Résumé
À l’ère d’interdépendances irréversiblement mondiales, la problématique des communs se confronte aux questions de la gouvernance et de la responsabilité. La transition systémique vers des sociétés viables nous oblige à questionner le cadre de référence conceptuel de la modernité occidentale : la conception territoriale de l’État souverain, le droit de propriété individuel, le jeu d’un marché mondialisé, l’insuffisance de l’approche des droits humains. Des ruptures conceptuelles et institutionnelles indispensables passent par la reconnaissance de notre « communauté de destin » dans la gestion des communs et du besoin d’une éthique de responsabilité universelle, au-delà du cadre de la communauté nationale, proportionnelle au savoir et au pouvoir de chaque acteur, « face cachée des droits humains ». En même temps, une refondation de la gouvernance des communs demande l’instauration de régimes de gouvernance adaptés à la diversité des communs et des territoires, des régimes de gouvernance multi-acteurs, une propriété « fonctionnelle » des ressources naturelles, une citoyenneté active et solidaire.
In the era of global irreversible interdependencies, the issue of the commons confronts the questions of governance and responsibility. The systemic transition to sustainable societies obliges us to question the conceptual reference framework of the Western modernity : the territorial conception of the sovereign State, the individual rights of ownership, the game of a globalized market, the insufficiency of the human rights approach. Essential conceptual and institutional breaks pass by the recognition of our ‘community of destiny’ in the management of the commons and of the need of an ethics of universal responsibility, beyond the frame of the national community, proportional to the knowledge and power of each social actor, the ‘hidden face of the human rights’. At the same time, rebuilding the governance of the commons calls for the establishment of regimes of governance adapted to the diversity of the commons and of the territories, multi-stakeholder governance regimes, a ’functional’ ownership of natural resources, an active citizenship based on solidarity.
Auteur·e·s
Economiste, docteur en éducation environnementale, et a une Maîtrise en Arts Plastiques et Sciences de l’Art.
Basée en Grèce, elle a été impliquée, depuis 1994, dans des nombreux projets internationaux d’éducation et de communication en environnement, dans des organisations de la société civile et des réseaux internationaux, ainsi que dans la gestion de projets de développement régional en Grèce.
Elle est l’auteure / co-auteure et éditrice de nombreux ouvrages et articles sur l’éducation environnementale, la communication et les questions d’art.
Elle est membre de l’Alliance pour des sociétés responsables et durables.
Pierre Calame est Directeur général de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme.
Il est ingénieur des Ponts et Chaussées. Après une carrière dans l’administration et dans l’industrie, Il se
consacre aujourd’hui aux questions Nord/Sud, à la lutte contre les inégalités, aux problèmes du développement et de la gouvernance. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur ces thèmes.
Cet article a été publié dans la revue ’Ethique publique’ vol. 17 n°2 « Enjeux éthiques des communs » en 2015.
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L’émergence actuelle et conjointe de trois concepts, celui de communs, celui de responsabilité et celui de gouvernance ne doit rien au hasard. Dans les trois cas, il s’agit d’ailleurs moins d’une invention, au sens de l’apparition d’un concept radicalement nouveau, que d’une redécouverte, une réactualisation, de concepts et de pratiques aussi vieux que le monde.
Cette réémergence est une des expressions de la crise de la modernité. Les concepts et les institutions qui l’ont fondée se révèlent en effet incapables de proposer des réponses aux défis de l’ère « anthropocène », cette nouvelle ère où l’impact de la société humaine sur la biosphère est de nature à en bouleverser les équilibres fondamentaux, jusqu’à mettre en question la survie même de l’humanité. Par rapport à cette crise, il nous faut remettre en cause des modes de gestion de la société que nous avions pris l’habitude d’identifier à l’idée de « progrès ». Il nous faut concevoir « des modèles de développement permettant de dissocier la croissance du bien-être de la croissance des consommations en matières premières et en énergie fossile ». Et nous (re)tourner éventuellement vers les réponses apportées par les sociétés préindustrielles, car elles ont eu de toute éternité à faire face au même défi central qui est aujourd’hui le nôtre : concilier aspiration au bien-être de tous et préservation à long terme des ressources rares.
Remettre en question le cadre de référence conceptuel de la modernité occidentale.
Selon l’ancienne titulaire de la Chaire de droit international du Collège, Mireille Delmas Marty, les États doivent passer de l’idée de souveraineté solitaire à celle de souveraineté solidaire. Quant à l’actuel titulaire de la Chaire, Alain Supiot, il estime qu’il est temps de revisiter les catégories fondamentales du droit occidental, à commencer par le concept de propriété.
Il est dès lors utile de remettre en question les concepts fondateurs de la modernité occidentale pour saisir leurs insuffisances par rapport aux nouveaux défis de l’humanité et pour identifier les options conceptuelles et institutionnelles possibles. Il faut de ce fait ouvrir largement la palette des réponses à inventer par la société si elle veut sortir du piège dans lequel elle est tombée et qui tient beaucoup à l’auto-enfermement dans des systèmes conceptuels forgés il y a plus de deux siècles. Car, pour reprendre une expression de Paul Krugman, prix Nobel d’économie, la résistance au changement des idées reçues est plus forte encore que celle des intérêts acquis. Or, nul ne peut plus douter que nous sommes amenés à nous engager dans une transition systémique, vers des sociétés durables, et cette transition ne se fera pas sans un « changement de paradigme », un changement radical du cadre de référence conceptuel, éthique et institutionnel.
Une conception territoriale de l’État souverain.
Au fondement de la modernité, il y a l’État, qui revendique le monopole de représentation d’une identité « nationale » et d’un territoire. Cet État, depuis le traité de Westphalie en 1648, est souverain. C’est-à-dire qu’il se veut l’expression ultime de l’intérêt général. Tout ce qui est au-delà des frontières est un res nullius, quelque chose sans importance et sans protection juridique, ou relève des relations entre États souverains, qui sont les seuls sujets du droit international. Aucune de ces notions n’allait a priori de soi et elles vont mettre d’ailleurs quelques siècles à s’imposer. L’idée, par exemple, qu’une communauté est nécessairement associée à un territoire ne tombe pas sous le sens, pas plus que l’idée d’un « droit national unifié ». Autrefois, nombre de communautés se définissaient par un sentiment d’appartenance à un groupe uni par un passé commun, un dieu de la cité ou un même ancêtre mythique sans lien biunivoque entre une communauté et un territoire, contrairement aux « nations » actuelles – à chaque communauté un territoire ; un territoire définit une communauté. Dans le système ottoman, par exemple, modèle d’empire multiethnique et multiconfessionnel, chaque communauté se gérait selon ses propres lois et coutumes et seuls les conflits entre membres de communautés différentes se géraient selon le droit islamique.
Le droit de propriété individuel face à la gestion collective des communs.
La conception territoriale de l’État souverain est la transposition, au niveau collectif, de ce qu’est le droit de propriété sur le plan individuel. Le droit de propriété, selon la tradition romaine, est un droit absolu, « usus et abusus ». C’est ce droit que, pour ouvrir de nouvelles terres à leurs ressortissants, les puissances coloniales vont imposer au XIXe siècle en Afrique, au détriment de droits coutumiers beaucoup plus subtils dans leur distinction entre propriété et droits multiples d’usage, entre gestion de la ressource foncière par la communauté et multitude des besoins. Cette vision absolue de la propriété est tout naturellement transposée aux nations – en pratique aux États – sur leurs ressources naturelles et l’ONU n’a eu de cesse, depuis les années soixante, de réaffirmer l’absolue souveraineté des États sur leurs ressources naturelles.
Cette double idéologie de l’État et de la propriété prend aujourd’hui, avec le changement climatique, une dimension tragique : le climat est un res nullius, dont personne n’a la charge ; la négociation climatique est une négociation intergouvernementale plus proche de ce qu’a été à Vienne, il y a deux cents ans, la négociation sur le nouvel équilibre entre puissances européennes après la chute de Napoléon, que de l’élaboration par une communauté internationale unie par un destin commun des règles de gestion collective du climat ; l’instauration d’une taxe mondiale sur l’extraction d’énergie fossile, pourtant évidente pour financer la transition énergétique, n’est pas à l’ordre du jour, car elle enfreindrait le tabou de la souveraineté des États sur les ressources naturelles.
La souveraineté des États face au jeu d’un marché mondialisé.
Après l’État, la souveraineté, le territoire et la propriété, le cinquième concept fondateur de la modernité est le marché. L’observation de l’évolution de la vie internationale, ou même la crise actuelle du projet européen, montre bien la difficulté des États à coopérer de façon pérenne en renonçant à une part de leur souveraineté au profit de la gestion du bien commun. D’où la dualité qui s’instaure : accords intergouvernementaux d’un côté, libre marché de l’autre. Paradoxe apparent : le développement d’un marché mondialisé semble priver la puissance publique de ses moyens d’action ; c’est en réalité une forme de servitude volontaire, la soumission au jeu du marché apparaissant comme la forme la moins coûteuse – sur le plan politique s’entend, car la biosphère n’y trouve pas son compte – d’interdépendances devenues irréversiblement mondiales. La combinaison de l’État et du marché aboutit à une forme de dualisme des modes d’action : d’un côté l’action publique ; de l’autre l’application des règles du libre marché au reste des biens et services.
L’épaisseur concrète de sociétés faites d’appartenances multiples à des communautés ou à des traditions et marchés locaux, doit s’évanouir comme nuée du matin sous le soleil de la modernité et sa rationalité suprême, incarnée par la démocratie représentative, d’un côté, et par le marché de l’autre. Les recettes universelles de « bonne gouvernance » édictées au cours des années quatre-vingt-dix par les institutions internationales, sous l’influence notamment des think tanks conservateurs américains, ne sont que la forme modernisée de cette symbiose de l’Etat et du marché. Un marché aujourd’hui devenu « juge et arbitre des équilibres ». Or, le paradigme des communs recèle un potentiel inestimable « pour réinventer des États en panne et réformer des marchés prédateurs ».
Instaurer une communauté de destin sur la base d’une éthique de la responsabilité.
Autre question plus difficile et fondamentale encore : face à des interdépendances dont l’échelle a changé, comment faire émerger une ou des communautés à l’échelle de ces interdépendances ? Difficile dans ce cas de se référer à une histoire commune ; il faut donc tenter d’instituer une communauté à travers la conscience d’une communauté de destin et à travers des valeurs partagées. Mais où chercher ces valeurs et comment s’assurer qu’elles ne sont pas seulement inscrites dans le préambule d’une constitution mais réellement vécues ? Chacun comprend bien que c’est l’enjeu majeur de notre temps. Car si la conférence sur le climat est présidée par les ministres des Affaires étrangères c’est bien l’aveu que nous espérons gérer des biens communs mondiaux, sans pour autant avoir accompagné l’émergence d’une communauté mondiale consciente de partager la même destinée et les mêmes valeurs.
Esquisser un processus d’émergence d’une communauté mondiale et rechercher les valeurs communes susceptibles de l’unir sont les deux objectifs qui ont guidé, dans les années quatre-vingt-dix, l’« Alliance pour un monde responsable et solidaire ». À l’issue d’un long processus de dialogue interreligieux et interculturel, elle est parvenue à la conclusion que la responsabilité sera la colonne vertébrale de l’éthique du vingt et unième siècle. Cette conclusion n’est pas en soi nouvelle. Un philosophe comme Hans Jonas l’avait pressenti depuis cinquante ans. Elle n’en reste pas moins remarquable par l’ampleur des dialogues qui ont permis d’y parvenir. Six raisons militent en sa faveur et chacune d’elle mérite qu’on s’y arrête.
La notion de la responsabilité à l’ère de l’« anthropocène ».
La responsabilité universelle est le reflet de l’impact décisif de l’activité humaine sur l’ensemble de la biosphère : dès lors que l’impact est mondial et à long terme, la responsabilité de nos actes est à situer à cette double échelle d’espace et de temps.
Une responsabilité universelle au-delà de la communauté nationale.
Contrairement aux droits de l’homme, issus de la tradition occidentale et qui présupposent la prééminence de l’individu sur la communauté, l’idée de responsabilité mutuelle est au cœur de la vie de toute communauté et constitue une valeur universelle. Parler de communauté revient à parler de la prise en compte de l’impact des actes de chacun sur les autres membres de la même communauté. Réciprocité et responsabilité mutuelle d’un côté, communauté de l’autre, sont les deux faces d’une même monnaie. On retrouve dans notre tradition juridique cette équivalence responsabilité-communauté : la responsabilité n’est considérée que si elle affecte les membres d’une communauté nationale et il faut les extensions actuelles du droit, avec les cours régionales des droits de l’homme, avec la Cour internationale de justice, avec les premières tentatives de compétence universelle de certaines juridictions nationales ou avec la jurisprudence encore balbutiante de l’Alien Tort Claims Act aux États unis pour prendre en compte la responsabilité au-delà de la communauté nationale.
Une responsabilité pour gérer l’interdépendance.
La responsabilité est la contrepartie de l’interdépendance. A contrario, des systèmes indépendants l’un de l’autre, où ce qui se passe dans l’un ne peut avoir d’impact sur l’autre, ne font pas naître de responsabilité commune. Cette équivalence entre responsabilité et interdépendance explique le lien intime entre l’effort mené par des personnalités politiques et intellectuelles, comme Helmut Schmidt, pour promouvoir une Déclaration d’interdépendance et par d’autres personnalités, comme Michel Rocard, pour promouvoir une Déclaration universelle des responsabilités humaines. Cette affirmation d’interdépendance vaut pour toute communauté petite ou grande. Ce qui explique la proximité avec l’idée de gestion des communs, qui implique à la fois la construction d’une communauté et la volonté d’en gérer ensemble un bien commun, qui constitue l’une des formes d’interdépendance.
La proportionnalité du savoir et du pouvoir.
La responsabilité est proportionnée au savoir et au pouvoir. Contrairement à une tendance répandue dans le milieu des droits de l’homme, il n’y a pas d’un côté les « dominés », qui doivent revendiquer des droits et de l’autre des « dominants », sommés d’assumer leurs responsabilités. Et, d’ailleurs, les groupes dominés eux-mêmes revendiquent leurs propres responsabilités, faute de quoi ils ne seraient plus les sujets de leur propre destinée. Mais ils demandent que chacun assume sa part de responsabilité et celle-ci découle de l’impact effectif ou potentiel sur les autres, d’où l’idée de proportionnalité au savoir et au pouvoir.
La responsabilité : la face cachée des droits.
Il n’y a pas d’effectivité des droits s’ils ne sont opposables à personne. D’où la formule du juriste François Ost : la responsabilité est la face cachée des droits. On le voit bien avec le développement des droits économiques, sociaux et culturels. Faute de responsabilité claire pour les rendre effectifs, nombre d’entre eux demeurent des affirmations de principe.
Une citoyenneté active et solidaire pour gérer les communs.
L’équilibre entre droits et responsabilités est la caractéristique de la citoyenneté. Une citoyenneté, autre expression de l’appartenance à une communauté, qui se réduirait à la revendication de droits, est impuissante à assurer l’intégration sociale de chacun et la pérennité de la communauté. C’est une réalité que l’on connaît bien dans la gestion des communs : elle ne résiste pas à des passagers clandestins, pas plus qu’une monnaie locale – autre forme encore d’expression d’une communauté – ne résiste à l’émission de fausse monnaie.
Au moment où la capacité à faire face à l’un des défis majeurs de l’humanité, gérer des biens communs mondiaux, le climat, la mer, plus généralement les ressources naturelles, se heurte aux deux obstacles de la souveraineté des États et du caractère encore essentiellement national du droit, cette équivalence communauté-communs-responsabilité est fondamentale. Toute gestion de communs, même ceux qui correspondent à une communauté restreinte, suppose d’ailleurs une forme de citoyenneté, au sens précisément de l’équilibre entre droit d’usage du commun et responsabilité de son entretien. Et dès lors que l’on sort d’une approche purement comptable de la gestion des communs, où chacun tient à vérifier qu’il en retire autant d’avantages qu’il ne consent d’efforts (« I want my money back », disait Margaret Thatcher à propos de l’Europe), la gestion des communs comporte une idée de solidarité – chacun contribue selon ses moyens et en bénéficie à la mesure de ses besoins – qui rejoint l’idée de proportionnalité dans la responsabilité.
Instaurer des régimes de gouvernance adaptés à la diversité des communs.
Si l’on interroge les régimes de gouvernance des communs, on constate que l’opposition entre biens publics et biens de marché, qui fonde la gouvernance actuelle, est simpliste et rend mal compte de la diversité des biens et services. D’ores et déjà, bien des services d’intérêt général, dans le domaine de l’action sociale, de l’éducation, du sport, de la culture ou de la protection de l’environnement, se situent hors de cette catégorisation binaire, de même que les entreprises de l’économie sociale et solidaire, en refusant l’opposition entre activité non lucrative et biens de marché, définissent des modalités coopératives de la production et de la consommation irréductibles à un de ces deux pôles. Allons plus loin. Un des critères de légitimité de la gouvernance est l’efficacité des dispositifs déployés. Or, par rapport à la diversité des biens et services, la classification binaire est si simplificatrice qu’elle ne permet pas de déterminer des régimes de gouvernance réellement adaptés à chacun d’eux.
Des services créés en commun au bénéfice d’une communauté.
Il n’est pas étonnant que la « renaissance des communs » se situe dans ces interstices et porte en particulier sur les services créés en commun au bénéfice de la communauté, comme dans le cas des jardins communautaires, ou concerne la gestion des ressources naturelles dont la caractéristique est d’être en quantité finie mais de se diviser en se partageant. Le modèle historique d’une telle gestion est celui de l’eau rare des régions désertiques, grâce à des canalisations souterraines acheminant l’eau jusqu’aux oasis en évitant son évaporation. Ce système est connu dans la plupart des zones arides : foggara en Algérie, qanat en Iran, khettara au Maroc. Dans tous ces cas, se crée une communauté d’utilisateurs assumant collectivement la responsabilité de la conservation à long terme de la ressource, celle de l’entretien des infrastructures et celle d’une répartition de l’eau disponible selon des règles très précises équilibrant l’effort consenti au service de la communauté et les bénéfices qui en sont retirés.
En règle générale, les institutions de gestion de cette ressource et de ces équipements sont distinctes des pouvoirs publics car le bénéfice n’en revient pas à la communauté tout entière. Les pouvoirs publics ont d’ailleurs perdu la tradition du partage des tâches en nature, y substituant l’impôt, ce qui introduit une tout autre logique où le lien commun-communauté et le lien droits-responsabilités s’estompent jusqu’à se perdre de vue. L’expérience des dernières décennies montre d’ailleurs que dès que la communauté perd sa cohésion, des systèmes de gestion des communs qui ont duré pendant des siècles peuvent s’effondrer très rapidement.
La mutualisation des savoirs et de l’expérience.
La gestion des savoirs et de l’expérience est un autre point d’application privilégié des communs. En effet la caractéristique de ce type de bien est de n’exister que par l’apport des uns et des autres, et de se multiplier en se partageant au lieu de se diviser en se partageant comme pour la plupart des autres biens. Le régime normal de gouvernance pour ce type de bien est donc la mutualisation et non le marché. Mais gérer l’expérience ne se réduit pas à poster des informations sur internet, car l’information brute est du bruit. Elle exige une communauté consciente de ses responsabilités, mettant en œuvre des procédures de contrôle et de confrontation des expériences pour en dégager des conclusions utiles à l’action.
Des régimes de gouvernance multi-acteurs collectifs.
Il est évident que le bien public n’est pas un monopole de l’action publique mais le résultat de l’action d’un ensemble d’acteurs. On le voit très clairement dans l’évolution des villes et des territoires. Les stratégies de transition vers des territoires durables ne se réduisent pas à des stratégies publiques, nationales ou locales, de la puissance publique. Elles appellent en amont un diagnostic partagé et un engagement des citoyens, en aval la combinaison des efforts des uns et des autres. Parfois, ce sont les collectivités publiques qui sont à la manœuvre et fédèrent les efforts, parfois, c’est au contraire les initiatives citoyennes ou celles des entreprises qui sont à la pointe et les collectivités publiques à la remorque. Mais peu importe, au bout du compte il faut pour réussir que toutes les forces vives s’engagent. Il en résulte un changement profond de regard sur la nature même d’un territoire : ce qui compte avant tout ce ne sont plus les structures administratives ou les politiques publiques, c’est que l’ensemble de la société locale devienne un acteur collectif.
Là aussi, le triangle communauté-communs-responsabilité devient essentiel. Car un acteur collectif attache moins d’attention à l’opposition entre administrateurs et administrés qu’au sentiment vécu de former une communauté d’action et de destin. C’est grâce à ce retrait du monopole de l’action publique sur le bien public que ré émerge avec vigueur l’idée de gestion des communs, elle-même irréductible à l’action publique, en reconnaissant qu’il faut inventer autant de régimes de gouvernance communautaires qu’il y a de communs, en faisant naître des communs nouveaux à partir des besoins qui se révèlent et ne concernent qu’une partie de la société locale ou en prenant conscience qu’une gestion multi-acteurs est supérieure à une gestion publique classique. Or, les stratégies multi-acteurs comme la gestion des communs de manière générale ne supportent pas l’à-peu-près, du moins si l’on veut que ce soient des stratégies à long terme : il est indispensable de les codifier dans des pactes de coresponsabilité où chaque acteur sait ce qu’il peut attendre des autres et ce que l’on attend de lui.
Une propriété « fonctionnelle » des ressources naturelles.
Il est aisé de constater que la gestion à long terme des ressources naturelles, de l’eau, de l’énergie, de la fertilité des sols est incompatible avec la conception occidentale, absolue, de la propriété. On peut, certes, s’en accommoder en en limitant la portée, comme le font le droit et les servitudes d’urbanisme en réduisant les marges de liberté dans l’usage des sols par leurs propriétaires, en orientant vers des usages plus vertueux et en pénalisant les usages inadéquats par le maniement de la carotte des subventions et du bâton du principe pollueur payeur. Cependant, on n’échappera pas à la nécessité d’aller plus loin : d’un côté en socialisant les usages et l’entretien de ces ressources par la gestion des communs ; de l’autre, en reconnaissant tout simplement que la propriété d’une ressource naturelle induit la responsabilité d’en maintenir l’intégrité, comme le propose le projet de « Déclaration universelle des responsabilités humaines »3. Ce que le professeur de droit international René Jean Dupuy (1989), qui fut lui aussi titulaire de la Chaire de droit international du Collège de France, appelait la « propriété fonctionnelle ». On pourrait étendre ce concept aux États en parlant de souveraineté fonctionnelle et en visant à en faire – en cohérence avec l’adoption d’une Charte des responsabilités inspirée de la « Déclaration universelle » – un principe constitutionnel au même titre et dans le même esprit que le principe de précaution. Or, cette gestion responsable des ressources naturelles ne peut se faire propriétaire par propriétaire. Elle appelle une forme ou une autre de gestion communautaire, à l’image des foggaras dont il a été question plus haut.
Une adaptation des régimes de gouvernance au niveau local.
L’expérience montre que l’établissement de normes uniformes n’est pas le meilleur moyen d’assurer le maximum d’unité et le maximum de diversité. Il est indispensable de laisser des marges de manœuvre au niveau le plus local, en application de principes directeurs élaborés en commun. Mais l’utilisation de ces marges de manœuvre transforme la fonction même des administrateurs locaux. Ils avaient, avec des règles uniformes, un simple devoir de se conformer à ces règles. Ils ont maintenant la responsabilité de rechercher, avec les citoyens, la meilleure manière de traduire les principes directeurs en règles locales. Ces normes locales sont un nouveau type de commun à établir et à gérer au niveau le plus fin.
Toutes ces transformations ne se feront pas en un jour, mais il est important d’en comprendre le sens général. Elles impliquent de longs apprentissages et c’est le cas pour l’ensemble de la gestion des communs. Des sociétés d’individus habitués à renvoyer sur la puissance publique le soin de gérer les intérêts de la communauté perdent de vue les exigences et méthodes de la coopération et de la gestion en commun, avec ce que cela peut comporter de conflits, au profit d’un double statut de contribuable et d’usager du service public. Faire la démarche inverse prend du temps. On l’observe à petite échelle en constatant la fascination qu’exercent dans de nombreux pays européens les districts industriels italiens qui reposent sur des traditions de coopération entre acteurs économiques, et la difficulté pratique à les imiter tout en en connaissant la recette.
Un des capitaux les plus méconnus et les plus précieux d’un territoire, c’est son capital immatériel, que l’on peut définir comme une accumulation de savoir-faire et d’apprentissages, s’étalant souvent sur des décennies, permettant quand un problème nouveau apparaît de « savoir comment s’y prendre », en reproduisant, sans toujours en avoir conscience, des démarches qui se sont révélées fécondes à une autre époque ou dans d’autres domaines. Ce capital immatériel peut se préparer dès l’école, par des démarches éducatives exerçant à la prise de responsabilité et à la gestion de communs. Il se prépare aussi à travers l’engagement concret dans l’action sur le terrain, au sein d’un groupe social, l’engagement dans une action collective, « politique » dans le sens noble du terme, une prise de responsabilité concrète (Ziaka, 2013 : 5). Les initiatives citoyennes de ce type offrent aux jeunes et aux adultes une forme d’apprentissage social, aux effets multiplicateurs pour l’ensemble d’une communauté, où l’on apprend ensemble au cours d’un projet d’action sociale.
D’autre part, ce capital immatériel passe, comme on l’a vu, par la capacité à identifier une communauté à un besoin à prendre en charge, par la définition des responsabilités mutuelles, par la capacité aussi à assumer et gérer pacifiquement les conflits que cette gestion personnalisée ne manque pas de faire naître, conflits qui se trouvent médiatisés, ou encore dissimulés, par le recours à l’État et au marché.
Au-delà de l’intérêt de tel ou tel commun, c’est la contribution de la renaissance des communs à la construction de ce capital immatériel des sociétés qui en est peut-être, à long terme, son apport le plus précieux en vue d’une transition systémique vers des sociétés responsables et solidaires.
Yolanda Ziaka & Pierre Calame°O°
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Pierre Calame, est Président honoraire de la Fondation Charles Léopold Mayer. Ancien élève de l’Ecole Polytechnique en France, ingénieur en chef des Ponts et chaussées. Il a été Haut fonctionnaire de l’Etat français pendant vingt ans dans divers postes, de la gestion territoriale aux relations internationales, puis dirigeant de la fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme, fph ( www.fph.ch )dédiée au dialogue sur les défis majeurs du 21ème siècle.
- Il a fondé l’Alliance pour un monde responsable et solidaire ( www.alliance21.org ) et a notamment organisé dans ce cadre, en 2001, l’Assemblée mondiale de citoyens. Pierre Calame est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : la Démocratie en miettes, Descartes et compagnie (2003) ; Essai sur l’oeconomie, ECLM (2009) ;Sauvons la démocratie !, ECLM(2012).
- Il est également fondateur du Forum China Europa ( www.china-europa-forum.net ), membre du Conseil d’orientation de l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique (www.afrique-gouvernance.net ) et président de l’association CITEGO (Cités, territoires, gouvernance : www.citego.info ).
Tous ces ouvrages sont en téléchargement gratuit sur le site www.eclm.fr.