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n°247 - mars 2018
Les perturbateurs endocriniens, kézaco ?
Mots clés associés : vie quotidienne | innovation, sciences et techniques | nature, milieux, ressources, biodiversité | risques, santé, précaution | agriculture, alimentation | conventions internationales | eau potable | micropolluants | perturbateur endocrinien | pesticides | pollutions | santé
Résumé

Les perturbateurs endocriniens ont fait l’objet d’articles nombreux qui ont généré une méfiance et une inquiétude du public vis-à-vis de produits mal connus et pourtant présents dans beaucoup d’éléments de notre vie quotidienne ; la manière de traiter ces problèmes a illustré de fortes divergences entre les Etats au sein de l’Union Européenne. Le présent article vise à mieux faire comprendre les éléments de ce débat en partant de la connaissance de notre système endocrinien, des produits susceptibles d’en perturber le bon fonctionnement, de l’état des connaissances sur la présence et nocivité de ces matières actives pour l’environnement et la santé et enfin des règlementations actuelles et moyens de prévention individuelle. Ces controverses illustrent aussi les difficultés à trouver des voies d’accord entre de grands groupes industriels disposant de moyens d’expertise et de lobbying puissants et des Etats qui n’ont pas su créer les moyens d’une contre-expertise indépendante à la hauteur des enjeux.
L’auteur fait en conclusion quelques propositions susceptibles d’améliorer la situation.

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Auteurs
Duchemin, Jean

Ingénieur chimiste (ENSCP–Paris) et ingénieur sanitaire (ENSP-Rennes), Ila été successivement en poste comme ingénieur sanitaire en DDASS pour le Ministère de la santé, puis expert eau & santé à la DG Environnement de la Commission européenne et enfin à l’Agence de l’eau Seine-Normandie.
Ces fonctions l’ont conduit à rédiger ou à coordonner plusieurs guides sur les relations eau-santé (micro-algues toxiques, guide pratique micropolluants, guide « profils » de vulnérabilité baignades et zones conchylicoles).
Il est membre de l’Académie de l’Eau.

Texte

 A. Perturbation endocrinienne, un problème vraiment nouveau ?

Certes non ! Dès les années 1850, on avait remarqué un excès de goitre (gonflement de la thyroïde) accompagné de crétinisme dans les populations de montagne et autres régions à sol pauvre en iode.

Cela fait un demi-siècle qu’on a remarqué, par exemple avec le DDT et autres pesticides organochlorés, très persistants et bioconcentrables, que les alligators de lacs pollués avaient des organes sexuels anormaux (lac Apopka aux USA…), que les oiseaux de proie dans les zones agricoles intensives traitées avaient des œufs aux coquilles amincies d’un tiers, qui cassaient à la ponte (cf. travaux et livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux, en 1962), que les vautours indiens à qui on laissait les cadavres de bétail mais aussi humains dans des tours sacrées (Parsis) étaient empoisonnés par ces produits et des médicaments (comme le diclofénac). Il a néanmoins fallu attendre 20 ans chez nous entre ces constats et l’interdiction du DDT, sous la pression des lobbies de fabricants et usagers agricoles pour retarder ces interdictions ; entre temps nos buses, éperviers et faucons auraient bien pu disparaitre !

*

Egalement à la fin des années 70, on constate l’impact du TBT qui masculinise les femelles de nucelles (coquillage proche du bigorneau).

Chez l’homme, on constatera l’impact terrible des défoliants américains au Vietnam (« agent orange » avec impuretés de type dioxines), 80 000 T épandues sur cultures et forêts du pays entre 1961 et 1971, plus d’un million d’habitants impactés, sur 3 générations : cécité, diabète, malformations congénitales… 40 000 vétérans GI exposés ont été indemnisés par Monsanto et Dow Chemical en 1984, mais les USA n’ont toujours pas reconnu les torts causés aux habitants eux-mêmes (y compris au Laos et Cambodge voisins)..

Graves également, chez les enfants de mères exposées avant et pendant la grossesse, les troubles psychologiques et psychiatriques induits : violence, obsessions, schizophrénie, bipolarité, suicide : sur une cohorte d’un millier d’enfants exposés via leur mère, 66 % avaient fait une tentative de suicide et 33 l’avaient réussi, pour aucun chez les 180 enfants non exposés pris en groupe témoin. cf. M.O. Soyer. CNRS Univ. Paris VI.

Tous ces exemples auraient pu conduire, il y a 20 ou 30 ans, à une réflexion plus générale et des études concertées, tant épidémiologiques qu’expérimentales, sur ces perturbations hormonales et les substances concernées, ce ne fut hélas pas le cas.

Le poids des lobbies de l’industrie chimique, dont certaines grosses sociétés ont gardé pour elles pendant 20 ou 25 ans les effets de leurs produits découverts dans leurs laboratoires, n’y est sans doute pas pour rien, de même qu’il ne favorise pas actuellement l’émergence au niveau européen de critères objectifs et complets pour définir les perturbations endocriniennes et prendre, pour les substances existantes et à venir, les mesures d’évaluation, prévention et précaution qui s’imposent, pour protéger l’homme comme la faune sauvage (cf point G).

 B. Mais tout d’abord, qu’ est-ce que le système endocrinien ?

C’est un bel ensemble de glandes, réparties entre le cerveau et diverses parties du corps et connectées entre elles, qu’on pourrait comparer à un orchestre de chambre chargé, grâce à sa musique (ici les messages hormonaux) de faire danser les différents organes et tissus du corps :

*

Des danseurs se joignent aux musiciens en diffusant leurs propres hormones en diverses occasions : les reins (pression sanguine et globules rouges), le foie, l’estomac, les intestins, le cœur et certains muscles. L’intestin possède ainsi des récepteurs aux œstrogènes, dont les perturbateurs endocriniens qui les miment peuvent être cofacteurs de la maladie de Crohn ou de rectocolite hémorragique.

Tout cela fait donc un concert subtil et complexe, l’« homéostasie endocrinienne », et une danse savante où les musiciens se régulent mutuellement par des rétroactions, y compris venant des danseurs, où l’effet dose-réponse n’a souvent rien de linéaire : un faible signal suffit, et avec une musique trop forte on assourdit et sature les récepteurs et l’effet diminue, d’où les formes en « U » inversé des courbes dose-réponse (« non-monotones ») de l’organisme à de nombreuses hormones.

 C. Quels sont les outils des « perturbateurs » pour désorganiser le concert des glandes endocrines et le ballet des organes récepteurs ?

Les P.E. peuvent :

Comme les danseurs peuvent être les organes sexuels, sur lesquels l’attention s’est portée en priorité depuis les années 90, mais aussi d’autres organes et tissus aussi divers que cœur, peau, foie, cerveau, intestin, muscles, etc., et qu’aux hormones endocrines véhiculées par le sang il faut ajouter les hormones (ou « facteurs ») paracrines, autocrines et intracrines, que la lymphe interstitielle à l’intérieur des organes peut aussi transporter, on voit à quel point ce système interconnecté est subtil et complexe, et la difficulté qu’il y aura à étudier l’ensemble des effets perturbateurs possibles d’une substance donnée.
Une forte adaptation de la toxicologie classique est donc nécessaire (y compris vu la forme non monotone des courbes-réponses), et des outils d’analyse incluant fortement bio-essais in vivo et in vitro, similitudes de structure moléculaire, approche TIE (basée sur les effets), etc. devront être largement développés.
Tel est l’objet du point F.

 D. Quelle définition au final pour les « perturbateurs endocriniens », quels effets et quels champs d’action ?

Parmi des définitions diverses et variées, celle de l’OMS en 2002 fait souvent référence : « Un perturbateur endocrinien est une substance ou un mélange de substances qui altère les fonctions du système endocrinien et de ce fait induit des effets néfastes dans un organisme intact, chez sa progéniture ou au sein de (sous-) populations  ».
Les substances concernées peuvent être des hormones naturelles (ex. phytoestrogènes de la luzerne et du soja) ou synthétiques : on en a vu un certain nombre dans l’historique du point A ; un inventaire succinct de ceux détectés jusqu’ici, avérés ou présumés pour l’homme, sera tenté au point E. On y trouvera à la fois des biocides, cosmétiques, plastifiants, médicaments, métaux lourds, additifs alimentaires….
Les effets à prendre en compte concernent à la fois les organes sexuels et la reproduction, mais aussi le système immunitaire, des cancers hormono-dépendants, des malformations osseuses, maladies cardiovasculaires, troubles métaboliques (dont diabète et obésité, allergies et asthme), troubles neurologiques et de comportement (dont autisme, retard mental, hyperactivité, dépression, voire schizophrénie…).
On voit l’étendue des impacts à évaluer, ce qui n’a rien de surprenant, vu le rôle essentiel du système endocrinien et la diversité des moyens d’action de ces perturbateurs, développée au point C.

Leur champ d’action, comme ne le précise pas la définition de l’OMS, s’étend à l’homme mais aussi à la faune sauvage de notre environnement, des coquillages marins aux phoques et cétacés, des grenouilles aux cervidés ou aux rapaces…
On attend toujours, hélas, début 2018, une définition claire et complète par l’ Union Européenne des perturbateurs endocriniens, et des critères scientifiques pour les déterminer, comme elle s’était engagée à le faire avant décembre 2013, les lobbies économiques et l’industrie chimique ayant manœuvré depuis lors auprès des Etats-membres et de la Commission Européenne pour retarder le processus. On peut remarquer au niveau de l’Europe un engagement plus dynamique de la Suède et de la France, et aussi hors UE, de la Suisse, pour faire avancer les choses, et au contraire un effet de frein venant d’Allemagne, à l’industrie chimique très puissante. Cet aspect règlementaire et préventif sera repris au point G.

 E. Mais alors quels produits, quels principaux effets détectés, quelles sources d’exposition ?

Parce qu’ils font l’objet de procédures d’autorisation particulière, vu leurs usages sensibles en relation avec l’exposition humaine, certains types de substances ont été étudiés plus attentivement, y compris sur des aspects perturbateurs endocriniens (études loin d’être exhaustives néanmoins, notamment faute de définition de critères précis, comme mentionné plus haut) :

NB : le HCB polluant accidentellement de la farine en Turquie (Anatolie, années 50-Pain fabriqué avec des grains de blé traités) a provoqué des effets neurologiques et dermatologiques très graves -500 morts, 4000 malades !-, et de l’ostéoporose 20 ans après ! Le lait maternel restait également très contaminé 20 ans plus tard …

Par ailleurs de nombreuses études épidémiologiques sur des cohortes d’agriculteurs exposés à des cocktails de pesticides lors de leur épandage sur grande culture ou vigne montrent aux USA comme en Europe d’importants et fréquents problèmes de stérilité et troubles nerveux (dont maladie de Parkinson et Alzheimer).

*

En résumé, au fil de cet inventaire à la ’ Prévert ’ de substances dont les expérimentations ’in vitro’ ou sur l’animal et études épidémiologiques chez l’homme ont révélé les pouvoirs sur le système endocrinien, se dévoilent les multiples facettes de leurs effets :

Pour tous ces effets, les études de corrélation entre exposition et impact sanitaire sont d’autant plus difficiles que :

 F. Si les perturbateurs endocriniens agissent à des concentrations aussi faibles, et la palette des effets à rechercher est si complexe, de quels moyens d’étude et d’analyse dispose-t-on ?

Les perturbateurs endocriniens peuvent, comme les hormones, agir à des doses très faibles, de l’ordre du milligramme (mg), voire du microgramme (μg) par jour, sur les organismes qui les ingèrent, inhalent ou absorbent par contact. Il faut donc pouvoir les doser, dans l’eau ou les aliments comme dans le sang ou l’urine, à des concentrations de l’ordre du μg/L – rappelons qu’1 μg/L, c’est un petit pois dissous dans une piscine olympique ! – voire 10 à 100 fois plus bas (10 ng/L).

Dans ce domaine les techniques analytiques ont fait des progrès impressionnants ces dernières décennies vis-à-vis des mélanges de substances organiques, avec par exemple une extraction liquide/solide suivi d’une chromatographie à haute performance (liquide ou en phase gazeuse) pour séparer les substances avant introduction dans un spectromètre de masse, souvent à 2 étages. Des spectromètres très performants comme les « MALDI-TOF » (TOF = time of flight, « temps de vol » des substances fragmentées et ionisées par laser, dans un champ électrique jusqu’au détecteur) permettent de différencier et doser avec précision chacune des substances d’un mélange complexe. Des « tandems TOF-TOF » - non, il ne s’agit pas d’un vélo motorisé ! – permettent d’affiner encore ces analyses.
Pour s’affranchir de mélanges trop complexes, si on recherche par exemple des substances ayant une affinité pour un récepteur hormonal particulier, on peut greffer ce récepteur sur une résine qui, placée dans une colonne, retiendra les substances recherchées au passage du mélange liquide, et permettra ensuite de les identifier et doser sous une forme purifiée.
Une autre technique d’analyse, plus légère et mobile que ces lourds et coûteux spectromètres, est basée sur les réactions antigène-anticorps, avec reconnaissance immuno-enzymatique et colorimétrie : c’est celle des kits «  Elisa » en tubes ou microplaques ; elle se développe avec des kits BPA, PCB, HAP, triazines, etc., ou des kits globaux « œstrogènes » par exemple, avec des sensibilités souvent très correctes : 0.02 μg/L pour triazines ou diuron, mais 20 μg/L pour alkylphénols ou BTX ; elle sera sans doute appréciée à l’avenir pour des séries très rapprochées de suivis in situ, par exemple de bouffées de pesticides dans un cours d’eau, en fonction de la pluviométrie et des traitements agricoles dans la campagne alentour.

Pour suivre dans la durée la contamination du milieu naturel, on utilisera des analyses sur carottes de sédiments, pour les substances facilement adsorbées et persistantes, des bryophytes (mousses aquatiques) qui se régalent des métaux lourds accumulés d’un mois sur l’autre, des poissons, coquillages et crustacés qui vont bioaccumuler dans leurs tissus nombre de micropolluants PE (ex : mercure, PCB, organo-étains, PBDE, phtalates…) et serviront ainsi d’enregistreurs-amplificateurs naturels de la contamination de l’eau sur plusieurs mois ou années.
Des « capteurs passifs  » artificiels jouant le même rôle sont en développement et peuvent être laissés des semaines au fil de l’eau, enregistrant au passage les pics de contamination.

Le suivi de biomarqueurs est un précieux indice supplémentaire pour détecter la présence et estimer l’impact potentiel d’un micropolluant sur un milieu ou un organisme, avant que ses effets toxiques létaux ou sub-létaux se déclarent : ainsi un perturbateur endocrinien oestrogénique augmentera la vitellogénèse chez les poissons, des enzymes hépatiques très actives (test EROD) y signeront l’exposition aux HAP.

Des biomarqueurs d’effets écotoxiques plus marqués, comme les malformations d’organes sexuels – ex.« imposex » des nucelles- avec le TBT, malformations chez les alligators de Floride avec DDT et mirex, déjà mentionnés – sont aussi de précieux indicateurs d’atteinte du milieu.

Les comportements peuvent aussi être révélateurs : ainsi dans les Grands Lacs des USA, un excès d’antidépresseurs – 65 % des américains en ont consommés entre 2000 et 2010 – retrouvés dans l’eau et le cerveau des gardons et des perches a pu être relié à des comportements aberrants et dangereux, tant alimentaires que contraires à leur instinct de survie.

Chez l’homme également seuls des suivis fins, sur des « cohortes prospectives » de centaines de personnes pendant plusieurs années, de leur exposition aux perturbateurs endocriniens, via des analyses régulières d’urine, sang, lymphe, lait maternel, graisses ou cheveux, utilisant les techniques précises d’analyse développées plus haut, avec reconstitution de l’« exposome » humain de la naissance à la date de l’étude, permettront des études épidémiologiques solides de corrélation entre ces perturbateurs endocriniens avérés ou présumés, leurs multiples effets à retardement et les synergies possibles entre ces substances. Des suivis d’hormones thyroïdiennes ou autres et observations d’organes génitaux, os, etc., pourront enrichir ces études.
* En France la cohorte « Elfe  » constituée en 2011 vise ainsi à suivre, de la naissance à l’âge adulte, la santé et le développement de 20 000 enfants ; elle mobilise actuellement plus de 40 chercheurs sur 90 sujets de recherche. Le bilan chez les mamans enceintes de ces enfants en 2011 a déjà montré (cf. rapport ANSES-12.2017) une imprégnation par les phtalates augmentant avec la consommation de glaces et entremets gras, et l’usage de cosmétiques et peinture, en bisphénol-a souvent liée au linoléum dans la maison (inhalation) ou à l’exposition à une césarienne (matériel médical), en pyréthrinoïdes (insecticides domestiques) plus forte qu’aux USA, de même que pour le mercure (produits de la mer), mais à l’inverse 10 fois moindre chez les Françaises que chez les Américaines en Canadiennes pour les PBDE (retardateurs de flamme) ; autre bonne nouvelle, la baisse continue de l’imprégnation par PCB, mercure et plomb depuis les années 90-2000 (comparaison notamment avec les mamans de 600 enfants de Nancy et Poitiers nés entre 2003 et 2006 de la cohorte « EDEN »).
* Aux Antilles françaises, les cohortes « Timoun  » et «  Kannari » suivent l’impact de l’usage de la chlordécone (pesticide organochloré utilisé en bananeraie jusqu’en 1990, très persistant et PE, qui contamine produits alimentaires et environnement). Timoun a montré, après suivi de 1000 femmes enceintes en Guadeloupe, un risque de prématurité accru pour leurs nouveau-nés, et Kannari l’exposition encore importante de la population 25 ans après abandon du produit : 14 000 travailleurs de la banane vont continuer à être suivis.

A côté de ces études in situ, prospectives, rétrospectives ou « cas-témoins  », les expérimentations, permettant de détecter, parmi les 100 000 substances chimiques (et leurs métabolites !) produites par notre civilisation, celles susceptibles de perturber sérieusement notre équilibre hormonal et celui de la faune sauvage qui nous entoure, sont un grand défi pour nos laboratoires et centres de recherche, que ne simplifient pas les variations de réponse inter et intra-espèces, les synergies de cocktails de substances et leurs effets à retardement, voire trans-générationnels, sans compter la forme non monotone des courbes dose-réponse, déjà mentionnée, et le souci éthique d’éviter au maximum la souffrance animale en limitant l’usage des tests « in vivo ».
Pour répondre à ce défi une approche graduée est en développement, en Europe comme aux USA :

Tests « in silico » -> « in vitro » -> « ex vivo » -> « in vivo ».

Un livre blanc de l’UE vise à minimiser ces expérimentations animales, et favoriser en priorité les essais in vitro et la modélisation informatique. Il sera néanmoins difficile de s’en passer complètement, l’approche « QSAR » par exemple, qui compare la structure des molécules dans l’espace, n’envisageant que 2 modes d’action du P.E. (cf. point B), leur pouvoir mimétique ou de blocage des récepteurs hormonaux, et non leur action directe potentielle sur l’hormone ou même la glande émettrice.
De même les substances ont un cheminement complexe et se métabolisent dans l’organisme vivant, ce dont ne peut fidèlement rendre compte une immersion directe de cultures cellulaires « in vitro », ou mise en contact de fragment de tissu « ex vivo ». Ces méthodes s’avèrent néanmoins puissantes quand on les croise : des tests ex-vivo sur cellules de testicules ont ainsi bien confirmé, sur 27 substances, celles que la simulation « in silico » avait désignées comme anti-androgènes potentiels. Ce couplage permet également de tester rapidement des combinaisons de substances avec une première évaluation des risques cumulés. Mais il a fallu des essais in-vivo sur souris pour montrer récemment les effets transgénérationnels potentiels des alkylphénols (composants de détergents, cf. point E) ou la synergie oestrogénique d’un phtalate, le DEHP, et du nonylphénol.
Enfin, par analogie aux études épidémiologiques avec reconstitution d’« exposomes » dans les populations humaines, des suivis de longue durée peuvent être engagés pour mesurer l’impact à long terme de ces substances sur l’environnement naturel (biocénoses, biotope et biodiversité), notamment aquatique, grâce à :

 G. Et face à tous ces dangers, quelle réglementation et quelle prévention, à l’échelle européenne, nationale et individuelle ?

À la suite des multiples alertes, mettant en cause des substances très diverses, mentionnées dans le raccourci historique du point A pour les années 80-90, une prise de conscience européenne de ces dangers a amené la Commission à annoncé dès l’an 2000 la préparation de critères définissant clairement les PE et d’une liste de substances à évaluer en priorité pour leur activité PE (effets constatés et exposition humaine importante par usage personnel ou domestique, ou forte persistance environnementale), à partir de 564 substances candidates proposées à cette époque. Simultanément le Parlement Européen prenait une résolution pour l’application aux PE du principe de précaution, et le recensement des substances demandant une action immédiate.

La Convention de Stockholm de 2001 (réduction forte production et usage de 12 « salopards » POP-PE), la stratégie « Dioxines – PCB dans l’environnement » de l’UE, également lancée en 2001, venaient conforter cette démarche.

Hélas, celle-ci a dégénéré depuis en triste feuilleton, minée à la fois par les lobbies liés à l’industrie chimique, certains États Membres où ils sont puissants (Allemagne, siège de BASF et Bayer, Pologne, et aussi hors UE les USA au nom du libre-échange), voire des agences ou comités d’experts dont certains, travaillant aussi pour l’industrie, présentent des conflits d’intérêt. A l’inverse, on peut reconnaitre à la Suède, au Danemark, à la France et hors UE à la Suisse, un investissement important pour faire avancer les choses.

 [1]

En 2013, devant le retard de publication de la fameuse liste, 71 toxicologues et écotoxicologues de l’UE font part de leur agacement, également relayé par la Suède et la France, et le Parlement Européen réclame cette liste avant le 20 décembre 2014. La Commission joue la montre en engageant une analyse d’impact économique et approche risque / bénéfice (on est loin du principe de précaution). En tout état de cause les coûts induits par l’impact des PE dans l’UE seraient, d’après les dernières estimations, d’au moins 150 milliards d’euros/an !.
En décembre 2015, condamnation de la Commission par la Cour de Justice Européenne, pour non publication des critères déterminant les PE, comme elle s’y était engagée.

En octobre 2017, véto du Parlement Européen au projet de texte de la CE voulant exempter du cadre réglementaire des PE certains produits selon leurs usages.

L’ANSES [2] dans son avis de 2016 était sur la même ligne, demandant le même traitement sur l’aspect PE pour biocides, phytosanitaires, cosmétiques ou produits chimiques (cf. exemples au point E). Elle souhaitait également qu’on distingue les PE en 3 catégories, « avérés », « présumés » et « suspectés », termes présents dans la SNPE [3] française lancée en 2014.
Le feuilleton européen n’est, on le voit, hélas pas achevé, alors que ces critères et cette liste prioritaire ne devaient être que le « top départ » de l’action coordonnée d’évaluation-prévention.
Aux dernières nouvelles, les Etats-membres ont réintégré le 13.12.17 les pesticides parmi les produits sur lesquels les critères de définition des P.E. devront s’appliquer, mais à condition de démontrer simultanément et initialement que la substance a un effet négatif sur la santé et qu’elle agit via le système hormonal, et que les 2 sont directement liés, niveau de preuve difficile à atteindre dès le départ, comme le dénoncent l’ « Endocrine Society » et diverses ONG.
Biocides et cosmétiques restent quant à eux dans le flou règlementaire sur aspects P.E., et les 3 catégories (P.E. avéré, présumé ou suspecté) permettant de prioriser études et mesures préventives, à l’instar de ce qui est fait pour les cancérogènes, n’ont toujours pas été actées.

Heureusement certains États Membres n’ont pas attendu le consensus européen pour aller de l’avant, Suède et France en tête. Notre SNPE, malgré l’absence de plans d’action soulignée par un récent rapport (12.2017) conjoint CGEDD – IGAS – CGAAER, a ainsi permis depuis 2014 :

Par contre, pour le Bisphénol S, envisagé comme substitut du BPA, l’évaluation semble plus concluante : il serait aussi obésogène et peut-être plus toxique que le BPA !

On le voit, une accélération des études développées au point F et une coordination à l’échelle nationale, européenne et mondiale est indispensable pour avancer plus rapidement dans l’évaluation de ces produits et d’éventuels substituts, avec des ressources financières mutualisées et moyens de recherche indépendants des fabricants (cf. conclusion).

Au niveau européen, l’ECHA (European Chemical Agency), créée en 2007, gère les dossiers des règlements REACH de 2006 a/s produits chimiques (REACH impose des autorisations et prescriptions particulières pour les substances repérées comme « hautement préoccupantes ou VHC –Very High Concern, car « CMR »-Cancérogènes/Mutagènes/Reprotoxiques -, ou bien P.E.), RPB de 2012 a/s biocides, mais pas les pesticides, qui sont du ressort de l’EFSA (European Food Safety Agency),-cf. règlement phytopharmaceutiques 2009-. Ces deux agences ont été malheureusement –ou malicieusement ? - placées aux antipodes de l’Europe, la première à Helsinki en Finlande, la seconde à Parme en Italie ! Les cosmétiques et médicaments relèvent encore d’autres instances, un grand ménage, au moins pour l’évaluation PE (sous l’égide de l’ECHA ?), permettrait sans doute de gagner en efficience !
Et une évaluation des produits commerciaux avec leurs coformulants en mélange, et non des seules matières actives, serait nécessaire, vu les synergies et effets cocktails potentiels déjà mentionnés entre la matière active principale et ses additifs !

D’autres actions nationales dynamisent la recherche et la prévention en matière de PE :

Les Agences de l’eau ont ainsi, dans les années 2005-2010, exploré en partenariat avec les ARS, ces micropolluants « émergents » qu’étaient médicaments et perturbateurs endocriniens, dans les eaux naturelles comme dans les eaux potables, ce qui a permis :

Les eaux ont ainsi été beaucoup mieux explorées dans ce domaine que les autres sources d’exposition humaine et environnementale (air, sols, aliments), alors que l’inverse devrait être vrai car l’ eau ne représente dans la vie courante que quelques % de notre exposition quotidienne aux micropolluants !

En matière de santé au travail, le PST (Plan Santé au Travail) a mis de longue date dans ses préoccupations l’exposition des travailleurs aux PE, et notamment des femmes enceintes, et l’INRS préconise en matière de prévention collective :

Les 5 principes qu’il énonce sont :

  1. Eviter les risques
  2. Les évaluer et les combattre à la source
  3. Substituer les P.E. par des produits moins dangereux
  4. Promouvoir une protection collective plutôt qu’individuelle
  5. Former et informer les salariés.

Il y ajoute la suggestion d’un étiquetage spécifique pour les P.E., et la prise en compte des matières premières et du devenir des sous-produits et déchets de ces P.E.

On ne peut que s’étonner de voir la faiblesse des moyens de recherche consacrés à l’étude des effets de ces produits sur l’environnement ou des professions très exposées, comme celle de l’utilisation des divers produits phytosanitaires sur les agriculteurs. Les expertises prescrivant des DJA des matières actives préalables aux autorisations de mise sur les marchés ne reflètent que partiellement la nocivité potentielle de ces produits et devraient être complétées par des études d’impacts environnementaux. L’impact de l’utilisation de la chlordécone dans les cultures de bananes, malgré les interdictions des années 1990 est encore visible sur la contamination des eaux et des sols et la multiplication de cancers de la prostate chez les travailleurs agricoles aux Antilles ; les soupçons de l’effet de certains pesticides (fipronil et néonicotinoïdes) sur la chute des populations d’abeilles en sont une autre illustration.

En complément de ces mesures collectives, une prévention individuelle par réduction d’exposition aux P.E. peut être trouvée dans beaucoup de gestes de la vie courante :

Voilà un petit éventail, non exhaustif mais pas très contraignant, qui devrait limiter significativement l’exposition individuelle et quotidienne aux P.E. On peut aussi consulter utilement les « petits guides verts » de l’ASEF.

 En guise de conclusion

Si l’effet des PE fait l’objet de multiples alertes, on ne peut que regretter la faiblesse des moyens de surveillance ou de recherche consacrés à ce sujet. Le rapport conjoint CGEDD-CGAAER-IGAS de décembre 2017 signale fort justement, pour la France, la faiblesse des programmes de recherche finalisés sur la thématique des PE, qui sont actuellement en manque de financement. Ce qui est signalé pour la France peut hélas être étendu au plan européen.

Face à cette « menace mondiale » des P.E. pour la santé et l’environnement, comme l’a qualifiée en 2013 un rapport conjoint PNUE-OMS, ne serait-il pas temps de créer une Agence Mondiale d’Évaluation des Substances Chimiques, à même de prioriser et pratiquer, dans ses propres laboratoires et en coordonnant des centres de recherche indépendants ou universitaires des 5 continents, les études expérimentales (QSAR, in vitro et in vivo, cf. point F) et suivis épidémiologiques permettant d’évaluer, indépendamment de l’industrie chimique, la toxicité CMR et P.E. de ces substances, de leur mélange dans les produits commerciaux, et de leurs métabolites, chez l’homme comme dans l’environnement, notamment aquatique ?
Cette agence pourrait être financièrement alimentée par une « taxe verte  » sur les substances chimiques toxiques (analogue à la redevance appliquée aux seuls pesticides en France), à l’échelle mondiale, à l’instar de la « taxe carbone  » pour les émissions de gaz à effet de serre.
Par ailleurs, parmi les sources d’exposition aux P.E., si la surveillance des eaux naturelles et potables est assez fine et représente chaque année des centaines de milliers d’analyses, alors qu’elle ne représente que quelques % de notre exposition quotidienne aux micropolluants, les autres aliments, les produits ménagers, l’air ou les sols sont 20 fois moins suivis (quelques milliers d’échantillons analysés seulement sur tous les aliments solides consommés en France, par ex.) , ne serait-il pas temps de rééquilibrer ces contrôles publics ?.
Et, globalement, a-t-on vraiment besoin de tous ces additifs et coformulants dont les industries agro-alimentaire et chimique nous inondent, des colorants et agents de texture alimentaires aux 30 composants d’une lessive à usage ménager, où seuls un détergent et un « agent anti-redéposition », tel que célébré par Coluche, sont en fait indispensables ?


Sigles & Acronymes

ADN : Acide désoxyribonucléique
ANSES : Agence Nationale de Sécurité Sanitaire Alimentation Environnement Travail
ANSM : Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé.
ARS : Agence Régionale de Santé
ASEF : Association Santé Environnement France
ATP : Adénosine-tri-phosphate
BaP : Benzo-a-Pyrène
BPA : Bisphénol a
Br : Brome
BTX : Benzène, toluène, xylène
CE : Commission Européenne
CGAAER : Conseil Général de l’Alimentation, de l’Agriculture et des Espaces Ruraux
CGEDD : Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable
Cl : Chlore
CMR : (substances) Cancérogènes, Mutagènes et Reprotoxiques
DBT : Dibutylétain
DES : Diéthyl-stilbestrol
DOT : Dioctylétain
ECHA : European Chemicals Agency
EFSA : European Food Safety Authority
EROD : Ethoxy-Résorufin-O-Dééthylase (biomarqueur activité enzymatique détox. c/o poissons)
F : Fluor
HAP : Hydrocarbures aromatiques polycycliques
HCB : Hexachlorobenzène
IGAS : Inspection Générale des Affaires Sociales
INSERM : Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale
MNHN : Museum National d’Histoire Naturelle
OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Economique
OMS : Organisation Mondiale de la Santé
PBDE : Polybromodiphényléthers
PCB : Polychlorobyphényles
P.E. : Perturbateur Endocrinien
PIB : Produit Intérieur Brut
PFC : Composés Perfluorés
PFOS : sulfonate de perfluorooctane
PNRM : Plan National sur les Résidus de Médicaments dans les eaux
PNRPE : Plan National de Recherche sur les Perturbateurs Endocriniens
PNUE : Programme des Nations-Unies pour l’Environnement
POP : Polluant Organique Persistant
Q.I. : Quotient Intellectuel
Q.S.A.R. : Quantitative Structure-Activity Relationship
REACh : Registration, Evaluation and Authorization of Chemicals
SNPE : Stratégie Nationale contre les Perturbateurs Endocriniens
T4 : Thyroxine (hormone thyroïdienne)
TBT : Tributylétain
TDA/H : Troubles de l’attention / Hyperactivité
TSA  : Troubles du Spectre Autistique
TOF : Time Of Flight (“Temps de vol” d’un fragment de substance dans un spectromètre)
UE : Union Européenne
VHC : Very High Concern (substances, classement REACh)
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Notes

[1La première illustration et celle-ci sont de Calvi.

[2ANSES : Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du Travail.

[3SNPE : Stratégie Nationale sur les Perturbateurs Endocriniens.

Bibliographie

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 V.Laudet, P.Balaguer et al. : ERRy is an in vivo receptor of bisphenol-a , FASEB journal, 04 2014.
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 Distilbène effets PE, malformations et cancers. J.I.M., 10 octobre 2011.
 Rancière F. et al- : BPA urinaire et incidence diabète type dans cohorte D.E.S.I.R., cf abstracts atelier international a/s effets des PE sur faune sauvage et santé humaine , PNRPE 2016.
 C.Morrissey : Effets des PE sur migrations aviaires, lien avec déclin espèces , Atelier PNRPE, 2016.
 Imprégnation des femmes enceintes par les polluants de l’environnement en France en 2011 .(suivi cohorte E.L.F.E.), Rapport Santé Publique France, 12.2017.
 B.Jégou : Antalgiques, anti-inflammatoires et effets P.E., IRSET-2016.
 M.Wagner and al. : Endocrin disruptors in bottled mineral waters-Migration from plastic., Environ. Sciences Poll. Research, 2009.
 PE et santé au travail. Dossier INRS , 2016.

Et à ne pas manquer, le livre très documenté et bien vulgarisé de :
 Barbara Demeneix, chercheuse au MNHN, sur les perturbateurs thyroïdiens : « Cocktail toxique-Comment les Perturbateurs endocriniens empoisonnent notre cerveau  », éditions Odile Jacob, 2017.

Sur Internet

* L’Académie des Sciences : www.academie-sciences.fr
* L’écotoxicologue : www.ecotoxicologie.fr

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