Temps long et développement durable

1er juillet 2006

Résumé

Une réflexion sur le développement durable a essentiellement besoin d’une réflexion sur le temps.

Le “temps long”, l’expression, prise à part, semble semble redondante. Elle peut aussi nourrir la conviction que seule une action collective, démocratique, exigeante sur le long terme en ce sens, dans son organisation comme dans ses finalités, peut modifier le cours impassible en apparence de l’éternité.


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1.1- Principes du développement durable

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Auteur·e

Chesneaux Jean

Jean Chesneaux, historien et philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris VII, a conduit de nombreux travaux sur l’histoire de l’Asie orientale et du Pacifique.

Engagé dans le mouvement du Larzac dans les années 1970 - 1980, il est acteur du mouvement écologique et président d’honneur de Greenpeace France.


Le “développement durable”, dans son principe même, met l’accent sur la durée, c’est-à-dire sur le champ temporel qui - à rebours de l’immédiat – inscrit dans l’étendue du temps le devenir humain. Loin d’être l’oxymore stérile que certains poursuivent de leur vindicte,cette notion se présente plutôt comme un rappel impératif, une injonction adressée à notre modèle économique de soi-disant développement, en vue de céder la préséance à trois instances non économiques qui lui sont extérieures et supérieures :

  • la Nature et ses capacités, ses limites,
  • la Société au sens habermassien du terme, le “être en société”,
  • le Temps, ultime garde-fou contre nos errements.

La nature est pour les sociétés humaines un très ancien partenaire ; les humains, dès leur origine, n’auraient pu subsister sans faire appel aux ressources animales, végétales et minérales de la nature, donc en acceptant leurs limites. La société, quant à elle, institue entre les hommes un lien salué, en leur temps, par Confucius comme par Aristote ; la condition humaine, pour ces deux penseurs, est sociale dans son principe même.

Mais c’est surtout le temps, dont le devenir social (évitons le terme piégé de “développement”) doit reconnaître le primat ; à la fois comme moment, comme champ singulier qu’il faut saisir au vol, et comme durée au long de laquelle s’inscrivent toute activité, toute analyse et toute situation. Refuser le développement-en-soi, prétendument inéluctable autant que salvateur, c’est mettre en cause sa philosophie du temps linéaire et inerte - celle que dénonçait déjà Walter Benjamin ; c’est y substituer une temporalité sociale qui privilégie le “durable”malgré les ambiguïtés de ce terme.

En guise de prélude, rappelons le statut propre du temps et la place qu’y tient le temps long. Il est un “universel englobant” (P. Ricoeur), dont l’écoulement est irréversible. Ce temps, comme vécu humain, est irréductible au temps physico-chimique qui ne connaît que l’avant et l’après, car il est un temps pensé ; on ne peut l’expédier comme une simple “quatrième dimension” de l’espace. Le temps humain, donc la conscience que nous en avons, est bidirectionnel, il s’ouvre à la fois vers un temps amont et vers un temps aval - face-à-face qui se réalise dans le tiers-temps qu’est le présent. Mais cette bidirectionnalité est frappée d’une disparité radicale ; le temps amont est révolu, effectif, alors que le temps aval - celui qui fait appel à notre responsabilité “jonassienne” n’est qu’un non encore advenu.

Le temps s’organise en une “architectonique”, belle formule du linguiste G. Guillaume. Dans l’échelle des temps longs, qui échappent à notre expérience humaine directe et requièrent un effort croissant de refiguration mentale, on peut distinguer :

  • Le temps moyen, dont nous vivons ou vivrons l’expérience sur quelques dizaines d’années. C’est l’échelle de la mémoire politique proprement dite, celle de la Seconde Guerre mondiale, des Trente Glorieuses, de la dépression des années 75. C’est aussi, en aval cette fois, l’échelle des inquiétantes anticipations déjà proches : pétrole épuisé, disparition des grands glaciers terrestres, élévation comminatoire du niveau des océans....
  • Le temps long proprement dit, celui de la croissance naturelle des forêts, de l’autoépuration des lacs, de l’auto renouvellement des nappes phréatiques. Perceptible par notre entendement, il dépasse notre expérience directe,
  • Le temps “très long”, celui le long duquel les carottes glaciaires, exemple familier, permettent de repérer l’aggravation des pollutions de l’atmosphère terrestre, à mesure qu’elles affectent des couches de glace plus récentes. Ce temps très long est notamment celui des déchets nucléaires,dont la menace est aussi redoutable que lointaine.

Pour lever une équivoque, relevons que ces divers temps longs, inscrits à l’horizon de l’avenir comme du passé, sont bien différents du “temps long” braudélien, construit à partir d’une analyse stratifiée donc figée du seul passé. Braudel exalte le magistère d’un tel temps long, qu’il oppose à “l’écume”, disait-il avec dédain, de l’événement. Le 9 novembre 1989, il n’a pas vu l’Europe orientale basculer en quelques heures et pour longtemps....

La référence au temps long est stimulante sinon indispensable, pour saisir dans leur mouvement profond les sociétés modernes - celles dont nous sommes partie prenante. Celles-ci traitent le temps et notamment le temps long sur un mode quasi-négationniste, elles arasent le champ temporel, elles prétendent le déclarer forclos. À la fois obsédées du temps et orphelines du temps, elles sont tombées à la merci des impératifs de rentabilité forcenée. Le “tout de suite” régente despotiquement les sphères de la production, des échanges et de la consommation ; ce temps de la modernité et comme “lyophilisé”, émietté en bribes disparates et desséchées. La gent postmoderne célèbre le primat culturel du court terme ; elle salue comme une performance, une libération la surmobilité frénétique des gens et des choses - source de tant de gaspillages... Le déni moderne du temps long affecte notamment les relations entre nature et société. Temps long de la nature et temps court du profit entrent en conflit, en dyschronie brutale.

Mais le temps long résiste aux pressions de la modernité ; il joue le rôle d’une épreuve de vérité, d’une mise en garde à laquelle le tout-de-suite ne peut se dérober. Il opère comme une norme d’évaluation, comme le signal d’une mise en échec aussi. Il nous envoie des sommations. Dans leur outrecuidance,les OGM prétendent à un déni du temps long. Alors que l’évolution naturelle s’effectue à des rythmes extrêmement lents, et qui rendent possibles l’adaptation mutuelle entre une espèce donnée et son environnement, les manipulations génétiques introduisent brusquement, dans des conditions dites avec raison “extemporanées”, des espèces nouvelles ; mais on connaît fort mal leur comportement à l’échelle du temps, sinon qu’on ne ramènera jamais à l’état de non-être ces opérations irréversibles...

Aussi patente est la dyschronie - et non moins irréversible - qu’entraînent la consommation instantanée, la consomption plutôt du pétrole et du gaz qui étaient l’oeuvre par excellence du temps géologique long, et qui partent en fumée en quelques minutes. À une échelle moins distendue, les forêts du Chili, de Nouvelle-Guinée ou de la zone pré-himalayenne, issues de processus biologiques pluriséculaires sinon millénaires, sont happées en quelques minutes par les machines géantes des compagnies finlandaises ou malaises de déforestation ; se renouvelleront-elles jamais ?*

“L’effet permafrost” désigne un autre cas de dyschronie entre nature et société. Le sous-sol des zones arctiques, gelé en permanence depuis des dizaines de millénaires, se déferait dans cette hypothèse sous l’effet du réchauffement climatique, issu lui-même de nos options technologiques. Et les masses de méthane, piégées de très longue date dans le permafrost et soudain libérées, gagneraient brusquement la haute atmosphère, accélérant son réchauffement.

Avec l’épuisement de la ressource halieutique, soit les masses poissonneuses, c’est à l’épreuve du temps moyen-long qu’est confrontée la “surpêche”. Mais ce temps long n’est pas une entité abstraite à laquelle il faudrait tout sacrifier : les pêcheurs fourvoyés ont droit à des alternatives.

La pollution des nappes phréatiques, ainsi en Europe occidentale, est issue de l’agriculture chimique intensive et donne la mesure temporelle de son échec. Les intrants injectés en surabondance dans l’humus n’ont gagné que très lentement le sous-sol et souillé les nappes, dont la capacité de filtrage avait longtemps résisté. Presque irréversible, la dégradation de ces nappes devenues impropres à la consommation humaine ne s’effacera qu’à un horizon temporel très lointain.

Avec l’effet de serre, avec le trou d’ozone, c’est aussi à l’échelle du temps long que des processus graduels – ici les gaz polluants émis par nos véhicules à moteur - viennent dégrader la haute atmosphère. Mais ces pollutions de rythme lent, presque imperceptible, vont pourtant basculer en sommations imminentes. C’est ainsi que dans l’archipel polynésien des Tuvalu, on vient d’identifier, pour les déporter, les premiers “réfugiés climatiques”. Ne faudrait-il pas des siècles pour revenir à un équilibre compatible avec la survie des sociétés humaines.

De leur côté, l’effet Tchernobyl, l’effet Seveso, sont devenus la figure même de catastrophes soudaines qui se prolongent à l’échelle d’un temps long - d’un champ spatial aussi - qu’on ne peut même pas circonscrire.Les substances toxiques qui s’y sont répandues resteront dangereuses pour longtemps. La prise en compte du temps long nous fournit ici une sévère norme d’évaluation qui vient démentir l’euphorie du discours “tech”, tel celui des experts français négationnistes qui avaient sévi dans les médias après Tchernobyl, dans le vain but de “rassurer”.



Inscrites aussi dans le temps long, sinon dans l’irréversible, d’autres catastrophes de grande ampleur sont issues d’un incident anodin en apparence. C’est “l’effet-Monaco”. On sait que, dans les années 90 et par inadvertance, un employé d’un laboratoire d’océanographie avait vidangé directement en pleine mer l’eau d’un bac contenant de petits spécimens de l’algue Cauterpa taxifolia. Cette plante “eutrophique” a proliféré à grande vitesse dans toute la Méditerranée occidentale, pour y monopoliser l’oxygène disponible. Une simple négligence ponctuelle est ainsi venue menacer, et pour très longtemps, l’ensemble de la vie végétale et animale dans de vastes espaces.

Le temps long, dans la diversité de ses échelles,est une référence salutaire, il représente une injonction en vue de penser notre époque, injonction qui opère dans le champ de la bidirectionnalité déjà signalée ici. Le temps long du passé réalise la projection anticipée, certes en sens opposé, des perspectives longues du futur.

À des échéances de temps comparables, les peintures rupestres de Lascaux viennent ainsi inscrire dans le temps long “amont” la redoutable longévité “aval” des déchets nucléaires. La mise en abîme de ces deux références symétriques, toutes deux hautement symboliques, est très stimulante. Des images mentales appartenant au versant amont du temps viennent nourrir et stimuler notre capacité à anticiper sur le versant aval.

C’est dans le temps long, en riposte aux perspectives inquiétantes qu’y ouvrent notre agir technologique et son ubris, qu’intervient le “principe responsabilité” de Hans Jonas. Et ces noires perspectives du temps long - tel le relèvement déjà attesté, déjà mesurable du niveau des océans sous l’effet anthropique de nos émissions de gaz - donnent tout son sens à “ l’heuristique de la peur” définie par ce philosophe. Une peur, donc une responsabilité qui procède concrètement de la sévère réalité et qui, loin de nous expédier dans l’imaginaire, loin aussi de nous paralyser, nous invite à agir dans l’urgence.

L’urgence est partie intégrante du temps long ; elle en est comme le revers, l’expression condensée dans le temps court.

Telle est la force du “moment singulier”, du kairos résolutoire que Walter Benjamin nous appelait à saisir sans tarder. Nous pensons dans le temps long, mais c’est en agissant dans l’immédiat que nous ouvrirons la voie à un “autre temps long”. Si du moins nous ne nous dérobons pas, comme ce fut le cas avec les dérisoires atermoiements qui ont retardé la mise en oeuvre d’un protocole de Kyoto déjà si timide.

Concluons en soulignant que la prise en compte du temps long, pour impérative qu’elle soit, n’a de sens que comme sursaut collectif. Ce qui nous ramène au grand débat contemporain sur la relation entre l’individuel et le social,entre le moi et le nous. La place manque ici pour réfléchir à l’interaction éventuelle entre les deux fantasmes de notre époque que sont, d’un côté l’exaltation du court terme, du tout-de-suite, de l’immédiat et de l’autre côté le “retour du sujet”, l’individualisme comme horizon indépassable, bref tout de qui flatte l’ego de chaque humain. Disons seulement que leur succès conjoint n’est sans doute pas fortuit. Alors que la prise en compte du temps long intervient à rebours et de l’un et de l’autre.

L’ouverture sur le temps long fait appel à des référents qui sont collectifs dans leur principe même, que ce soit dans l’ordre du savoir ou dans l’ordre de l’agir. L’expertise comme savoir est un processus social, dont les apports théoriques sont eux-mêmes socialisés ; c’est le cas des désordres du climat, aujourd’hui admis par tous. L’agir, c’est-à-dire la capacité à réagir des diverses sociétés, sinon du “Peuple de la Terre” dans son ensemble, ne peut être que collectif, donc politique. Le temps long est un enjeu démocratique, il propose à la démocratie un large champ de réflexion politique, et c’est la démocratie qui est la mieux placée pour l’affronter.

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 Bibliographie

Pour en savoir plus

 Jean Chesneaux, Habiter le temps, quel dialogue politique entre présent, passé, avenir, Bayard Editions, 1996.

 R.Kosellek, Le futur passé, Editions de l’EHESS, Paris, 1990.

 Eugène Minkovski, Le temps vécu, PUF, 1995, 409 p.

 Jean Chesneaux, Les crises de Papouasie -Nouvelle-Guinée, de Fidji et du Vanupu, Le Monde diplomatique, juillet 1990.

 Jean Marie Djibaou, La présence Kanak, édition établie et présentée par A.Bensa et E.Wittersheim, Editions Odile Jacob, Paris, 1996.

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