temps long et les pressions de la crise économique qui nous conduisent à privilégier systématiquement des solutions de court terme ne cessent aujourd’hui de s’exacerber. Une lecture historique des modifications profondes de l’évolution de nos rapports avec l’éthique, l’environnement et la science permet de mieux éclairer pourquoi les recettes d’hier se révèlent inopérantes aujourd’hui.
Cet article est une reprise d’un document écrit par Jean-Luc Redaud dans le cadre de l’ « Académie de l’eau ».

23 avril 2015

Auteur·e

Redaud Jean-Luc

Ingénieur Général honoraire des Ponts et des Eaux et Forêts, a consacré l’essentiel de sa carrière à la question de l’eau, au sein du Ministère de l’Environnement, puis à la Direction de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne et enfin comme expert de nombreuses missions internationales dans le domaine de l’environnement, du développement durable et du climat.
Administrateur de 4D, Membre du secrétariat d’édition de l’EDD et de l’Académie de l’eau, il préside, aujourd’hui, le Groupe de travail « Eau & Climat » du Partenariat Français pour l’Eau.


 La place de l’homme face à l’environnement


On peut observer que notre rapport à l’environnement a beaucoup changé notre perception de la place de l’homme dans l’univers.
Jusqu’au début du 20ème siècle, la thèse dominante est restée que l’homme et la nature étaient deux ensembles distincts : les alea de la nature étaient le fait de la contingence, le rôle de l’homme était de travailler en exploitant la terre mise à sa disposition. C’est cette vision sur laquelle a été fondée l’évolution de la période récente, notamment la confiance dans le génie créateur de l’homme, illustré par les grands progrès techniques du 19 ème et 2O ème siècles. Bien avant que les premiers écologistes aient commencé à étudier les liens qui relient les espèces vivantes à leur environnement, la place de l’homme dans l’univers a été un sujet de réflexions depuis longtemps pour les philosophes. Pour Descartes, l’homme est là pour acquérir maîtrise et possession de la nature … et à défaut il lui faut changer l’ordre de ses désirs plutôt que l’ordre du monde, tandis que Spinoza faisait observer que l’homme, dans la nature, n’est pas comme un empire dans un empire … et que notre libre arbitre n’est que l’ignorance des causes qui nous font agir.
Jusque vers la fin des années 80, l’environnement, comme action politique était principalement le moyen de corriger les méfaits des activités humaines, le « pompier de la croissance » en quelque sorte. Cette vision a profondément changé dès lors que l’homme s’est aperçu qu’il devenait capable de déséquilibrer profondément la planète : Hiroshima et Nagasaki furent les premières alertes ; aujourd’hui ce sont les effets de la surpêche qui entraînent la disparition des ressources halieutiques marines, la peur des conséquences d’un nouvel accident nucléaire de type Fukushima, demain les impacts des dérèglements climatiques et après-demain la sixième extinction massive des espèces annoncée par les chevaliers de l’apocalypse environnementale. Nous sommes passés de l’ère du règne des dieux à celle que les philosophes modernes appellent l’anthropocène, celle où le devenir de notre planète est dans les mains de l’humanité. Cela conduit certains à affirmer que « Plus personne ne croit au progrès, l’écologie nous en convainc tous les jours », d’autres à estimer que « La peur est une passion rationnelle car elle place l’humanité face à sa finitude et nous oblige à agir de façon que les effets de nos actions soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (Hans Jonas). Plus récemment, plusieurs auteurs comme Michael Foessel ont développé une « Critique de la raison apocalyptique » ou « Comment passer du règne des dieux à celui des hommes sans passer par la dictature écologique. Redonner à la vie double signification : conserver et créer, concilier appartenance au monde et exigence d’autonomie. »

  Les grands rendez-vous internationaux


L’environnement a fait une entrée en force dans le débat international avec l’apparition du concept de développement durable consacré en 1992 au Sommet Mondial de Rio, qui s’est traduit par l’affirmation de principes généreux visant à concilier progrès économique, protection de l’environnement, équité sociale et démocratie. Cet évènement a entraîné la signature des conventions sur le climat et la biodiversité [1] . Force est de reconnaître que après les grands espoirs qui avaient promu le concept de Développement Durable, les retombées des Sommets qui ont suivi, Johannesburg en 2002 et Rio en 2012, ont été plutôt décevantes.
Les grands enjeux en discussion aujourd’hui, au sein des Nations-Unies se structurent autour du devenir de ces deux conventions : la définition prochaine à New-York, en septembre 2015, de nouveaux Objectifs de Développement Durable (les ODD) qui se substitueront aux Objectifs Millénaires de Développement (OMD ) arrêtés lors du Sommet de Johannesburg et la fixation d’un nouveau calendrier de lutte contre le changement climatique à l’occasion de la COP21 [2] qui aura lieu à Paris en décembre 2015.
Alors que les OMD étaient des objectifs de développement visant à l’amélioration des pays les plus pauvres, pour les ODD, la volonté est de définir des objectifs communs aux pays développés et aux pays pauvres.


La liste actuelle des ODD, donne une idée des préoccupations communes exprimées entre représentants des Etats de la société civile au niveau des Nations-Unies. Le bilan des OMD montre que des progrès incontestables ont pu être enregistrés dans les pays émergents ces vingt dernières années, mais le cortège des malheurs qui frappent les communautés les plus pauvres ne s’est pas allégé (misère, famines, accès à l’eau et aux services essentiels d’éducation ou de santé, inégalités des genres, etc.).
Cette liste doit être finalisée lors d’un Sommet programmée pour septembre 2015. Cette première étape est importante, mais devra être suivie de difficiles négociations visant à définir des indicateurs de suivi et des mécanismes d’accompagnement financiers pour les pays pauvres.

Les 17 Objectifs de Développement Durable proposés début 2015

  1. ° Eradiquer toute forme de pauvreté partout
  2. ° Eradiquer la famine, assurer la sécurité alimentaire et améliorer la nutrition, et promouvoir l’agriculture durable
  3. ° Assurer une vie saine et promouvoir le bien-être pour tous
  4. ° Garantir une éducation ouverte et de qualité, et promouvoir des opportunités d’apprentissage tout au long de la vie pour tous
  5. ° Garantir l’égalité des genres et l’autonomisation de toutes les femmes et les filles
  6. ° Garantir l’accessibilité et la gestion durable de l’eau et des installations sanitaires pour tous
  7. ° Garantir l’accès à une énergie durable, fiable, abordable, et moderne à tous
  8. ° Promouvoir une croissance économique soutenue, inclusive et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous
  9. ° Construire des infrastructures résilientes, promouvoir une industrialisation durable et inclusive, et encourager l’innovation
  10. ° Réduire les inégalités à l’intérieur et entre les pays
  11. ° Rendre les villes et établissements humains inclusifs, sûrs, résilients et durables
  12. ° Garantir des modes de consommation et de production durables
  13. ° Agir urgemment pour combattre le changement climatique et ses impacts
  14. ° Conserver et utiliser durablement les océans, mers et ressources marines pour un développement durable
  15. ° Protéger, restaurer et promouvoir l’utilisation durable d’écosystèmes terrestres, gérer durablement les forêts, combattre la désertification, arrêter et inverser la dégradation des sols et mettre fin à la perte de biodiversité
  16. ° Promouvoir des sociétés pacifiques et inclusives pour un développement durable, fournir l’accès à la justice pour tous et construire des institutions compétentes, responsables et inclusives à tous niveaux
  17. ° Renforcer les moyens de mise en œuvre et revitaliser le partenariat global pour le développement durable.

La Convention Climat vise à répondre à un autre enjeu mondial : les conséquences de l’augmentation générale constatée à la fin du 20 éme siècle de la température moyenne de la planète due à l’accumulation de gaz à effet de serre (gaz carbonique, méthane et oxyde nitrique) dans l’atmosphère provenant de la forte accélération des rejets des activités développées par les activités humaines depuis la première révolution industrielle. Cette Convention adoptée à Rio en 1992 par les 195 Etats réunis au sein des Nations-Unies s’appuie sur un ensemble d’études scientifiques collationnées au sein d’un organisme international, le GIEC [3] qui fait un rapport tous les 3 ans sur l’état mondial des connaissances.
La mise en route de cette Convention s’est révélée difficile. Entrée en application seulement en 2005, la structuration de la Convention climat définie à Kyoto en 1997 distinguait des pays d’un premier groupe, les pays riches, pour lesquels étaient fixés des engagements chiffrés de réduction des gaz à effet de serre (GES), et les autres pays pour lesquels aucun engagement n’était fixé, mais étaient définis des soutiens à des stratégies de réduction des GES. L’application de cette convention s’est révélée chaotique, faute d’être avalisée par de très grands pays (tels les USA, rejoints ensuite par le Canada et quelques autres pays) et suite à une application laborieuse et déficiente des mécanismes de la Convention (marché carbone, mécanismes de développement propres, mise en place des fonds climat). Le 5 ième rapport 2014 du GIEC montre que des progrès ont été enregistrés : les émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne à 28 (hors aspects liés à l’agriculture et aux forêts) ont diminué de 19 % entre 1990 et 2012. Mais parallèlement les émissions des pays pauvres et surtout des pays émergents n’ont pas cessé de croître : les émissions de CO2 des pays asiatiques ont ainsi dépassé celles des pays de l’OCDE. De leur côté les pays en développement et les pays les moins avancés s’inquiètent plus de leurs capacités de s’adapter aux conséquences de nouveaux dérèglements climatiques pour lesquelles ils demandent un soutien des pays riches. Depuis l’échec de la Convention de Copenhague en 2009, les Etats cherchent un peu vainement un nouveau point d’accord international qui relierait des groupes de pays aux intérêts divergents (pays riches, pays émergents, pays producteurs d’énergies fossiles, pays en développement, pays les moins avancées). Force est de reconnaître que la récente réunion de Lima en décembre 2014, malgré l’alerte de l’urgence climatique rappelée dans le dernier rapport du GIEC, a principalement illustré l’écart entre les priorités des pays développés soucieux de trouver un accord inclusif de réduction des GES et les priorités des pays pauvres soucieux de dégager des financements pour leur permette de s’adapter aux enjeux de demain sans compromettre leur développement. La conférence de Lima a renvoyé sur la réunion qui aura lieu à Paris en 2015 le soin de définir de nouvelles voies d’action qui seraient communément acceptées au plan international.

Les récents rapports du GIEC montrent que l’objectif de limiter à 2°C la hausse des températures d’ici la fin du 21e siècle ne pourra pas reposer sur le seul effort des pays développés, la contribution des pays émergents représentant désormais une part significative des rejets de GES dans l’atmosphère. Pour la révision de la Convention Climat qui doit être discutée en 2015 à Paris, ce sont de nouvelles bases qui doivent être déterminées : il faut définir un processus qui engage tous les pays, solidairement, vers une réduction de leurs rejets de GES, tout en reconnaissant que les responsabilités et obligations ne peuvent pas être égales entre pays développés et pays pauvres (au nom des principes de justice et de la dette écologique).
Il est intéressant d’observer que ce sont les travaux des scientifiques qui ont interpellé le monde des décideurs, ce qui ne manque pas de poser la question de l’utilisation de la science dans le domaine socio-politique. À l’occasion du 5 ième rapport du GIEC , de nombreuses analyses ont noté les limites de ses rapports successifs : faiblesse de la participation des pays pauvres, besoin de renforcer les apports des sciences sociales et économiques pour imaginer des solutions, mais aussi les difficultés à traduire et transmettre des enseignements des travaux scientifiques vers les acteurs publics ou privés (la confirmation des effets des activités humaines sur les dérèglements climatiques constatés et de l’urgence climatique fait l’objet de nombreux discours mais peine à peser en terme de réorientation effective de nos sociétés face aux contraintes supposées d’autres priorités comme celles à même de nous aider à sortir des crises économiques récentes).
Les processus ODD et climat rencontrent des contraintes voisines complémentaires plutôt que contradictoires : être globalement inclusif (i.e. concerner tous les pays de la planète), respecter des règles communes et différenciées (tenir compte des écarts de développement).

 Quelle hiérarchie des normes ?


Ces négociations internationales se structurent autour de quelques grands principes : comment articuler universalité, subsidiarité et développement économique ? Quelle hiérarchie des normes derrière ces principes qu’on peut rattacher à l’éthique (justice, solidarités, etc.), à l’environnement ou à la connaissance ? On y retrouve les fondements qui avaient nourri les réflexions sur le sens d’un développement durable.
Certains problèmes sont considérés comme de portée mondiale, d’autres comme de portée plus régionales. Beaucoup ont cru, à ce titre, pouvoir différencier les problèmes liées au réchauffement climatique supposés fonder une solidarité obligatoire planétaire et les problèmes de gestion de ressources en eau qui ont vocation à être gérés localement. Il est vrai qu’un gramme de CO2 rejeté dans l’air va rapidement contaminer notre atmosphère générale alors qu’une goutte d’eau reste prisonnière de son bassin versant tant qu’elle n’a pas rejoint la mer ou ne s’est pas évaporée. Cette argumentation reste très artificielle car les mesures à mettre en œuvre pour lutter contre les effets du réchauffement du climat revêtent un caractère local. La Convention Climat, comme la plupart des conventions internationales, fait référence à cet effet à « des responsabilités communes et différenciées » pour mettre en évidence que, compte-tenu de multiples critères d’appréciation, comme ce qu’on appelle la dette écologique (les quantités de GES accumulées depuis la révolution industrielle) et les écarts de développement, les responsabilités des divers pays sont inégales face aux mesures à prendre. Inversement, il est considéré que si la logique de gestion des eaux est bien le bassin versant, de nombreuses obligations internationales ont été définies qui devraient être respectés entre les Etats de manière universelle (convention internationale sur les eaux transfrontalières, droit à l’accès à l’eau potable pour chaque être humain). Ce sont moins des contraintes techniques ou géographiques qui fondent le droit international, mais plus un consensus de valeurs entre les Etats à un moment donné de l’histoire : de ce point de vue c’est plutôt Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (la DUDH) adoptée en 1948 qui devrait être considérée comme le fondement des obligations internationales. Il est dommage de constater que les principes adoptés à la DUDH ont tendance à être oubliés aujourd’hui, même si il est vrai que cette Déclaration mériterait d’être actualisée pour intégrer de grandes évolutions intervenues depuis un demi-siècle liés aux progrès de nos techniques , concernant le droit à l’information ou la maîtrise du vivant.


Parallèlement au problème du choix de l’échelle d’espace pertinent (quelle subsidiarité ?), un autre problème difficile est de concilier des échelles de temps contradictoires. Le changement climatique conduit à réfléchir sur un horizon 2050 et au-delà, soit du long terme, alors que chacun peut voir que l’action de tous les acteurs publics et privés, aujourd’hui, se conçoit sur des horizons à termes de plus en plus courts. Pour la majorité des responsables politiques, le retour à des rythmes de croissance importants est le seul moyen de dégager des moyens pour lutter contre le chômage et conforter les actions sociales ou environnementales. De multiples travaux économiques ont pourtant montré qu’un rythme continu de croissance du PIB à plus de 2 % n’était pas durable sur du long terme dans les pays les plus développés et que confondre croissance du PIB et développement pouvait conduire à de multiples contre-sens (épouser sa femme de ménage réduit le PIB, mais polluer-dépolluer l’accroit !).


Ces réflexions ont conduit à imaginer de nouveaux chemins de développement selon l’importance relative que chacun accorde aux fruits du progrès techniques, du respect de l’environnement ou de l’équité économique et sociale. Le schéma ci-dessous, extrait d’une étude de l’association4D, illustre quelques-unes de ces variantes. Selon les sensibilités, on retrouve des modèles où sont privilégiées des facteurs bien connus : pour les uns la confiance dans le progrès technique, pour d’autres les fruits d’un partage plus juste entre individus, pour d’autres les bienfaits d’une nature préservée, et pour certains, enfin, les vertus de nouveaux modes d’échanges rendus possibles par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.


 Comment l’éthique, l’environnement ou la science influencent-ils ces modèles ?


….anciens et nouveaux impératifs

La morale peut se définir comme un ensemble de règles de conduite qui se considèrent comme bonnes de façon absolue ou découlant d’une certaine conception de la vie. Un examen de la diversité des situations et réactions historiques ou géographiques auxquelles a été confronté l’être humain montre que la notion de morale absolue n’a guère de sens même si cela n’empêche pas les défenseurs des religions de continuer à faire référence à des règles immanentes qui devraient réguler nos modes de vie (chassez le prêtre, le curé revient la soutane entre les dents !).
L’éthique a pris progressivement un sens voisin s’adressant non pas aux individus, mais plutôt à des communautés. Là où la morale se voudrait générale, universelle, applicable en tous lieux et en tous temps, on pourrait dire que l’éthique dépend des circonstances de lieu et de temps. Michel Serres, dans le chapitre sur « Le malpropre ou les malheurs de la propriété » de son livre Pantopie publié en 2014, explique qu’une vingtaine de savants, philosophes et théologiens réunis en 1980 à l’occasion d’un G7 pour proposer les fondements d’une éthique universelle avaient conclu rapidement que cette question n’avait pas de solution….Et effectivement l’histoire des civilisations nous montre combien les valeurs dans lesquelles se reconnaissent les communautés sont contingentes, liées aux contextes historiques ou géographiques. On voit bien que les réponses apportées à des questions de justice ou de solidarité seront très différentes selon que vous appartenez à un pays riche ou pauvre, que vous êtes un inuit du grand nord, un shintoïste du japon, un protestant américain ou un catholique romain... . La mondialisation était supposée rapprocher les visions d’une communauté planétaire en libérant l’information et l’économie et en créant de nouvelles richesses pour ceux qui en étaient dépourvus. Cela a été en partie vrai, mais on ne peut que constater, malheureusement, que les tensions et les foyers de conflits armés ne cessent de se multiplier dans la période récente et que les communautés les plus pauvres sont souvent restées à l’écart de ces modernisations.

Michel Serres propose de contourner cette difficulté par la notion de contrat qui fixe un ensemble de règles que les communautés s’entendent à respecter, et en particulier un « contrat naturel » vis à vis de notre environnement. Face à de nouvelles incertitudes, le contrat permet d’identifier des chemins et des solutions résilientes, i-e techniquement robustes et réversibles, et acceptables par les acteurs locaux (notion d’appropriation), des solutions « gagnant-gagnant » ; le contrat peut, aussi, permettre d’identifier comment éviter ce qu’on appelle les solutions de « mal-adaptation » (comme l’ont été beaucoup de solutions proposées dans le domaine de la production des agro-carburants). Peuvent illustrer cette notion de contrat quelques conventions des Nations Unies qui définissent des obligations communes depuis la dernière guerre mondiale. Un tel droit n’a de sens que s’il est effectif c’est à dire s’il comprend des mesures de contrôle, vérification et sanction : c’est rarement le cas (sauf pour les conventions sur crimes de guerre et l’économie avec les règles de libéralisation des marchés arrêtées au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce).
L’éthique vise des comportements permettant aux hommes de vivre en meilleure harmonie entre eux (justice, respect de l’autre, honnêteté, solidarité, civisme, etc.) plutôt que les relations entre l’homme et la nature. Exploiter, valoriser la nature, en la respectant, ne serait pas une valeur éthique, mais plutôt une condition du bien-être de l’espèce humaine et par là d’une bonne éthique [4] .

Hans Jonas [5] est, un des penseurs, qui a le plus fait progresser la réflexion sur nos responsabilités face aux nouveaux enjeux liés à la place de l’homme face à son environnement. Il montre l’évolution de notre pensée depuis l’impératif catégorique de Kant qui affirmait « agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle » vers ce qu’il appelle un impératif qui serait adapté au nouveau type de l’agir humain et qui pourrait être « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Alors que l’impératif catégorique s’adressait à l’individu, Hans Jonas défend la thèse « d’un nouvel impératif qui devrait être fondé sur une autre cohérence, non celle de l’acte en accord avec lui-même, mais celle de ses effets ultimes en accord avec la survie de l’activité humaine dans l’avenir. » Ce sont ces réflexions qui ont inspiré le Principe de Précaution, adopté dans le Principe 15 de la Déclaration de Rio de 1992 : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Introduit en France par la loi Barnier de 1995, ce principe fait encore l’objet de multiples controverses d’interprétation.

…transparence et démocratie

Un champ important nouveau a été ouvert pour conforter et faciliter un l’élargissement des processus démocratiques. Consacrée au Sommet de Rio en 1992, la participation de la société civile [6] à la décision publique a fait beaucoup de progrès. La volonté de donner aux acteurs de la société civile des moyens d’intervention plus puissants a conduit à la convention d’Aarhus qui définit de nouveaux droits reconnus au plan international en matière d’information et participation du public, un ensemble de règles nouvelles visant à l’émergence de processus de démocratie participative en complément des procédures classiques de la démocratie représentative. Cela a conduit à l’apparition de nouvelles pratiques de participation de la société civile à la décision publique, notamment en Amérique Latine. Une condition de la transparence des décisions est la mise en place de mécanismes de suivi, vérification, et contrôle (les fameux « MRV » [7] de la Convention Climat) : sur ce point, on ne peut que constater que ce qui est déjà difficile au plan national devient une gageure au plan international qui ressemble trop souvent à une véritable tour de Babel. On pourrait penser que les facilités d’accès à l’information, rendues possibles par internet, auraient dû conduire ces dispositifs à prospérer ; plusieurs cas, en France, montrent que malheureusement les processus de conduite des décisions politiques restent ancrés sur des modèles anciens dans lesquels beaucoup de nos concitoyens ne se reconnaissent plus.

….le champ de l’environnement

L’affirmation de règles internationales est une réponse à deux questions : qu’est-ce qui est de caractère universel et quelle est la part de l’homme dans les désordres constatés sur l’environnement ? Ainsi, on a vu que le Sommet de Rio en 1992 a identifié deux préoccupations prioritaires mondiales qui ont fait l’objet de la Convention sur la biodiversité et de la Convention sur le climat. Cela est loin d’épuiser la liste des désordres environnementaux majeurs de notre planète et beaucoup s’étonnent de la relative faible attention accordée à d’autres désordres comme ceux liés à l’eau, l’épuisement des sols ou la dispersion de produits chimiques toxiques néfastes tant pour l’environnement que pour la santé. Ces problèmes ont vocation à trouver des solutions régionales, mais ressortissent aussi à des besoins essentiels que l’on peut considérer comme universels (l’accès à l’eau potable est un besoin humain universel). Au plan mondial, l’Union Européenne est la seule région qui a édicté en ce sens un ensemble de directives environnementales contraignantes. La Commission et la Cour de Justice Européenne ont pour mission de les faire respecter ; mais on peut observer, aujourd’hui, les réticences des Etats à continuer d’accepter ces règles face aux contraintes de la crise économique (cf. réticences du gouvernement français au respect des règles de la directive nitrates à cause de notre incapacité à résoudre les problèmes des pollutions d’origine agricole).
L’évolution majeure en matière d’environnement de la période la plus récente, que certains appellent l’ère de l’anthropocène, c’est à dire la prise de conscience qu’aujourd’hui l’homme est devenu capable de déséquilibrer profondément et durablement les équilibres naturels au risque de remette en cause sa propre survie, n’a pas, pour l’heure, influencé des dispositions que la communauté mondiale serait prête à accepter. Face aux autres contraintes, notamment de la crise économique et du développement, l’anthropocène et la finitude de la planète ne restent, pour l’essentiel, que des éléments du discours apocalyptique.

….les rapports avec la science et la connaissance

Un nouveau volet qui modifie fortement notre approche des problèmes d’environnement est sans doute notre rapport à la science et à la connaissance. Pour la majorité des scientifiques, il n’y en a pas : « La science ne répond qu’aux questions scientifiques. Beaucoup des questions qui se posent à nous ne sont pas des questions scientifiques. Comment vivre ensemble ? Comment fonder l’idée de justice ? Comment penser la liberté ? Au nom de quoi se tenir droit ? Etc. Ce sont des questions qui sont liées aux valeurs, et ces questions-là ne peuvent- pas être résolues par l’invocation de la seule science. Autrement dit ce n’est pas par la science que nous devons décider ce que nous allons faire avec la science. La science, elle ne dit rien, elle ne prescrit rien, elle nous empêche de croire certaines choses, mais elle ne dit pas ce que nous devons faire. » (Etienne Klein, 2013 in Courrier de l’environnement-n° 64-INRA2014). L’exemple du GIEC nous montre que cela n’est pas aussi simple. Dans les rapports successifs du GIEC, on peut noter une évolution importante des enseignements tirés des études synthétisées : au démarrage, il s’agissait essentiellement de travaux scientifiques de connaissance de l’évolution du climat, puis le besoin de comprendre les causes des désordres constatés a conduit les scientifiques à approfondir la connaissance des activités humaines à l’origine de ces désordres. On peut voir qu’ainsi les chapitres Adaptation et Mitigation des rapports ont pris une place de plus en plus importante. Progressivement, cela se traduit par un apport plus important de ce qu’on appelle les sciences « molles » (la sociologie et l’économie) par rapport aux sciences dures. Cela a conduit aussi à des interférences de plus en plus fortes ente le monde des scientifiques et celui des acteurs politiques. Les résumés pour décideurs (les fameux SPM [8] ) qui sont une coproduction de membres du GIEC et représentant des Etats et la principale source d’information retenue par les media ou responsables publics font l’objet à ce titre de multiples critiques. Comme l’a fait observer Alain Touraine, aborder les problèmes d’environnement remet en cause pour partie les fondements théoriques des disciplines sociologiques, car admettre la dépendance des sociétés humaines à l’égard des écosystèmes induirait une possibilité de renouer avec une conception de la société qui remet en cause l’autonomie du social. On a longtemps voulu que les sciences sociales aient leur seule logique interne dans les rapports humains ; les impacts des progrès scientifiques et techniques sur nos sociétés rendent cette approche obsolète. Il est, néanmoins, certain, comme le montre l’expérience du GIEC que de apports scientifiques permettent d’avoir une approche distanciée et raisonnée des chemins possibles dans un monde où on a perdu beaucoup de repères Il y aurait sur ce point beaucoup à gagner à ce que l’écologie scientifique, qui est l’école des liens, de la complexité et du temps long, vienne inspirer les réflexions de la politique, devenue trop souvent l’école de la simplification et de l’immédiateté.

….et en conclusion

La lutte contre les dérèglements climatiques est sûrement un des grands enjeux du 21ème siècle, mais ceci devrait nous conduire, au-delà des difficultés à réduire nos rejets de GES, à aller vers une gestion plus sobre de beaucoup d’autres ressources naturelles comme la qualité de l’air, les sols, l’eau, les forêts, la biodiversité, les océans qui seront les véritables ressources rares de demain. Dans le domaine de la gestion des ressources en eau, il est clair que de multiples désordres, liés au fonctionnement du cycle de l’eau, sont susceptibles demain d’être aggravées comme conséquence de changements climatiques, mais il est tout , aussi clair que de multiples autres désordres sont liés à d’autres pressions des activités humaines, comme par exemple les prélèvements excessifs, les pollutions d’origine agricole, d’autres plus récentes et pernicieuses comme celles liées aux perturbateurs endocriniens. D’autres urgences comme la démographie, la satisfaction des besoins essentiels humains et la préservation des équilibres de notre planète devraient suffire à nous inviter à des comportements plus respectueux des équilibres des milieux naturels. Beaucoup considèrent, ainsi, que le problème majeur actuel, notamment en Afrique est la croissance démographique qui se traduit par une incapacité des Etats à maintenir des services sociaux de base, comme la santé ou l’éducation et par une dégradation généralisée des milieux naturels.

Aujourd’hui, chacun peut voir, que, malgré la montée de ces contraintes environnementales, les préoccupations économiques restent dominantes comme moteur de nos sociétés. A travers le prisme du changement climatique lui-même, une grande majorité des parties à la convention climat ne voit que les difficultés à résoudre les problèmes d’accès et de consommation de l’énergie entre objectifs contradictoire d’atténuation des rejets de GES et exacerbation des concurrences économiques mondiales. Il y a là un vrai danger si, sous couvert du changement climatique, cela revenait à renvoyer à demain de multiples autres problèmes de développement ou d’environnement graves qu’on ne sait pas ou ne veut pas résoudre aujourd’hui.

Comme souvent les forces dominantes nous amènent à confondre l’objectif (la réduction des dérèglements climatiques), la cause (les rejets de gaz à effet de serre) et les moyens (modes de production et de consommation de l’énergie)…. et à oublier que l’écologie nous apprend que ce sont les liens entre éléments du vivant qui fondent les équilibres naturels : un progrès sur un secteur ne vaut, dès lors, que s’il n’entraîne pas de désordres sur d’autres secteurs ( les cas de« mal-adaptation » signalés dans le dernier rapport du GIEC restent hélas très nombreux).
Il nous faut à la fois de l’éthique (les bonnes références d’une humanité, justice, respect du prochain, etc.) du respect de l’environnement (le contrat naturel de Michel Serres) et un peu de science (l’écologie, au sens originel de ce mot).

Pour sortir des visions tournées vers un passé qui ne reviendra plus, il faudrait sans doute comme l’a écrit Dominique Méda « Dénouer les liens idéologiques entre croissance, progrès, environnement et démocratie ».

La psychologie sociale classique prétend que la conformité est le seul mode d’influence exprimant le désir de l’individu de s’intégrer au groupe : de ce point de vue la doxa dominante explique qu’on se préoccupe plus aujourd’hui du devenir de notre pétrole que de nos ressources aquatiques ou de la biodiversité, parce que les enjeux économiques sont centrés aujourd’hui principalement sur l’énergie, et accessoirement sur les ressources naturelles

La fin de l’année 2015 est importante puisque les conclusions des débats au sein des Nations-Unies à l’occasion des ODD et de la Conférence Climat de Paris éclaireront le chemin des prochaines décennies. C’est l’innovation plus que le conformisme qui pourrait y faire progresser nos sociétés. Un peu plus d’éthique et de sciences ne feraient pas de mal.

Jean-Luc Redaud

Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1Il existe une série d’autres conventions internationales majeures en termes d’environnement (Protocole de Montréal, Convention de Stockholm sur les Polluants Organiques Persistant (POP), convention désertification, la Convention sur les espèces protégées (CITES), convention sur les eaux transfrontalières, ...) qui mériteraient une analyse des conditions de leur élaboration et de leur réussite.

[2« Conférence des parties »

[3Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. IPCC en anglais (Intergovernmental panel on climate change)

[4Certains mouvements illustrés par les groupes de la « deep-ecology » dans les années 90s aux USA, mais toujours actifs aujourd’hui, continuent à refuser le progrès technique au nom d’une vision sacralisée de la nature.

[5Cf « la transformation de l’agir de l’être humain » in Le principe de responsabilité.

[6Au sens « onusien », i.e. acteurs privés, ONGs, collectivités locales, femmes, jeunes, etc.

[7« Mesuring, reporting and verification ».

[8« Summaries for policymakers »

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 Bibliographie

Sources utilisées
* Hans Jonas : Le principe de responsabilité – Ed : Flammarion-Champs essais
* Michel Serres : Pantopie : de hermès à petite poucette - Ed : Le Pommier 2014
* Michael Foessel : Après la fin du monde : Critique de la raison apocalyptique –Ed du Seuil 2013
* Fabrice Flipo : Pour une philosophie politique écologique – Ed:Textuel 2014
* Bayon/Flipo/Schneider : La décroissance, 10 questions pour comprendre -Ed : La Découverte 2010
* Dominique Méda : La mystique de la croissance - Ed : Flammarion 2013

 Lire dans l’encyclopédie

dans l’Encyclopédie

* Marc Darras, Droits humains et développement durable, juin 2007, trois articles

* Fabrice Flipo, La nature, N° (81) , Janvier 2009.
* Marie Chéron, Catherine Lapierre et Vaia Tuuhia, 1-La Civilisation verte : vision prospective d’un futur réussi, N° (199) , Septembre 2013
* Marie Chéron, Catherine Lapierre et Vaia Tuuhia, 2-La Biocivilisation : vision prospective d’un futur réussi, N° (200) , Septembre 2013.
* Marie Chéron, Catherine Lapierre et Vaia Tuuhia, 3-La Civilisation connectée : vision prospective d’un futur réussi, N° (201) , Septembre 2013.

 Lire sur Internet

 Association 4D : Visions pour un développement durable en 2050 in www.association4d.org

 Onerc (Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique) : Annuaire 2015 convention climat in www.onerc.gouv.fr

 PFE (Partenariat Français pour l’Eau) : Enseignement 5 ème rapport GIEC pour le monde de l’eau in www.partenariat-francais-eau.fr

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