Cinquante ans de politique française de l’environnement : évaluation et perspectives

29 janvier 2018

Résumé

Voilà un peu plus de cinquante ans que l’environnement a émergé en France comme enjeu global de politique publique. Au moment où s’amorce un nouveau demi-siècle de profondes transformations écologiques, l’article jette un regard d’ensemble sur ces cinq décennies de politique de l’environnement pour tenter d’évaluer ce qui a « fonctionné » ou pas dans ce qui a été mis en place - et en tirer des enseignements pour les politiques futures. Il met tout particulièrement l’accent sur deux points. Tout d’abord ces politiques ont dû au cours de ces cinquante années s’adapter à des problématiques très différentes - cinq grandes vagues successives qui se sont progressivement superposées - pour lesquelles il a fallu à chaque fois trouver, dans la difficulté, des réponses originales et spécifiques. L’environnement a ainsi été un des domaines privilégiés d’innovation politique, impliquant de plus en plus l’ensemble de la société. Mais cela n’a pas suffit pour éviter que – comme cela fut le cas dans les siècles passés – l’action publique soit presque constamment « en retard d’une guerre » et contrainte de rattraper à grand frais les négligences du passé. La difficulté est que cette stratégie de rattrapage et d’attentisme , souvent masquée par la communication, est désormais de moins en moins possible avec des problèmes comme l’effet de serre et la disparition de la biodiversité – ce qui fait de la gestion du temps une des priorités majeures des politiques futures de développement durable – à coté d’autres enjeux abordés en conclusion.

Mots-clés associés : |

Auteur·e

Theys Jacques

Jacques Theys, vice-président du Plan Bleu pour la Méditerranée, a été enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales, responsable de la prospective au ministère du Développement durable et directeur scientifique de l’Institut français de l’environnement (IFEN). Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur le développement durable, notamment, dans cette revue : « Le développement durable face à sa crise : un concept menacé, sous-exploité ou dépassé ? » (2014) et « L’approche territoriale du « développement durable », condition d’une prise en compte de sa dimension sociale » (2002).
Vice-président de la Société Française de Prospective


  Introduction.

Périodiquement l’actualité nous confronte avec des questions d’environnement très diverses qui surgissent comme autant d’événements momentanés ou d’informations ponctuelles : une conférence sur le climat à Paris , des négociations sur le glyphosate à Bruxelles , des catastrophes dans les Antilles , une manifestation à Notre Dame des Landes , le projet d’interdire la circulation des voitures à essence à Paris en 2030….Ces événements - que l’actualité met ainsi transitoirement sur le devant de la scène - ne sont pourtant le plus souvent que la suite ou la conséquence d’une longue histoire , car ce qui fait la caractéristique majeure de la plupart des problèmes et des politiques d’environnement est de se dérouler dans le temps long - celui à la fois de la nature et des transitions écologiques. Il est donc important de les replacer une perspective historique, ne serait-ce que pour mettre en évidence ce rôle majeur du temps. C’est à quoi s’attache ce texte qui porte sur les grandes évolutions de la problématique et de la politique de l’environnement depuis les années 60.

Voilà en effet un demi-siècle que l’environnement a émergé comme enjeu scientifique, politique et de société [1] . En cinquante ans des progrès extraordinaires ont été réalisés dans l’institutionnalisation des questions écologiques, dans leur connaissance et leur prise en compte à tous les niveaux : un ministère passé, en France, au troisième rang gouvernemental ; la création d’un parti ; des mobilisations associatives, citoyennes, internationales importantes ; tout un milieu professionnel, scientifique, industriel qui s’est constitué ; un cadre législatif et normatif jugé par certains surabondant ; des moyens de recherche , d’information , et même de prospective qui n’ont plus rien à voir avec ceux qui existaient dans les années 60 . Des progrès dont on peut cependant penser qu’ils n’auront pas été à la mesure des énormes transformations qu’ont connues la planète et notre pays au cours de cette même période.

Au moment où se prennent des décisions qui vont déterminer en large partie ce qui va se passer pour la suite de ce siècle, il est utile de faire un retour critique sur ces décennies décisives, de revenir sur les progrès et les échecs, sur ce qui a ou n’a pas « fonctionné » - et ceci pour en tirer des enseignements utiles pour le demi-siècle très différent dans lequel nous sommes maintenant engagés.

Il ne s’agira pas ici d’essayer de dresser un bilan écologique de ces cinq dernières décennies ; ni de faire une évaluation des différents instruments de politique publique ; mais de jeter sur cette période un regard global en privilégiant un angle d’attaque particulier qui est celui du temps - temps de la nature, temps de la société et temps de l’action. Dans le domaine de l’environnement en effet, et c’est sans doute une de ses spécificités majeures, il ne suffit pas de faire quelque chose, il faut le faire à temps. Avant c’est trop tôt ; après c’est souvent trop tard – en raison, notamment, de l’importance qu’y jouent les effets cumulatifs ou les irréversibilités. Or il y a malheureusement beaucoup de raisons pour que cette lutte contre le temps se passe mal. La nature a des rythmes qui ne sont pas ceux de la société et que nous maîtrisons mal – avec, par exemple, de fortes inerties ou des effets de seuil mal connus. Les grands facteurs qui influent en amont : la démographie, les formes urbaines, les grands systèmes techniques ou énergétiques, les modes de vie ou valeurs, les infrastructures, sont comme des paquebots géants dont les cours sont difficiles à infléchir. Et les cycles politiques , qui vont de la reconnaissance des problèmes à leur résolution , sont , dans ce domaine de l’environnement, particulièrement longs - souvent 30 à 40 ans ; et en large partie déterminés par des aléas – crises , accidents , rares fenêtres d’opportunités politique .Trouver la bonne adéquation entre les temporalités de la nature, celles de la société ou de l’économie et celle des politiques n’est pas facile ; et les échecs, en la matière, se payent souvent par des coûts de dommages, d’adaptation, ou de réparation qui peuvent être extrêmement lourds ou même par des impasses – et ceci pour parfois plusieurs générations. Avons-nous au cours du demi siècle précédent mieux réussi qu’auparavant à maîtriser cette difficulté - et surtout appris à le faire ? C’est la question abordée dans les pages qui suivent.

  Des sociétés constamment en retard d’une guerre.

L’expérience historique montre en effet que, malheureusement, cette lutte contre le temps a été, avant les années 60, globalement peu efficace [2] . Il y a toujours eu dans le passé un fort décalage entre la réalité physique des problèmes, leur émergence, et leur prise en compte effective par la société : plusieurs décennies, parfois plusieurs siècles. Les questions d’hygiène – liées à la concentration des populations dans les villes à partir du 12éme siècle – n’ont commencé à recevoir de réponses concrètes qu’à partir du 19éme – malgré la multiplication d’ordonnances royales restées inappliquées. Celles consécutives à la première révolution industrielle n’ont suscité de réactions adaptées qu’après les grands épisodes de pollution des années 1950 – peu avant que ne commencent à fermer en Europe les premières usines de charbon – et, là encore, malgré des lois adoptées bien avant. En simplifiant, il est possible de dire que chaque génération a cherché à résoudre les problèmes qui étaient ceux de la génération précédente - laissant aux suivantes le soin de prendre en charge, avec des coûts de rattrapage importants, ceux qu’elle anticipait mal. La question est donc : avec des moyens sans commune mesure par rapport au passé, le demi siècle qui s’achève a-t-il réussi à ne pas être – comme les autres - en retard d’une guerre ?

 Un demi siècle confronté à cinq grandes vagues très différentes de questions écologiques.

Pour répondre à cette interrogation il est important de bien distinguer les catégories d’enjeux environnementaux auxquels nous avons été confrontés depuis les années 60. Car ce qui fait la spécificité majeure de ces décennies, c’est le fait que dans un intervalle de temps relativement bref à l’échelle historique nous avons dû affronter plusieurs vagues de questions écologiques qui - en réalité - sont de nature très différente et n’ont en commun ni la même histoire, ni les mêmes relations à la nature, ni les mêmes acteurs, ni la même portée physique ou géographique. Entre le rattrapage des problèmes locaux d’hygiène qui a commencé dans les années 60 et les enjeux actuels liés au climat ou à la troisième révolution industrielle ce sont, en réalité, cinq grandes vagues de questions écologiques qui se sont succédées et se sont superposées en quelques décennies. Et c’est par rapport à ces cinq vagues très spécifiques qu’il faut essayer d’évaluer nos succès ou nos échecs.

 Première vague : Les questions d’hygiène.

La première vague qui arrive au début de ce demi-siècle, c’est celle des problèmes liés à l’hygiène – l’alimentation en eau, l’assainissement et l’épuration, la collecte et le traitement des déchets, l’accès aux espaces vert, la qualité des milieux… Ce n’était naturellement pas une question nouvelle, mais au début des années 60, la situation en France – comme dans beaucoup de pays d’Europe- n’était pas très brillante avec quasiment pas d’épuration, des rivières prises pour des égouts, un manque criant d’espaces verts, une collecte régulière des déchets couvrant à peine 40 % de la population, une pratique assez généralisée de la mise en décharge. C’est la mérite des responsables des années 60 , relayés par le ministère de l’environnement créé en 1971 , d’avoir trouvé -avec, notamment, la création des Agences de Bassin ( Loi sur l’eau de 1964 ) , la mise en place des syndicats intercommunaux mixtes , la Taxe d’enlèvement des ordures ménagères puis la loi de 1975 sur les déchets – les moyens financiers ou institutionnels permettant de faire localement les énormes investissements nécessaires , là où ni les systèmes de concession privés mis en place un siècle auparavant , ni les financements sur seuls budget publics n’avaient réussi à le faire . Avec le temps et l’action de l’Europe les efforts indispensables ont pu, pour l’essentiel, être réalisés mais il s’agissait surtout de rattraper des actions qui auraient dû être faites depuis longtemps.

Les solutions de financement ainsi trouvées avaient l’avantage et l’inconvénient d’être relativement peu visibles et donc trop peu incitatives pour beaucoup de consommateurs – qui en assurent pourtant la charge essentielle. Cela n’a pas facilité la maîtrise des coûts, qui ont sensiblement augmenté, ni surtout celle des flux de pollution ou de déchets en amont. Deux questions qui n’ont pas trouvé de solution satisfaisante malgré des décennies d’injonction et posent aujourd’hui des problèmes non négligeables de soutenabilité et d’innovation. Entre temps les questions se sont aussi en partie déplacées vers des approches plus globales de santé urbaine, de bien être, de cycles écologiques, des produits ou des matériaux … avec la difficulté d’aborder de manière concrète des notions aussi larges.

 Seconde vague : Pollution industrielle, risques et conservation de la nature « extraordinaire ».

La seconde vague arrive aussi au début des années 60, et nous situe au cœur de la conception classique de l’environnement avec à la fois les questions de pollution industrielle et de protection de la nature remarquable. Elle est liée à la prise en compte tardive des contre coups de la première révolution industrielle. Il peut sembler choquant d’associer ces deux thèmes – ce sont deux mondes évidemment bien différents – mais il faut se souvenir qu’au moins en Europe, l’intérêt pour la protection de la nature s’est développé au XIXème siècle en réaction aux ravages de l’industrialisation. Et il faut aussi se rappeler que la Ministère français de l’environnement a été créé par G. Pompidou en partie comme contre point à la politique de modernisation industrielle dont il était l’ardent partisan.

Il y avait eu déjà de nombreux et lointains antécédents : les lois de 1810 et 1917 sur les établissements dangereux et insalubres, la création des premiers Parcs nationaux aux Etats-Unis dés la fin du 19ème, des décennies de réunions internationales sur la conservation de la nature , la loi de 1930 sur la protection des sites …Mais ce n’est en effet que dans les années 60 -70 que s’est construite en France à la fois les politiques de protection de la nature et de lutte contre les pollutions industrielles et les risques avec, notamment , la loi de 1960 sur les Parcs Nationaux , celle de 1961 sur la pollution de l’air , la transfert au corps des Mines de la responsabilité des installations classées après l’accident de Feyzin (en 1969) , puis les lois de 1976 sur la protection de la nature et la pollution industrielle et la création du Conservatoire du littoral . Là encore il s’agissait en grande partie d’un rattrapage – l’industrie lourde était presque à son apogée dans les années 60, et la modernisation de l’agriculture avait déjà profondément transformé la nature depuis la fin de la guerre. Mais tout n’était pas joué au début de cette seconde vague. Beaucoup restait encore à sécuriser et à protéger.

Avec les politiques de protection de la nature et le contrôle des installations classées – auquel il faut associer la gestion des risques industriels et naturels – on est historiquement au cœur de la politique française de l’environnement avec des interventions directes de l’Etat menées sous le régime de l’exception et des actions qui prennent la forme du confinement, du « containement », de la sécurité civile. Mais ce qui fait la force de ces politiques dans un système centralisé en explique aussi les faiblesses- avec la difficulté de passer d’une action conduite essentiellement par l’administration à une prise en charge par tous ; de la conservation de la nature « extraordinaire » à la gestion de la nature ordinaire ; et de politiques de confinement ou de sécurité technique à une gouvernance partagée des risques et des situations de crise. Dans quelle mesure cette évolution a-t-elle réussi – dans un contexte de décentralisation et de rétrécissement du rôle de l’Etat ? La culture de la sécurité s’est largement diffusée et les pollutions industrielles se sont réduites – en partie d’ailleurs grâce à la désindustrialisation. Les espaces naturels les plus remarquables ont été sauvegardés –y compris sur un tiers du littoral. Mais notre vulnérabilité à des catastrophes majeures est devenue plus grande, les héritages des anciennes industries n’ont pas été soldés, et – comme va le voir - les conséquences sur la nature ordinaire et les paysages des transformations du territoire ont été insuffisamment prises en compte. Un bilan qui est donc ambigu.

 Troisième vague : Société de consommation et mutations territoriales liées à la seconde révolution industrielle .

Avec les deux premières vagues nous avons presque tout ce qui constituait à l’origine la politique l’environnement. Mais il s’agissait encore – au moins au départ - de rattraper ce qui n’avait pas été fait dans les périodes précédentes. Ce qui est spécifique au demi siècle qui vient de s’écouler, ce qui émerge avec lui , ce sont les vagues suivantes , et d’abord la troisième – celle des conséquences pour l’environnement et la santé de l’entrée dans la société de consommation et des mutations industrielles , urbaines et territoriales – historiquement sans précédent - liées à la seconde révolution industrielle et aux Trente glorieuses [3] – chimie de synthèse , industrialisation de l’agriculture , banalisation de l’automobile , mobilité généralisée, équipement et transformation des villes et des territoires , civilisation des loisirs ...

C’est autour de ces thèmes, plus encore que sur les précédents, qu’à partir des années 60 les associations se mobilisent ; que la pensée écologique se construit en large partie (critique de la consommation) ; et que les classes moyennes se sentent progressivement concernées et engagées. Et c’est aussi vers eux que les préoccupations politiques se déplacent à partir de la période giscardienne (de 1974 à 1981) – pendant laquelle les problèmes liés à l’urbanisme de tours et de barres, à « la France défigurée », au cadre de vie et à la qualité de vie sont placés au centre de l’agenda.

Pour les grands ensembles , la réaction venait trop tard , mais sur beaucoup d’autres aspects , les jeux n’étaient pas faits : on en était encore dans les années 60 à l’adolescence de la société de consommation ( avec, par exemple , trois fois moins d’automobiles qu’aujourd’hui ) ; la plupart des grands équipements – autoroutes , TGV , lignes à haute tension – n’étaient pas encore construits ; l’étalement urbain n’était pas encore amorcé (l’inflexion date du milieu des années 70) ; et la politique agricole commune ne faisait que commencer. Il était donc encore temps d’anticiper.

C’est ce qui s’est passé en effet dés le milieu des années 70 avec les premiers rapports sur le gaspillage ; mais aussi et surtout l’importation des Etats-Unis des études d’impact , prélude à la mise en place d’une action collective réflexive - avec la loi de 1977 sur le contrôle des produits chimiques, la modification des enquêtes publiques , les indicateurs , les labels , la certification , la démocratisation du débat public , l’accès à l’information …Dans une tradition plus planificatrice , ou dans la perspective contractuelle ouverte dés les années 60 par les parcs régionaux , l’environnement a par ailleurs été progressivement intégré dans l’aménagement de l’espace avec, notamment, les lois littoral et montagne, et, à la fin des années 90, l’introduction du développement durable dans les politiques locales .

Tout cela a eu son utilité. Mais globalement on en est malheureusement resté très loin de l’idéal porté en 1986 par Ulrich Beck d’une société réflexive, transparente à elle-même et écologiquement responsable. La consommation par habitant a été multipliée par trois et le gaspillage est devenu la norme. Les villes se sont segmentées et étalées et la dépendance à l’automobile s’est accélérée - rendant difficile une réelle amélioration de la qualité de l’air dans les grandes agglomérations. L’appétit pour les infrastructures n’a été freiné que par les difficultés financières, entraînant un morcellement de l’espace et une banalisation des paysages – y compris urbains. Le choix d’une agriculture intensive, fortement réaffirmé dans les années 80 [4] , a profondément transformé les territoires ruraux, avec des conséquences majeures à la fois sociales et sur l’environnement .Et il faut bien, par exemple, constater – 6O ans après la publication du livre de Rachel Carlson (Le printemps silencieux ) – que des injonctions répétées (dont celle du Grenelle) ont été impuissantes à inverser le bond en avant de la consommation de pesticides ; la France gardant (et de très loin) la première place en Europe pour leur usage.

A partir du milieu des années 80, l’Acte Unique européen, la décentralisation puis l’impératif du développement durable ont sensiblement modifié la gouvernance de ces questions avec un rôle croissant des normes et directives européennes et une implication directe beaucoup plus forte des collectivités locales, des entreprises et de la société civile, notamment à travers les agendas 21 ou la responsabilité sociale des entreprises [5] . Si ces politiques ont été assez efficaces – car moins conflictuelles – améliorant globalement la qualité de vie et des produits, il faut ajouter qu’elles ont plutôt favorisé les centre villes et la consommation des classes relativement aisées – l’un des principaux échecs des politiques de l’environnement passées étant de n’avoir pas su intégrer la dimension sociale  [6] .

On pourrait longuement discuter des raisons pour lesquelles il n’a pas été possible d’aller plus loin. Outre le poids déterminant des intérêts et logiques économiques, il faut au moins en citer trois. D’abord tout n’a pas été fait pour donner à chacun – et en particulier aux citoyens – les moyens de se prononcer et de réagir dans ces domaines qui concernent pourtant la vie quotidienne : une information claire et indépendante (comme l’avaient souhaité les concepteurs de l’Institut Français de l’Environnement, supprimé en 2005), des incitations efficaces, des alternatives politiques et économiques crédibles, et une capacité réelle à influencer le débat démocratique. Politiquement l’environnement a été cantonné dans un domaine technique et la multiplication de procédures très encadrées et contrôlées par les experts a plus servi à éviter qu’à ouvrir le débat sur les solutions alternatives – dans un contexte de méfiance par rapport à toute forme de démocratie directe. Inversement, mais avec les mêmes effets, il est probable que l’on a – volontairement ou pas – survalorisé les marges de manœuvre réellement disponibles pour l’action individuelle et sous estimé les divisions que continue à susciter l’environnement - divisions dont François Ewald a bien montré qu’elles n’opposaient pas seulement les groupes sociaux entre eux ou l’intérêt général contre l’intérêt individuel mais passaient à l’intérieur de chaque individu, à la fois consommateur, habitant ,salarié, citoyen [7] . Enfin et surtout il est resté pendant toute ces décennies une contradiction majeure due au fait que l’Etat – qui devait assurer un rôle essentiel de régulateur et de protecteur - était en même temps, pour des raisons tout aussi légitimes, le principal promoteur des politiques d’équipement et de développement (notamment dans les secteurs comme l’automobile et l’agriculture). Derrière un unanimisme de façade, nous n’avons pas réussi à construire sur ce thème de l’environnement une culture vraiment partagée et un consensus démocratique allant au-delà des 15 % de la population qui y sont, de manière étonnamment stable, attachés – consensus et culture partagée qui seuls auraient permis d’aller au delà des stratégies « gagnant-gagnant » ou de compensation effectivement menées.

 Quatrième vague : Risques globaux, biodiversité, ressources, climat, énergie.

Toutes les questions précédentes ont occupé une place centrale dans le débat sur l’environnement pendant une bonne partie de la période évoquée ici. Mais elles sont aujourd’hui « recouvertes », par une quatrième vague, apparue également à la fin des années 60, mais qui n’a pris son essor que depuis les années 90, qui est celle des problèmes globaux, de la biodiversité planétaire, des ressources mondiales et du climat. Il y a naturellement des relations avec la vague précédente, mais de nos jours, quand on pense à l’urbanisation massive ou au basculement dans la société de consommation, c’est beaucoup plus à la Chine, à l’Inde ou au Brésil auxquels nous pensons ; et nous accordons, à juste titre, une importance majeure aux bouleversements écologiques qui se passent à l’échelle globale – avec une population passée en 50 ans de 3 à 7 milliards d’habitants et un PIB multiplié par 6.

La prise de conscience de ces risques globaux s’est faite beaucoup plus tôt qu’on ne l’imagine – également dés la fin des années 60 (et même plus tôt si l’on inclue les craintes de conflit nucléaire) –mais seulement par paliers : pluies acides et pollution ou surexploitation des mers à la fin des années 60, rapport du Club de Rome en 1972, questions climatiques à la fin des années 70, rapport Brundtland et érosion de la biodiversité planétaire dans les années 80 , Conférence de RIO en 1992….Cette perception s’est ensuite diffusée plus ou moins rapidement ,et non sans controverse , dans chaque pays et dans les sociétés civiles – grâce,notamment, à l’action des scientifiques et des ONG. En France c’est plutôt par le biais de notre dépendance en énergie (marées noires incluses) que cette prise de conscience des interdépendances globales s’est faite. Et il y a eu en effet constamment de fortes interférences entre la manière dont nous avons réagi aux problèmes globaux et la façon dont nous avons fait face à cet autre défi majeur qui a été la nécessité de nous préparer à une transition énergétique progressivement considérée comme indispensable – avec d’ailleurs comme conséquence de lier étroitement action sur le climat et prix du pétrole ou réactions au nucléaire.

Presque totalement dépendante de l’extérieur pour sa consommation d’énergie fossile, la France réagit en effet très vite à la crise du pétrole de 1973, choisissant la voie du presque tout nucléaire électrique – là où, par exemple, les Pays Bas décident de couvrir le pays de pistes cyclables. Préparée par notre engagement préalable dans le nucléaire militaire, la décision est prise quelques années avant que n’émerge la problématique du climat et résistera aux contre chocs pétroliers des années 80-90. Ce choix du nucléaire – qui présente en lui-même des risques majeurs et va pour cela fortement structurer les mobilisations écologiques – est à la fois un atout et un handicap important dans la prise en compte française des problèmes climatiques et globaux. A court terme, au tournant des années 70-80, cela conduit à la politique de la chaise vide au niveau international, par crainte de se voir imposer un contrôle du nucléaire par des instances globales (voir l’affaire du Rainbow Warrior). A très long terme il expose à plusieurs autres handicaps préoccupants : la marginalisation des recherches et des investissements sur les énergies renouvelables, une polarisation excessive sur le nucléaire des débats sur la transition énergétique ; et surtout, comme en Allemagne ou au Japon, le risque d’avoir à gérer une sortie difficile ou une fin de cycle de cette forme d’énergie. Mais à moyen terme, en l’occurrence de la fin de la fin des années 8O à aujourd’hui, il donne à la France un avantage comparatif important en termes d’émissions de gaz à effet de serre et ouvre donc la possibilité de prendre des initiatives en matière climatique – ce qui va, en effet, être fait.

A la fin des années 80, la fin de la guerre froide ouvre effectivement une opportunité pour des décisions au niveau global. Après le succès de la conférence de Montréal sur la couche d’ozone, une concurrence s’organise entre les grandes puissances sur la capacité « à bien gérer la planète » - que le magazine Time désigne comme « homme de l’année » en 1989. En même temps que pour la première fois le G7 de la Grande Arche met à son agenda la question climatique, Michel Rocard obtient de 35 pays – dont la RFA, l’Inde, le Japon, le Brésil, l’Australie ou les Pays Bas – qu’ils acceptent dans la Déclaration de la Haye, la mise en place d’une Agence Internationale sur le Climat avec des pouvoirs normatifs, des financements propres et des pouvoirs de contrôle [8] . Malheureusement les Etats-Unis font savoir qu’ils ne feront rien sans certitudes scientifiques – ce qui conduit à privilégier l’installation du GIEC, dont on attend qu’il apporte ces assurances. Avec, quelques années ou décennies plus tard, la déception créée par les mécanismes économiques mis en place à Kyoto, et le choix fait, en 1992, en France, de ne pas créer de taxe carbone, on peut se demander si ce défaussement sur les scientifiques de la responsabilité d’orienter les politiques climatiques n’a pas finalement fait perdre deux décennies qui ne se retrouveront, hélas, jamais.

Il faut en effet attendre le milieu des années 2000 et le troisième choc pétrolier pour que s’ouvre réellement l’opportunité de s’engager dans des politiques de transition énergétique et climatique actives. Ce sera le Grenelle de l’environnement, puis la loi de transition énergétique de 2015. Malheureusement la crise économique survenue très rapidement après ce troisième choc – comme la surdétermination de la politique énergétique par le nucléaire - vont rendre concrètement très incertaine la réalisation des engagements très ambitieux pris dans ces différents textes. Le succès de la Conférence de Paris de 2015 ne parviendra pas à effacer le sentiment que dans ce domaine des changements globaux les politiques de l’Etat ont atteint leur limite, et que les instruments dont elles disposent ne sont pas à la mesure des transitions à la fois urgentes et de long terme qu’il faudrait engager [9] .

 Cinquième vague : Une nouvelle génération, mal perçue, de risques ( et d’opportunités ) pour l’environnement .

Tout se passe aujourd’hui comme si l’agenda politique a été clos à la Conférence de Rio - qui a mis au premier plan les problèmes globaux. Mais l’histoire ne s’arrête jamais et ne s’est évidemment pas arrêtée en 1992 à Rio. Il faut en effet ajouter aux vagues précédentes une cinquième et dernière vague, souvent oubliée, qui est simplement liée au changement de monde, à la troisième révolution - technologique, économique, géopolitique, ou culturelle - que nous expérimentons déjà depuis 25 ans, avec, elle aussi, des conséquences écologiques.

En 1998, dans une enquête lancée par le groupe de prospective du Ministère de l’environnement, des scientifiques du monde entier furent interrogés pour savoir « s’ils pensaient que les problèmes d’environnement du XXI me siècle seraient les mêmes ou différents de ceux du XXème ? » [10] . A la quasi unanimité des répondants leur message fut de dire que beaucoup d’enjeux resteraient évidemment communs mais qu’il fallait aussi s’attendre à l’émergence d’une nouvelle génération de risques complètement différents liés , notamment , aux nouvelles technologies (nanotechnologies , biotechs , technologies de l’information , nouvelles énergies ..) , à l’aggravation des conflits sur les ressources , aux effets du changement climatique , aux nouveaux virus , aux combinaisons de polluants en trace ou perturbateurs endocriniens ; mais aussi au traitement des héritages ( sols pollués , centrales à démanteler …), à la géo ingénierie, au terrorisme écologique , à la manipulation de l’information…Cette liste , non exhaustive, illustre bien ce qu’est cette cinquième vague.

Plusieurs de ces questions ont déjà largement émergé depuis de nombreuses années dans le débat public. Et nous avons dans les années 90-2000 inventé puis introduit dans la Constitution le principe de précaution pour les aborder un à un avec des agences et des associations qui s’en préoccupent. Il y aurait sans doute des commentaires à faire sur la manière dont ce principe a été interprété et on peut s’étonner qu’il n’ait pas conduit à investir beaucoup plus – comme il le suggère – dans la connaissance des impacts des nouvelles technologies. Dans le débat sur les nanotechnologies, par exemple, le public a été mis en situation de se prononcer sur des questions compliquées alors que les recherches n’étaient pas lancées pour y répondre. Et à force d’être invoqué de manière abusive, notamment par les médias, le principe a perdu une part de sa légitimité. Mais en fait, ce n’est pas tant la capacité que nous avons ou pas d’anticiper et de prendre en compte individuellement chacun de ces risques émergents qui pose le problème majeur que la difficulté à concevoir que nous sommes en face d’une nouvelle vague complètement différente. Le message de l’enquête de 1998 n’a pas été entendu. Nous n’avons pas pris la mesure du changement de nature des risques écologiques (et des opportunités nouvelles) qui résultent à la fois des héritages que nous n’avons pas soldé (dont le meilleur exemple est celui de l’effet de serre) et de la révolution démographique, socio économique et technologique dans laquelle nous sommes engagés depuis 25 ans – et qui n’est encore qu’amorcée….

 Un regard d’ensemble sur les cinquante dernières années.

A la lumière des cinq vagues précédentes, qui se recouvrent aujourd’hui, on mesure à la fois l’extrême diversité des enjeux que recouvre la problématique de l’environnement et l’ampleur historique du saut qui a du et pu être fait dans sa prise en compte au cours du demi siècle écoulé. Il faudrait beaucoup plus de pages pour en faire une évaluation sérieuse [11] . On se limitera donc à quelques observations dans la perspective des décennies à venir.

Malgré des moyens qui ont été constamment contingentés [12] , la France est aujourd’hui plutôt bien classée dans les classements internationaux avec des centre villes beaucoup plus agréables à vivre qu’il y a cinquante ans, une qualité des milieux qui s’est améliorée, une sécurité contre les risques industriels correspondant aux meilleures exigences internationales, des espaces protégés relativement étendus. Mais ces progrès, très inégaux selon les territoires, n’ont pas profité à tout le monde ; et surtout n’ont pas permis de nous engager résolument vers une transition énergétique et écologique comparable au virage pris dans beaucoup de pays du nord de l’Europe. Nous restons en effet encore au milieu du gué dans de nombreux domaines comme le diesel, les énergies renouvelables, les pistes cyclables dans les villes, le recyclage, l’agroalimentaire écologique, la sauvegarde des grandes continuités naturelles, les questions de santé - environnement… tandis que la biodiversité ordinaire continue à régresser et que l’avantage en matière de gaz à effet de serre ne tient qu’à cause du nucléaire…

Ces retards et ces inégalités reflètent une grande prudence dans l’engagement politique. La majeure part de l’énergie déployée au cours de ces décennies l’a été pour rattraper les retards accumulés auparavant – aux dépens de la prévention de nouveaux problèmes, et cela malgré les progrès faits dans les outils d’anticipation et d’information. Nous sommes parvenus à corriger les erreurs passées, par exemple en transformant en marchés ou emplois les pollutions classiques ou en sauvegardant ce qui pouvait encore l’être de la nature remarquable dans les espaces peu denses. Mais dans beaucoup de cas nous n’avons toujours pas réussi à ne pas être en retard d’une guerre – avec des politiques plus réactives (s’attachant à gérer intelligemment les effets) que proactives (visant à infléchir les dynamiques socioéconomiques en amont). Le temps a souvent été utilisé comme une variable d’ajustement , avec l’abus d’effets d’annonces ou des programmes « virtuels », reportés ensuite à plus tard – comme par exemple dans le domaine de l’eau où les objectifs fixés en 1969 pour 1985 aux Agences de Bassin étaient les mêmes pour 2005 .A un moment l’implication de l’Europe a certes accéléré les dynamiques, mais avec la crise de la gouvernance européenne ou mondiale, l’intervention d’instances internationales s’est avérée être au moins autant un frein qu’une incitation. Or ce que l’histoire de ces cinquante dernières années nous apprends finalement d’essentiel, c’est qu’à chaque vague, le temps de la nature a, lui, à chaque fois, compté un peu plus - avec des irréversibilités à chaque fois plus importantes et un temps pour l’action un peu plus compté. A l’avenir il sera de moins en moins possible de se reposer sur l’attentisme et sur des stratégies de réparation - ce qui, contrairement à la période précédente, va faire du temps de l’action une dimension déterminante [13] .

A coté des raisons classiquement invoquées pour expliquer ces avancées ou retards - motivations politiques et poids des écologistes, intérêts ou oppositions économiques, opportunités ou contraintes techniques, stratégies ou blocages corporatistes, accords ou désaccords internationaux - il faut insister sur un facteur sans doute encore plus déterminant pour l’avenir qui est la dimension socio culturelle. Ce n’est pas principalement parce que les alertes n’ont pas été données ou que les messages scientifiques n’ont pas été clairs que les actions n’ont pas été engagées ou reportées à plus tard, mais parce que trop peu a été fait pour que la société soit prête à les entendre. Durant ces cinquante dernières années, l’environnement s’est considérablement professionnalisé, les connaissances ont fait un bond en avant gigantesque, mais la coupure s’est élargie entre un discours de plus en plus technique et spécialisé et une grande partie de la population. Entre la rubrique scientifique, les leçons de morale, et l’appel sans cesse ressassé à de bonnes pratiques (par exemple sur le tri des déchets) la communication et les médias n’ont pas su trouver de quoi intéresser durablement le public ni surtout à montrer la profondeur et la multiplicité des dimensions de la crise écologique en cours – au delà des risques pour la santé et de la sensibilité au naturel. Ni l’ouverture de processus de participation très contrôlés, ni la transformation de l’écologie en parti n’ont convaincu d’en faire un enjeu politique central ; et l’environnement est resté en France un thème sectoriel alors qu’il est devenu dans certains pays, une composante transversale de la recomposition économique ou démocratique. Mais surtout, faute d’une prise en compte suffisante de sa dimension sociale, l’environnement n’a pas réussi réellement à mobiliser au-delà des 15 % issus des classes moyennes. C’est du dépassement de ces obstacles socioculturels que dépendra en large partie notre capacité à faire face aux défis très différents qui seront ceux des cinquante prochaines années.

 D’un demi-siècle à l’autre.

Même si les vagues qui suivront ne feront pas disparaître les précédentes -et si ruptures qui se sont produites dans les 2O dernières années annoncent déjà très largement ce qui se passera dans le demi siècle à venir - il faut imaginer ce dernier comme radicalement différent du précédent – avec des problèmes qui vont totalement changer d’échelle.

Tout d’abord les contraintes « externes » et le poids des héritages vont jouer un rôle sans commune mesure avec le demi siècle passé. On sait que le retard pris sur le climat rend déjà pratiquement inaccessible l’objectif raisonnable d’un réchauffement inférieur à 2 degrés, ce qui va, plus rapidement que prévu, nous situer dans une zone de grande incertitude et de bouleversements majeurs, s’accompagnant de mouvements de population massifs, qui affecteront toutes les activités et tous les territoires [14] . On se rend compte aussi de l’importance des hypothèques qui vont peser, par exemple, sur les sols ou les océans. Les pressions sur les ressources et la biodiversité liées à une population (désormais massivement urbaine) de 1O milliards d’habitants dans cinquante ans et à un PNB triple d’aujourd’hui seront en même temps telles qu’elles rendront pour la première fois très concrètes la notion de limite évoquée en 1972 par le rapport du Club de Rome. C’est la signification profonde du concept d’anthropocéne qui exprime qu’en devenant un facteur déterminant de transformation de la nature c’est toute l’humanité qui va désormais en être fortement dépendante.

Cela ne veut pas dire que les enjeux locaux spécifiques à la France vont disparaître – ne serait ce que parce que la transition démographique, urbaine ou agricole n’est pas achevée dans notre pays [15] et que les transformations de l’environnement global vont avoir des effets en chaîne sur tous les problèmes « classiques » liés aux trois premières vagues évoquées précédemment. Il faudra donc à la fois s’adapter à des contraintes majeures en large partie déterminées par l’extérieur, reprendre sur de nouvelles bases beaucoup des questions qui ont émergé dans le demi-siècle précédent, et essayer de mieux anticiper les vagues suivantes…

Face à l’ampleur de ces trois défis la période à venir va heureusement disposer de nombreux atouts qui n’existaient pas dans les cinquante dernières années. D’abord une expérience en large partie acquise et des engagements politiques déjà pris (à tous les niveaux : mondial - comme l’accord de Paris - européen ou national). Ensuite une conscience des urgences et une sensibilité de l’opinion et de nombreux pays –dont la Chine – beaucoup plus fortes -s’accompagnant d’une attention plus affirmée des nouvelles générations à la proximité, à l’usage, à la sobriété ou au naturel. Enfin et surtout des marges d’action, d’innovation, de créativité et de mobilisation pour les entreprises et la société civile incomparablement plus étendues que précédemment - liés aux nouvelles technologies ou à l’évolution vers des sociétés de la connaissance, mais aussi aux perspectives d’une nouvelle révolution industrielle liée à l’économie verte et au désir de pratiques sociales différentes.

Malgré cela les choix politiques seront beaucoup plus sous tension que dans les décennies précédentes – dans un contexte marqué aussi par la faible croissance, le manque d’argent public et le sentiment - que ne devrait malheureusement pas effacer la Conférence de Paris - d’une possible inanité des efforts (avec les risques de « passagers clandestins » et la dépendance aux choix faits ailleurs). Les stratégies gagnant-gagnant ne seront plus suffisantes et surtout, comme cela a été dit, la contrainte de temps va devenir beaucoup plus déterminante. Diviser par trois d’ici 35 ans l’empreinte carbone de chaque français [16] – ce qui seul devrait permettre d’atteindre en 2050 l’objectif équitable (et indispensable) d’un quota carbone commun pour chaque habitant de la planète - supposera de prendre des mesures qui vont très au-delà de celles qui sont déjà engagées et, notamment, au-delà des solutions technologiques (dont on s’accorde à dire qu’elles ne représenteront que 50 % du chemin à parcourir). Et ce n’est là qu’un exemple. Des décisions très difficiles devront être prises et surtout maintenues dans le temps sur de très nombreux enjeux comme le développement des nouvelles technologies, les gaz de schiste, l’exploitation ou pas de l’Arctique et plus généralement des réserves fossiles existantes [17] , le redémarrage ou pas du nucléaire, le prix des énergies et du carbone, le financement de la transition , la mise en place d’une véritable économie circulaire – mais aussi sur la politique industrielle , agricole ou touristique ; la mobilité, le logement ou l’usage des sols ; les politiques migratoires ou d’aide au développement ; la sécurité civile, etc. Quels que soient les avantages économiques à moyen terme et les bénéfices à long terme qu’il pourra y avoir à faire de tels choix dans le sens de la transition écologique il est difficile d’imaginer qu’ils puissent l’être efficacement sans que soient remédié à quatre des insuffisances qui ont caractérisé les politiques d’environnement des vagues précédentes – l’enclavement, l’excès de technocratie, le manque d’attention au social et l’attentisme.

Sans remettre en cause l’utilité d’actions spécifiques, c’est sans doute d’abord, de la capacité à décloisonner la problématique de l’environnement, de la sortir du kaléidoscope d’interventions sectorielles, que dépendra dans les décennies à venir la possibilité de mobiliser des moyens réellement à la hauteur des enjeux futurs. Ceci ne renvoie pas seulement à la réactualisation du développement durable ou à la recherche de « Co-bénéfices » entre politiques écologiques et autres domaines d’action, mais plutôt à la possibilité de construire des passerelles avec d’autres défis majeurs comme la crise financière ou de la dette, la restructuration de l’appareil industriel ou agricole, la protection sociale et des emplois, l’innovation sociale, le temps de travail, la réduction des inégalités territoriales…. De nombreuses propositions allant dans ce sens existent - par exemple en matière financière - avec la création de monnaies carbone aux échelles européennes ou locales [18] - ou de nouveaux modèles économiques d’activités. Tout l’enjeu sera de les mettre en œuvre.

La même volonté de décloisonnement sera nécessaire dans la manière de conduire la transition écologique future. Au delà des quelques réformes institutionnelles qui seront indispensables (par exemple pour faire du PNUE une véritable agence mondiale de l’environnement ou relancer la politique européenne ) - l’enjeu sera d’imaginer de nouvelles formes d’action collective permettant de surmonter la coupure – que ni le Grenelle ni le débat sur la transition énergétique n’ont réussi à éviter - entre une approche technique, technocratique et industrielle des politiques à conduire et les préoccupations et les initiatives de la société. Pour cela un simple aménagement des formes de gouvernance ou de participation ne sera pas suffisant .Ce qui va être déterminant , c’est notre capacité à redonner à l’environnement toute sa dimension politique , ce qui ne renvoie pas seulement au poids des écologistes mais bien plus largement à un renouvellement radical de notre fonctionnement démocratique ; aux nouvelles responsabilités de la société civile et des collectivités locales (dont les actions et l’engagement vont être absolument essentiels ) ; aux règles de justice et de distribution des coûts et bénéfices ; au développement de formes innovantes de gestion en bien commun ; et à la coproduction ou la mise en débat de modèles de développement alternatifs et de chemins de transition réalistes [19] . Au delà de la réforme politique, c’est une révolution culturelle et de toutes les formes de médiation et de mobilisation à entreprendre.

L’une des conditions essentielles de cet engagement démocratique va être de redonner à la dimension sociale la place qu’elle n’a pas eue dans les décennies précédentes. Certes la crise économique crée des convergences, qui pourront être valorisées , entre enjeux sociaux et environnementaux sur des thèmes comme la sobriété et les pratiques collaboratives, le développement de l’économie solidaire , l’autoproduction alimentaire, la lutte contre la précarité énergétique, la mesure de la richesse ou la lutte contre les risques et les stratégies de résilience…Mais il faudra aller beaucoup plus loin dans leur rapprochement pour rendre acceptables les changements majeurs de modèles économiques et de modes de vie qu’impliquera nécessairement la transition écologique et climatique – et , notamment s’attaquer enfin aux inégalités écologiques et sanitaires . Comme c’est le cas dans la Cop 21 avec l’aide aux pays pauvres du sud, c’est en effet beaucoup plus qu’auparavant, de la capacité future à répondre aux préoccupations des populations les plus fragiles et à réduire les inégalités que dépendra le succès des politiques écologiques futures.

Enfin et surtout, mais cela a déjà été dit à plusieurs reprises, nous entrons dans un demi siècle où la question des temporalités de l’action va devenir déterminante, avec la nécessité d’accorder beaucoup plus efficacement que dans le passé les temps de la nature et ceux de l’économie, de la société ou de la politique. Il faudra, en particulier, apprendre à articuler plus intelligemment réponse aux urgences et valorisation des opportunités de court terme, planification à moyen terme, préparation des mutations de très long terme, mais aussi prévention des irréversibilités (comme l’étalement urbain) et résilience. C’est pour cela qu’a été inventée la notion de transition. Mais il n’est pas certain que celle ci puisse résister aux changements politiques, au court terminisme économique, aux impatiences démocratiques et à la disparition de la planification. C’est donc d’un changement culturel plus profond dont nous aurons besoin avec la nécessité pour tous – scientifiques, politiques, citoyens, entreprises - d’être beaucoup plus attentif aux dynamiques, aux inerties, aux délais, aux ruptures, aux irréversibilités ; et de développer partout une véritable intelligence et pédagogie du temps. Mais n’est-il pas déjà trop tard cette révolution culturelle indispensable ? Car le temps presse.

°0°

Encart 1.

Environnement : Quelques lois majeures depuis 1960.

1960- Création des Parcs Nationaux.
1961- Première loi sur la pollution de l’air.
1964- Première loi sur l’Eau – Création des Agences de Bassin.
1967- Création des Parcs régionaux.
1971- Création du Ministère de l’Environnement.
1972- Conférence des Nations Unies sur l’Environnement de Stockholm.
1975- Création du Conservatoire du littoral.
1975- Loi sur l’élimination des déchets et la récupération des matériaux.
1976- Loi sur la Protection de la Nature. Mise en place des études d’impact.
1976- Loi sur les installations classées.
1977- Loi sur le contrôle des produits chimiques.
1983- Loi « Bouchardeau » sur les enquêtes publiques.
1985- Loi Montagne.
1986- Loi Littoral.
1986- Acte Unique Européen : intégration explicite de l’environnement dans les traités européens.
1987- Compromis de Luxembourg sur la voiture propre.
1987- Rapport Brundtland sur le développement durable.
1987- Loi sur la sécurité et les risques majeurs.
1988- Intégration dans la loi du Protocole de Montréal sur la couche d’ozone.
1990- Plan National pour l’environnement : création de l’ADEME, de l’IFEN, de l’INERIS, des DIREN…
1991- Loi sur la gestion des déchets radioactifs.
1992- Conférence de RIO - Adoption de l’Agenda 21. Conventions Climat, Biodiversité, Désertification…
1992– Secondes lois sur l’Eau et sur les déchets. Création des schémas territoriaux d’aménagement des eaux.
1993- Loi sur la protection des paysages.
1994- Intégration dans le droit français de la directive Habitat.
1995– Loi « Barnier » sur la protection de l’environnement. Adoption des principes de prévention, précaution, participation, pollueur payeur – Création de la Commission du débat public.
1996- Loi LAURE sur la pollution de l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie.
1999- Loi « Voynet » d’orientation sur l’aménagement durable des territoires (LOADT).
1999- Mise en place d’une taxe générale sur les activités polluantes (TGAP).
2000- Loi sur la solidarité et le développement urbain – intégration du développement durable dans l’urbanisme.
2000-2001- Intégration du Protocole de Kyoto dans le droit français et création d’un observatoire des effets du réchauffement climatique en métropole et outre-mer.
2000- Loi sur la sureté de la gestion des combustibles radioactifs.
2001- Création de l’agence française de sécurité sanitaire.
2003- Loi sur l’instauration du référendum local.
2004- Création d’un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre.
2004– Loi constitutionnelle sur la Charte de l’environnement. Constitutionnalisation du principe de précaution
2006– Troisième loi sur l’eau. Intégration de la directive européenne sur le bon état écologique des cours d’eau
2007- Fusion des ministères de l’Environnement et de l’Equipement et Grenelle de l’environnement
2009-2010- Lois Grenelle 1 et 2
2015- Loi de Transition énergétique pour la croissance verte. COP 21 et accord de Paris
2016- Loi-cadre sur la biodiversité. Création de l’agence pour la -biodiversité


Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1On peut dater cette émergence des années 60, même s’il y a eu une histoire de l’environnement bien avant….

[2Voir : J. Theys, « Survol historique des problèmes de pollution en France des débuts de l’urbanisation aux années 70  », in « Les nouvelles Frontières de l’environnement  » (R. Barré et M. Godet), Economica, 1982.

[3Voir : Céline Pessis, Sézin Topçu, Christophe Bonneuil (dir) : Une autre histoire des trente glorieuses, modernisation, contestation et pollutions dans la France de l’après-guerre, La Découverte, 2013.

[4Source : Pierre Ricci, Sybille Bui et Claire Lamine : Repenser la protection des cultures, innovations et transitions, QUAE, 2011.

[5Sur ce passage de politiques centralisées à la gouvernance voir, dans le Dictionnaire de la pensée écologique de D. Bourg et A. Papaux, les articles sur la gouvernance et sur la politique de l’environnement (PUF, 2016).

[6Voir Jacques Theys : Pourquoi les préoccupations sociales et environnementales s’ignorent-elles mutuellement ? Un essai d’interprétation à partir des inégalités écologiques, in Cornut, Zaccai, Bauler (eds) Environnement et inégalités sociales, Editions de l’Université libre de Bruxelles, 2007.

[7François Ewald, l’Etat providence, Paris, Grasset, 1986.

[8Voir : Calliope Beaud et Jean Claude Lavigne (dir), N° spécial sur les risques planétaires, Revue Economie et Humanisme, N° 308, juillet 1989, texte de la Déclaration de La Haye, pages 20 à 23.

[9Sept ans après le Grenelle de l’environnement, la transition énergétique et climatique peine encore à se mettre en place, malgré les efforts répétés des gouvernements successifs, avec des retards importants par rapport aux objectifs pour les renouvelables, le nucléaire, ou la rénovation énergétique des bâtiments. Cela vient s’ajouter aux difficultés d’une gouvernance globale, comme l’a montré le retrait américain de l’accord de Paris.

[10Voir Theys jacques : Environnement, les problèmes prioritaires, d’après une enquête internationale auprès de mille scientifiques, Futuribles N°280, 2002.

[11Sur cette évaluation voir : Valérie Lacroix et Edwin Zaccai, Quarante ans de politique de l’environnement (1970-2010), Revue d’administration publique, N°134, 2010 ; ainsi que B. Barraqué et J. Theys (dir) : Les Politiques d’environnement, évaluation de la première génération, Editions Recherche, 1998.

[12A peine un peu plus du budget de l’Etat est encore aujourd’hui consacré à l’environnement

[13Voir dans cette encyclopédie l’article, Environnement et climat : une question de temps, 2016WWWWW

[14Selon les travaux publiés en 2008 par l’Académie des Sciences américaine, le stock de gaz à effet de serre accumulé dans l’atmosphère en 2005 nous engagerait déjà dans un réchauffement de 2,4 degrés à l’horizon 2100.

[15La population française devrait encore augmenter de 12 à 15 millions d’habitants d’ici 2065.

[16En incluant les émissions liées aux produits importés, cette empreinte est de 12 tonnes par habitant, soit trois fois le quota mondial par habitant qui serait souhaitable en 2050

[17Pour respecter l’objectif des deux degrés de hausse des températures, il ne faudrait pas exploiter plus de 30 % des réserves prouvées de combustibles fossiles – et 10 % des réserves totales potentielles (source AIE et GIEC).

[18Voir notamment celles de Gaël Giraud (L’illusion Financière, éditions de l’Atelier, 2012) ou de J.C. Hourcade

[19Sur cette notion de chemin réaliste de transition voire les travaux du SHIFT Project ainsi que « Repenser les villes dans la société Post Carbone  » (Eric Vidalenc et J. Theys), Ministère de l’écologie et ADEME, 2014.

 Outils

Recommander cet article

Version imprimable de cet article Imprimer l'article
 Documents joints
Envoyer un commentaire