Les pêcheurs meilleurs garants des ressources halieutiques.
Elinor Ostrom contre Maria Damanaki
Résumé
Depuis longtemps, avec le Collectif Pêche & Développement, nous sommes persuadés que la crise de la pêche ne peut être résolue qu’en traitant non des poissons mais des pêcheurs. Plus qu’une crise de la ressource en soi, il s’agit d’une crise liée à la gouvernance des pêches et au partage de ces ressources communes. C’est donc en traitant ce problème complexe qu’on peut trouver des solutions pour sauver à la fois les poissons, les pêcheurs et les écosystèmes. L’autre principe fondamental pour une approche de la gestion des pêches est de considérer qu’il s’agit d’une activité de cueillette et non d’une activité de production, ce qui remet en cause les approches de type industriel ou par la consommation. Ce n’est pas à la pêche de s’adapter à la consommation, mais au consommateur de s’adapter à la réalité évolutive et complexe de la pêche.
Auteur·e
Secrétaire du Collectif « Pêche & Développement »
Président du Festival de films « pêcheurs du monde »
Pour une approche politique de la durabilité
L’un des pionniers du développement durable, le scientifique et écologiste indien Anil Agarwal, décrivait dans le second numéro de Down to Earth, magazine qu’il a créé à l’occasion du sommet de la Terre de Rio en juin 1992, sa vision de la durabilité.
…Au-delà de ces pieuses définitions, il est important de comprendre le contenu politique du développement durable. La durabilité ne peut jamais être absolue. Une société qui tire rapidement la leçon de ses erreurs et qui change de comportement sera sûrement plus durable qu’une autre société qui mettra plus de temps à le faire. Le fait de tirer la leçon de ses erreurs est crucial dans le processus de développement durable, car aucune société ne peut se targuer d’être si au fait qu’elle saura toujours gérer et utiliser ses ressources d’une manière parfaitement saine et écologique… Le développement durable est l’aboutissement d’un ordre politique dans lequel une société est structurée de telle sorte qu’elle tire la leçon de ses erreurs sur la façon dont elle utilise ses ressources naturelles et rectifie rapidement ses rapports hommes-nature en accord avec la connaissance qu’elle a acquise… Il est évident qu’une telle société sera celle où la prise de décision sera d’abord la prérogative de ceux qui seront directement touchés par les conséquences de ces décisions. Si les décisions sont prises par une bureaucratie nationale éloignée ou par une société multinationale d’utiliser une ressource donnée et qu’une communauté locale vivant près de cette ressource souffre de ce processus, il y a peu de chances que les décideurs reviennent rapidement sur leurs décisions. Mais si la ressource est surexploitée ou mal exploitée par une communauté locale qui en dépend pour sa survie et ne peut facilement se déplacer dans un autre environnement, le déclin de productivité de la ressource obligerait la communauté à modifier ses pratiques.
La durabilité ne dépend donc pas de concepts fumeux comme l’avenir des générations futures, mais plutôt de choix politiques de fond comme d’abord les modèles de contrôle des ressources et ensuite les niveaux de démocratie au sein des instances de décision. La durabilité exige la création d’un ordre politique dans lequel, premièrement, le contrôle des ressources naturelles dépend, dans toute la mesure du possible, des communautés qui en dépendent et, deuxièmement, la prise de décision au sein de la communauté est aussi participative, ouverte et démocratique que possible [1].
Le projet de réforme de l’Union Européenne
Quel Rendement Maximum Durable ?
Si l’on applique cette conception à la réforme de la Politique Commune de la Pêche proposée par Maria Damanaki, la commissaire en charge de la DG MARE, on voit qu’on est loin d’une telle approche de la durabilité. Cette vision d’Anil Agarwal, basée sur l’analyse de la gestion des communs par les communautés indiennes, est confortée par l’étude de la « gouvernance des biens communs » développée par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009 [2] , qui s’appuie notamment sur des études de cas de gestion de pêcheries par des communautés de pêcheurs. Au contraire, Maria Damanaki s’engage dans l’approfondissement de la privatisation et de la libéralisation de la pêche ainsi que sur une politique fondée sur le renforcement d’une approche dite « scientifique » de la durabilité définie comme un absolu à atteindre et respecter quel qu’en soit le coût social : le RMD, rendement maximum durable . Qui ne souscrirait pas à un tel objectif ? Encore faut-il savoir de quoi il s’agit, quand et comment l’atteindre. Fixer comme date butoir 2015 pour atteindre le RMD est tout simplement absurde [3] . Il faut parfois des décennies pour restaurer des stocks surexploités. On peut aussi s’interroger sur la pertinence d’un RMD défini par stock ou espèce. Il existe une variabilité naturelle extrême de nombreux stocks, des interactions complexes entre les diverses espèces d’un écosystème. Par exemple, quel est le RMD d’une pêcherie de harengs au large de Terre Neuve sachant que cette espèce a proliféré depuis l’effondrement de la morue et que la reconstitution du stock de morue est ralentie par la prédation des harengs sur les alevins de morue ? De plus, les phoques hyperprotégés ont également proliféré au point d’atteindre près de 10 millions d’individus qui consomment des quantités considérables de morues et autres poissons (12 millions de tonnes selon des estimations). La prédation des cétacés est largement supérieure à la pêche, mais la totalité de la responsabilité de l’état des ressources est toujours mise sur le compte des pêcheurs. Quel sens a un RMD dans un contexte de pollution côtière généralisée d’origine tellurique qui modifie les milieux au point de les mener jusqu’à l’anoxie, i e, l’absence totale de vie ? Si la pêche et les pêcheurs ont leur part de responsabilités dans l’état des ressources, il y a bien d’autres facteurs qui influent sur la mortalité des poissons comme la pollution, les changements climatiques et les erreurs de gestion des scientifiques et gestionnaires des pêches.
Quotas et privatisation
Pour Maria Damanaki, il s’agit d’atteindre ce mythique RMD à marche forcée, en s’appuyant principalement sur une gestion par des TAC (Totaux Admissibles de Captures) et quotas transférables, déterminés par des scientifiques. L’approche de la gestion par les quotas est loin d’être la seule possible [4] et elle ne garantit pas plus que d’autres une saine gestion. Elle peut s’avérer judicieuse sur des stocks bien spécifiques, bien connus et suivis, qui sont l’objet d’une pêche bien ciblée. Par contre, pour des pêcheries multispécifiques, elle n’est pas la plus adaptée et la gestion par le contrôle de l’effort de pêche et des mesures diverses évolutives permettent une plus grande souplesse. Certains scientifiques considèrent d’ailleurs que la gestion par les quotas est une gestion de poissons virtuels qui mène quasi inévitablement à la privatisation et un accroissement des coûts de capture favorisant la surpêche. L’exemple de la gestion de la morue par des quotas en Islande, puis leur privatisation, semble leur donner raison. 40 ans de gestion dite scientifique de la morue ont abouti au déclin inexorable de cette pêche, de 400 000 t par an en moyenne à moins de 150 000 t en 2010. Paradoxalement la pêche et les stocks se portaient mieux en l’absence de gestion ! Progressivement la gestion par quotas et la privatisation renforcent le pouvoir de la finance sur la pêche, le capital se concentre, le nombre de bateaux se réduit, le coût d’entrée dans la pêche augmente. Avec des quotas plus chers, il faut intensifier la pêche. Selon des chercheurs norvégiens et canadiens qui ont observé l’évolution de la pêche dans leur pays : « L’analyse virtuelle des populations, produit de la science halieutique, l’a transformée en un objet gérable à travers des quotas. Il en résulte l’affirmation de logiques financières qui réduisent la durabilité du système, qui visait pourtant à créer une pêche durable » « L’action de l’ensemble des acteurs se trouve orientée dans une certaine direction vers laquelle les entreprises sont plus des producteurs de valeur ajoutée que des producteurs de poissons, de travail et de bénéfices sociaux » [5].
Les Quotas Individuels Transférables : un impact social déstructurant.
L’impact social de cette politique est très négatif, en effet, pour payer les investissements, il faut abaisser le coût du travail, d’où le recours généralisé aux immigrés sous-payés (au Canada, en Islande, en Nouvelle-Zélande, etc). L’objectif des QIT n’est pas d’abord la gestion de la ressource mais la recherche du maximum de rentabilité. L’OCDE considère d’ailleurs que cet objectif de rentabilité maximale induit naturellement la recherche d’une réduction des TAC, puisque selon elle, les détenteurs de quotas ont intérêt à les valoriser au maximum, dans une logique purement spéculative ; plus les captures autorisées sont limitées, plus le coût des quotas augmente [6] . On peut tout aussi bien chercher à préserver le maximum d’emplois en préservant la ressource et en privilégiant les pêches artisanales dans leur diversité. Des sociologues, comme le Néerlandais Rob van Ginkel ont montré que des artisans ont beaucoup plus de capacités de résilience que des entreprises de type industriel car, au-delà de l’argent pour vivre, leur activité est un mode de vie auquel ils s’accrochent avec fierté [7]. Au lieu de cela, la privatisation des droits de pêche aboutit au démantèlement de toutes les structures et institutions mises en place progressivement par les pêcheurs pour assurer le fonctionnement de leur activité et sa pérennité. Avec les QIT, plus besoin d’Organisation de Producteurs, de comités locaux, il ne reste plus que des entreprises propriétaires de quotas, dirigées par des financiers et suivies par des scientifiques qui déterminent les TAC. Un modèle industriel qui n’est pas adapté à une activité de cueillette soumise à des aléas naturels et qui doit donc s’adapter en permanence, et à des échelles très diverses, comme le montrent les dernières recherches des biologistes [8]. La diversité des ressources et des écosystèmes implique une diversité dans l’organisation de la pêche elle-même, dont témoigne toute l’histoire et la culture des communautés de pêcheurs. Quand une ONG comme NAMA aux Etats-Unis entreprend une enquête approfondie auprès des pêcheurs et des communautés du Maine sur leur vision de la pêche démersale (poissons de fond comme la morue, l’églefin, le flétan etc), le premier aspect qui est souligné est la nécessité de préserver la diversité des bateaux et des engins de pêche pour garantir l’avenir [9].
Surpêche
La réforme proposée par Maria Damanaki est fondée sur une conviction, la crise la pêche européenne est liée principalement à la surpêche. En conséquence l’objectif avoué de la réforme est d’éliminer entre les deux tiers et la moitié des pêcheurs et des bateaux pour atteindre rapidement le mythique RMD. La mise en place des QIT, associée à une restriction sévère des TAC permet d’y arriver à moindre coût. La vente ou la location de leurs quotas par les plus faibles (les artisans ne disposant que d’un seul bateau) aux groupes plus puissants permettra au secteur de financer l’élimination des pêcheurs sans financement public. L’attribution gratuite des quotas rentabilisera l’opération pour les groupes avec la perspective d’une bonne rente future. Nul ne peut nier qu’il y ait eu un surinvestissement dans la pêche avec des subventions massives en particulier après la mise en place des Zones Economiques Exclusives dans les années 70-80. Cette politique s’est poursuivie en France jusqu’au début des années 2000 dans certains secteurs (thoniers senneurs, chalutiers de grands fonds), mais depuis les années 90, le nombre de bateaux s’est effondré, des ports se sont vidés, certains ont même disparu. A Lorient, il y avait en 1972 plus de 500 bateaux dont beaucoup de chalutiers industriels et semi-industriels de plus de 30 mètres. Il en reste aujourd’hui une centaine, majoritairement des artisans de moins de 20 m, non-chalutiers pour la plupart. Même en considérant leurs capacités de captures améliorées, on peut considérer que le problème n’est plus le surinvestissement, surtout si on projette dans l’avenir, vu l’âge des bateaux et des patrons, mais sans doute un sous-investissement qui ne permet plus l’adaptation aux nouvelles exigences de la pêche. Il peut exister des secteurs en surinvestissement en Europe, il est difficile d’ajuster en permanence les capacités aux stocks fluctuants (anchois), mais on constate une tendance à l’amélioration des ressources dans plusieurs zones de pêche et pour plusieurs stocks, signe que l’état généralisé de surpêche est aujourd’hui dépassé. Des adaptations de l’effort de pêche (repos biologiques par zones par ex) devraient permettre de poursuivre les améliorations. L’urgence semble plutôt de préserver les capacités existantes en capital et en hommes pour permettre la survie de l’activité. Aux Etats-Unis, les scientifiques reconnaissent que la surpêche n’existe pratiquement plus mais on continue, au nom de la « préservation », à imposer des mesures tellement drastiques que les débarquements sont parfois largement en dessous des possibilités, au point que certains considèrent que les Etats-Unis sont plutôt en situation de sous-pêche. Dans le même temps, les pêcheurs ont disparu des quais, remplacés par de gros armements, des résidences secondaires et des pêcheurs plaisanciers. Les rayons de supermarchés sont envahis de poissons et crevettes d’importation tandis que les derniers pêcheurs peinent à vendre leurs produits à un prix décent. Le poids des pêcheurs amateurs aux Etats-Unis, au Canada, en Irlande, en Grande-Bretagne, est tel qu’ils exercent des pressions pour se réserver certaines pêches et au besoin acheter les quotas supplémentaires. Le souci de préservation poussé à l’extrême avec la généralisation des réserves intégrales contribue à accélérer l’élimination des pêcheurs artisans au Nord comme au Sud. La fin de la surpêche est une victoire à la Pyrrhus. Est-ce cela que l’on veut aussi en Europe ?
Les impasses des propositions de réforme de Maria Damanaki.
L’orientation profondément libérale de la réforme projetée entraîne diverses lacunes dans les propositions. Jamais ne sont évoquées les questions sociales ou les problèmes liés à la libéralisation des marchés.
La réforme fait totalement l’impasse sur les divers aspects de la question sociale dans les pêches. Il y a d’abord un parti pris en faveur d’une diminution du nombre des pêcheurs, objectif partagé avec de nombreuses ONG environnementalistes (en Suède, considérée comme un modèle par nombre d’écologistes, le nombre de pêcheurs a été brutalement divisé par 3, sur leur pression). Un tel choix est affiché alors qu’il y a des inquiétudes dans tous les pays sur le renouvellement des pêcheurs. Il entraîne nécessairement le choix de favoriser l’immigration de pêcheurs du Sud pour fournir la main-d’œuvre des bateaux industriels : un processus déjà largement engagé dans plusieurs pays (Ecosse, Espagne) y compris avec des migrants clandestins. Aucune réflexion dans la réforme sur ce sujet alors qu’il y a des conséquences humaines et économiques majeures. Ce phénomène contribue à déstabiliser des marchés au bénéfice des armements qui utilisent cette main d’œuvre bon marché, souvent surexploitée.
Les femmes de pêcheurs se sont organisées pour faire entendre leur voix mais leur statut est loin d’être reconnu partout, et la réforme est muette sur cette question. La seule proposition présentant un aspect social concerne la petite pêche qui pourrait échapper aux QIT, mais aucune garantie claire pour préserver et développer ce secteur. La protection de la petite pêche nécessite de maîtriser la pression sur les zones côtières liée aux activités des pêcheurs eux-mêmes mais aussi du fait de la croissance de la pêche non professionnelle. Une vision étroite de la petite pêche (moins de 12 m et arts dormants), la seule à caractère artisanal selon Mme Damanaki, aboutit à livrer l’essentiel de l’activité au-delà des 12 milles à des armements considérés comme industriels, alors que depuis des siècles, des artisans exploitent l’ensemble de la ZEE. Nier le caractère artisanal de pêcheries côtières et hauturières est une remise en cause de la culture traditionnelle des communautés.
La seconde impasse majeure porte sur la libéralisation des marchés. Cette situation satisfait certainement les entreprises importatrices de produits de la mer qui contrôlent un secteur industriel dynamique et rentable. Mais comment peut-on mettre en place des mesures de gestion des ressources sans considérer la question des marchés ? Il existe de nombreux cas où les ressources sont abondantes et bien gérées mais les produits peinent à trouver leurs marchés à des prix satisfaisants du fait des concurrences internes à l’U E ou de la concurrence des importations venant des pays tiers. Merlus, langoustines, coquillles Saint Jacques, anchois, ce sont des ressources importantes qui connaissent régulièrement des problèmes de commercialisation. L’arrivée massive de crevettes ou de pangas peut déstabiliser les marchés du poisson frais dans plusieurs pays. Au nom de la libéralisation, aucune mesure de sauvegarde n’est prévue pour protéger les productions locales. Il est difficile de mobiliser les pêcheurs pour mettre en place des mesures de gestion contraignantes s’il n’y a aucun avantage économique ou pire, si la bonne gestion du stock mène à un effondrement des prix. Les écolabels ne garantissent en rien des prix rémunérateurs. Il faut donc sortir d’une vision de la crise limitée à la ressource pour intégrer les diverses dimensions d’une crise complexe.
Une alternative, la gestion par les pêcheurs.
Pour Elinor Ostrom, les biens communs peuvent être en gestion commune.
A l’opposé de l’approche libérale de Maria Damanaki et de tous les partisans de « la tragédie des communs », Elinor Ostrom, première femme « prix Nobel d’économie 2009 » propose de renforcer l’auto-organisation des communautés de pêcheurs. Cette auto-organisation est pour elle la meilleure solution pour gérer des ressources dans un environnement complexe et incertain. Elle ne prétend pas que cette approche puisse s‘appliquer partout ni qu’elle garantisse le succès, mais elle a synthétisé les résultats de ses recherches en définissant sept principes pour des institutions solides pour la gestion de ressources communes, plus un huitième pour les cas les plus complexes. L’intérêt de cette approche est confirmé par diverses études sur la gestion communautaire des pêcheries. Evelyn Pinkerton et Martin Weinstein ont publié en 1995, une étude sur des exemples de bonne gestion par des communautés [10] . Plus récemment, la revue Nature a publié les résultats d’une enquête portant sur 130 pêcheries dans 44 pays [11] . Celle-ci montre que, dans 65% des cas, la gestion communautaire est efficace et très efficace dans 40% des cas étudiés. Ces études portent sur tous les types de pêcheries. L’un des co-auteurs, Ray Hilborn avait auparavant montré dans une autre étude de 2009 que le processus d’amélioration de la gestion des pêcheries et des pratiques de pêche était engagé un peu partout dans le monde. Toutes ces enquêtes récentes contredisent le catastrophisme diffusé par de nombreux scientifiques et ONG qui s’appuient sur des exemples localisés, ou des situations dépassées, pour faire passer leurs objectifs et leurs idées sur l’incapacité des pêcheurs à être des gestionnaires des ressources. Ainsi Philippe Cury, chercheur de l’IRD, considère qu’« afin d’éviter que la ressource soit détruite, la propriété commune doit être privatisée ou bien l’aménagement doit être pris en charge par l’Etat » [12] .
Les principes pour des institutions de gestion de ressources communes.
Les huit principes élaborés par Elinor Ostrom sont les suivants : [13]
- Les individus ou ménages possédant des droits, ainsi que les limites de la ressource commune, doivent être clairement définis.
- Les règles qui restreignent, en termes de temps, d’espace, de technologie et/ou de quantité, l’appropriation des ressources, sont liées aux conditions locales et aux obligations en termes de main-d’œuvre, de matériel et d’argent.
- La plupart des individus concernés par les règles opérationnelles peuvent participer à leurs modifications.
- Les surveillants rendent compte aux appropriateurs ou sont les appropriateurs eux-mêmes.
- Les appropriateurs qui transgressent les règles s’exposent à des sanctions graduelles.
- Les appropriateurs disposent d’un accès rapide à des arènes locales bon marché pour résoudre les conflits.
- Les droits des appropriateurs d’élaborer leurs propres institutions ne sont pas remis en cause par des autorités gouvernementales externes.
- Pour les ressources communes appartenant à des systèmes plus grands et plus complexes, les activités d’appropriation, de surveillance, d’application des règles, de résolution des conflits et de gouvernance sont organisées par de multiples niveaux d’entreprises imbriquées.
On peut aisément reconnaître dans ces principes, le fonctionnement de systèmes de gestion en application en France, comme les prud’homies méditerranéennes, la pêcherie de Coquille St Jacques en baie de Saint Brieuc, etc. Des systèmes plus récents s’en approchent comme la gestion de l’anchois dans le Golfe de Gascogne par le Comité Consultatif Régional-SO ou la gestion de la langoustine dans le même Golfe. Ils montrent qu’on peut mettre en place ces systèmes dans les périodes de crises, pour tous types de pêcheries, même dans un contexte très conflictuel. Pour l’anchois, l’effondrement du stock a entraîné une fermeture de la pêche pendant 5 ans, deux facteurs combinés, surpêche et changements environnementaux, ont contribué à cet effondrement. Les pêcheurs espagnols et français ont débattu au sein du CCR-SO, l’instance consultative mise en place par l’Union Européenne, des conditions du partage de la ressource lors de la réouverture de la pêche. A la fin des années 1960, face aux premiers signes d’épuisement des ressources dans le Golfe de Gascogne, des pêcheurs de langoustines, avec le soutien de scientifiques, avaient déjà proposé des mesures comme un cantonnement. Faute de cohésion et de consensus suffisant, le projet a été abandonné et les pêcheurs soumis à des décisions contraintes extérieures, sans aucune participation de leur part. Il y eut pourtant un sursaut, dans un contexte de crise grave, à la fin des années 1990, lorsqu’ils ont proposé de s’engager dans des démarches de sélectivité. Leurs propositions ont été validées par des scientifiques, des ONG et l’Union Européenne. Les contextes de crise sont favorables à l’émergence de solutions initiées par les pêcheurs, mais il faut des catalyseurs et des facilitateurs. Les démarches ne sont pas toujours couronnées de succès, cependant si la dynamique collective est préservée et soutenue, de nouvelles solutions peuvent émerger, mais ces processus sont lents, souvent chaotiques et exigent du temps et une forte mobilisation. On est loin du RMD qu’il faut atteindre en 3 ans. Il faut aussi rappeler que ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui ont soutenu le projet de Parc Marin d’Iroise et que le processus dure depuis près de 20 ans. En Méditerranée, les pêcheurs des prud’homies ont mis en place des réserves intégrales, mais ils ne sont pas entendus lorsque le Ministère de l’Environnement leur impose une immense réserve côtière qui leur retire des zones de pêche indispensables à leur activité.
En France, en Europe et dans le monde, il existe ainsi une multitude d’exemples de bonnes pratiques, des changements positifs initiés par les communautés de pêcheurs elles-mêmes. C’est en s’appuyant sur ces initiatives, en reconnaissant leurs capacités d’analyses des situations, qu’on peut espérer construire une pêche durable. C’est aussi aux consommateurs d’appuyer ces démarches autrement qu’en se soumettant à des catalogues ou des oukases d’ONG qui s’appuient d’abord sur des groupes de distribution. Quelle crédibilité accorder au groupe Walmart pour garantir une pêche durable ? Que signifie l’engagement d’un groupe de distribution de ne pas vendre de thon rouge, alors qu’il n’en a jamais vendu ? Ce n’est que de la communication. Et comment informer le consommateur des changements rapides sur certaines ressources quand des ONG ont intérêt à continuer à crier à la catastrophe alors que la réalité a changé ? Selon les pêcheurs côtiers de Méditerranée, le thon rouge abonde à nouveau, et les pêcheurs du Golfe de Gascogne savent que le thon rouge se reproduit dans le Golfe de Gascogne, mais personne ne veut le reconnaître ! Il faut réapprendre à écouter les pêcheurs. Ils peuvent être lucides sur leurs erreurs et il faut reconnaître leur capacité à ajuster leurs pratiques. L’histoire des pêches est ponctuée de crises à répétition auxquelles les pêcheurs ont su trouver des réponses. Aujourd’hui, avec les outils technologiques puissants les erreurs se traduisent plus rapidement par des catastrophes, mais il reste des possibilités de réagir tant que les pollutions n’ont pas détruit les capacités de production de plancton, même si l’écosystème reconstruit n’est pas exactement le même que par le passé. La mer, comme la terre, est un territoire exploité et transformé par l’activité humaine. Il n’y a pas de réponse simple, toute prête, universelle ou absolue dans la durée.
Elinor Ostrom et Anil Agarwal, dans deux mondes différents, en s‘appuyant sur des exemples de gestion de ressources communes variées sont parvenus aux mêmes conclusions qui contredisent totalement les propositions de Maria Damanaki.
Août 2011 -
revu en mars 2012
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Down To Earth, 15 juin 1992.
[2] Elinor OSTROM, Gouvernance des biens communs, éd De Boeck, Bruxelles, 2010, 300 p.
[3] Le RMD peut être défini comme la plus grande quantité de biomasse que l’on peut en moyenne extraire continûment d’un stock halieutique dans les conditions environnementales existantes, sans affecter le processus de renouvellement du stock.
[4] Il existe deux grands types d’approche de gestion des pêches, la gestion par les captures (TAC et Quotas, limitation des tailles, etc) et la gestion par l’effort de pêche (Temps de pêche, types d’engins, puissance et taille des bateaux, interdiction de zones, etc). Concrètement, les deux types de mesures sont souvent mêlées, mais de nombreux scientifiques remettent aujourd’hui en cause l’approche par les quotas car le ciblage d’une espèce ou d’une classe d’âge déséquilibre profondément l’écosystème. Contrairement à ce qu’on imagine, il n’est pas toujours judicieux de cibler les poissons les plus âgés. L’excès de sélectivité peut être contreproductif ! Pour les deux approches, on peut privilégier la gestion par le marché ou une approche administrée.
[5] J. P JOHNSEN, P. HOLM, P.R SINCLAIR, D BAVINGTON, Le poisson-cyborg, ou comment gérer l’ingérable , in Regards sur la planète 2011, éd Armand Colin, Paris, 2011, p 209-218
[6] Le rapport s’intitule « Ensuring a sustainable and efficient fishery in Iceland » et a été rédigé par Gunnar Haraldson et David Carrey, deux chercheurs de l’OCDE.
[7] R. van GINKEL, Braving Troubled Waters , Amsterdam University Press, Amsterdam, 2009, 340p.
[8] R. STENECK, J. WILSON, A fisheries play in an ecosystem theater : Challenges of managing ecological and social drivers of marine fisheries at multiple spatial scales , Bulletin of Marine Science, 86(2) : 387-411, 2010.
[9] NAMA, Fleet vision project, The Northeast Region’s future of the groundfish fleet , Décem- bre 2005
[10] Evelyn PINKERTON, Martin WEINSTEIN, Fisheries That Work , éd The David Suzuki Foundation, Vancouver, 1995, 215p
[11] Nicolas GUTIEREZ, Omar DEFEO, Ray HILBORN, Co-management holds promise of sustainable fisheries worldwide , Nature, janvier 2011.
[12] in Philippe CURY, Yves MISEREY, Une mer sans poissons, éd Calmann-Lévy, Paris, 2008, 250p.(p168).
[13] op cit : Elinor OSTROM, p 114.
dans l’enyclopédie :
- Thoyer, Sophie : La montée en puissance de la notion de bien public mondial, N° (135) , Janvier 2011.
- info document (PDF – 440.6 kio)