La planification écologique française : entre transformations et résistances.
Partie 1 : Cinq explorations d’une France en voie de décarbonation : description et comparaison.
Résumé
La terre est sous la menace d’un réchauffement climatique supérieur à 2°C qui induirait des perturbations portant gravement atteinte à la vie sur terre. Un plan d’action énergique s’impose sans tarder pour l’éviter, la décennie 2020-2030 est capitale. Le pacte vert ou green deal de l’Europe fixe aux pays membres l’objectif d’une baisse de 55% des émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030 et la neutralité carbone (zéro émissions nettes) en 2050. Cette première partie d’une étude sur la planification écologique française présente la planification gouvernementale « France nation verte, mieux agir, la planification écologique » avec quatre autres explorations qui l’ont précédée (ADEME, Négawatt, Plan de Transformation de l’Economie Française, rapport « les incidences économiques de l’action pour le climat »), décrivant le chemin à parcourir pour atteindre les objectifs du green deal. La comparaison montre l’absolue nécessité d’une transformation des modes de vie et de production vers la sobriété et l’efficacité énergétique, les solutions techniques sont insuffisantes.
L’étude se poursuit dans l’article suivant n° 300 avec une seconde partie consacrée aux enseignements tirés de l’examen des cinq explorations et aux questions de mise en œuvre .
Auteur·e
Ingénieur de l’école centrale des arts et manufactures, économiste, est membre du secrétariat d’édition de l’encyclopédie du développement durable.
Depuis la conférence de Paris de 2015 et les rapports successifs du GIEC nous savons que pour éviter un dérèglement incontrôlé du climat au-delà d’un réchauffement de 1,5°-2°C de l’atmosphère par rapport à 1990, il est nécessaire de diminuer fortement nos émissions nettes de gaz à effet de serre (GES) responsables du réchauffement en cours afin de parvenir en 2050 à zéro émissions nettes, soit la « neutralité carbone ». Pour éclairer un avenir durable et rendre concrets les progrès à réaliser dans ce court laps de temps il est utile de décrire les évolutions prévues par les exercices exploratoires récents des diverses institutions qui simulent le chemin de la France vers une neutralité carbone en 2050 ou vers l’étape de baisse de 55% des émissions en 2030 définie par l’Europe. Les travaux de l’ADEME et de NégaWatt sont issus d’approfondissements successifs de l’horizon 2050, ceux du Plan de Transformation de l’Economie Française (PTEF) accumulent depuis 2020 l’expertise des nombreux « Shifters » pour éclairer la voie vers un avenir décarboné en 2050, le rapport « les incidences économiques de l’action pour le climat » de Jean Pisani Ferry et Selma Mahfouz (PFSM) cumule également les acquis des travaux de France Stratégie dans ce domaine et retient l’horizon 2030. Ces quatre études ont précédé le plan gouvernemental « France nation verte, Mieux agir la planification écologique », également à horizon 2030, dont la première version a été publiée en septembre 2023.
Cette première partie de l’étude sur la planification écologique française décrit les évolutions/transformations, secteur par secteur, prévues par ces explorations. De nombreuses convergences peuvent être observées, les différences reflètent des choix qui seraient utilement présentés au débat.
-1- Atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre
Le rapport d’évaluation 6 du GIEC publié en 2021-2023 confirme que pour éviter un réchauffement de l’atmosphère au-delà de 1,5-2 °C [1] qui limiterait les capacités d’adaptation et entraînerait des conséquences graves sur les écosystèmes et les sociétés humaines, il est nécessaire de parvenir à une émission nette [2] nulle de dioxyde de carbone (CO2) [3] , la neutralité carbone, en 2050 et une réduction significative des autres gaz à effet de serre d’origine anthropique.
La nécessité pour l’humanité de parvenir à une neutralité carbone en 2050 est un objectif repris par de nombreuses organisations internationales, objectif particulièrement impératif pour les pays développés qui sont les principaux responsables des concentrations en CO2, principal GES [4], dans l’atmosphère. L’Union européenne a engagé une politique vigoureuse, le Pacte Vert ou « Green Deal », visant la neutralité carbone en 2050 avec l’étape d’une baisse de 55 % des émissions de GES en 2030, le « Fit for 55 », par rapport à 1990 et vient d’annoncer une nouvelle étape 2040 de baisse de 90%.
2020-2030 est une décennie capitale, « [il s’agit de] faire en dix ans ce qu’on a peiné à faire en trente ans : atteindre l’objectif fixé pour 2030 suppose de faire plus que tripler le rythme de réduction des émissions par rapport à la période 1990-2019 [5] ». Cela nécessite une mobilisation de tous, le retour du rôle prescripteur et entraîneur de la puissance publique et une planification concertée qui permette de s’écarter de l’évolution spontanée de l’économie. Le gouvernement français s’est doté d’un secrétariat général à la planification écologique rattaché au premier ministre pour relever ce défi.
-2- Caractéristiques des cinq explorations du chemin de la France vers la neutralité carbone
Les cinq travaux de grande ampleur examinés reposent sur un cumul d’acquis en matière de quantification, de modèles et de scenarios. Ils ont souvent donné lieu à une coopération entre les équipes et une mise en débat de leurs hypothèses.
Les deux premières explorations se limitent à l’horizon 2030
Le rapport « Les incidences économiques de l’action pour le climat » de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz (PFSM), publié en 2023 dans le cadre de France Stratégie, identifie 3 leviers de décarbonation : les changements de modes de vie et de consommation (sobriété), la réorientation du progrès technique vers les économies de matières, et la « substitution de capital aux énergies fossiles ». Il observe en effet que la production d’énergie renouvelable, la mobilité décarbonée, la construction décarbonée exigent plus d’investissements que lors de l’usage des énergies fossiles. C’est sur ce dernier point que le rapport se focalise. Il évalue un besoin de financement additionnel de 66Mds€ annuels pour atteindre l’objectif de réduction de 55% des émissions de GES. www.strategie.gouv.fr.
La planification écologique gouvernementale « France nation verte - mieux agir » dévoilée en septembre 2023 exprime les choix gouvernementaux pour atteindre l’objectif 2030 dans un premier document « mieux agir, la planification écologique ». C’est une proposition évolutive, elle sera mise à jour au fur et à mesure de l’avancement des travaux sur l’emploi, l’adaptation, ... www.gouvernement.fr/france-nation-verte/
Trois explorations se rapportent à l’horizon 2050
En 2019, l’ADEME a publié un rapport présentant quatre scénarios cohérents d’atteinte de l’objectif de décarbonation en 2050, graduant le rôle respectif des différents leviers que sont, notamment, la transformation des modes de vie et les innovations technologiques : https://www.ademe.fr/les-futurs-en-transition/les-scenarios/ . Le tableau 1 suivant présente les hypothèses de ces scénarios à horizon 2050. Le scénario 4 « pari réparateur », qui fait le pari qu’il est possible de maintenir les modes de vie actuels en tablant sur des innovations technologiques matures en 2050 telles que la capture et le stockage géologique du CO2, ressemble à une techno-fiction et laisse dubitatif.
Tableau 1 : hypothèses des quatre scénarios 2019 de l’ADEME à l’horizon 2050
S1 génération frugale | S2 coopérations territoriales | S3 technologies vertes | S4 pari réparateur | |
Société | Frugalité choisie et contrainte | Economie du partage | Consumérisme vert | Sauvegarde des modes de vie |
Alimentation | 70% bio | Viande/2, 50%bio | -30%viande, 30%bio | Viande stable |
Habitat | Forte limitation construction neuve | Cohabitation + Taille logements adaptée |
Déconstruction reconstruction |
Maintien construction neuve ½ logements BBC |
Mobilité | Réduction de 30% km parcourus Moitié des trajets à pied ou en vélo |
-17% km parcourus Près de la moitié des trajets à pied ou en vélo |
+13% km parcourus 30% trajets à pied ou vélo |
+28% km parcourus 20% trajets à pied ou en vélo |
Technique | Règne des Low-tech, consommation énergétique des data centers stable | Investissement ENR et infrastrustures Conso des data centers stable |
Technologies les + compétitives pour décarboner Conso data centers x10 |
Captage, stockage carbone Conso des data centers x15 |
Territoires | démétropolisation | Reconquête villes moyennes | métropolisation | Etalement urbain |
Macroéconomie | Nouveaux indicateurs de prospérité | Fiscalité environnementale, réindustrialisation |
Croissance verte | Croissance carbonée |
Industrie | 70% acier, aluminium, verre, papier-carton, plastiques issus du recyclage | 80% acier, aluminium, verre, papier-carton, plastiques issus du recyclage | Décarbonation énergie 60% acier, … issus du recyclage | Captage et stockage géologique du CO2 45% acier, … issus du recyclage |
Le Plan de Transformation de l’Economie Française en faveur du climat et de la résilience (PTEF) est l’œuvre d’un grand collectif, le « Shift Project » qui, depuis 2020, décrit les transformations des principaux secteurs et domaines impactés, en s’appuyant sur leurs spécialistes. Il publie, au fur et à mesure de leur maturité, des rapports sectoriels ou transversaux ainsi qu’un rapport de synthèse de l’ensemble par étape : https://theshiftproject.org
Le dernier scénario Negawatt publié en 2022, complété par les scénarios Afterres et négaMAT dessine également un chemin cohérent vers la neutralité carbone en 2050 https:// Scénario négaWatt 2017-2.... Il repose sur les trois leviers qui lui sont habituels - sobriété, efficacité, renouvelables – et démontre qu’il est possible de ne pas recourir à l’énergie nucléaire en les actionnant avec vigueur.
Ces cinq explorations utilisent des méthodes similaires
Elles portent principalement sur l’atténuation du changement climatique, c’est-à-dire la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Ce champ est étendu aux enjeux sur les ressources naturelles (eau, sols, forêts, biodiversité) pour l’ADEME et le plan gouvernemental, avec une incursion sur les ressources minérales rares pour ce dernier. Le rapport PFSM, Negawatt et le PTEF incluent l’adaptation au changement climatique dans leurs projections.
Pour l’ADEME, le rapport PFSM et le plan gouvernemental le sujet est la baisse des émissions de gaz à effet de serre du territoire français, conformément aux objectifs assignés par l’Europe. Tandis que Negawatt et le PTEF se réfèrent à l’indicateur élargi de l’empreinte carbone de la France, avec des émissions supérieures de moitié aux émissions territoriales [6] , car il inclut les émissions liées aux importations, nettes de celles des exportations
Ce sont les écarts par rapport à un scénario tendanciel qui sont chiffrés. Ces explorations démontrent aussi qu’il est indispensable de raisonner sur des quantités (kwh, émissions de gaz à effet de serre en tCO2eq, nombre de véhicules, etc...), avant d’approcher les grandeurs monétaires en € [7].
Les explorations adoptent la méthode « down-up » commençant par un examen par secteur pour prendre ensuite en considération l’interdépendance entre secteurs et s’assurer de façon itérative du bouclage offre-demande grâce, notamment, à des modèles macroéconomiques.
Les cinq études examinent ainsi les principaux secteurs émetteurs de GES que sont, par ordre décroissant, les transports, l’agriculture, l’industrie, les bâtiments, la production d’énergie (tableau 2 ci-dessous). Le PTEF et Negawatt appellent à une décarbonation du numérique dont la consommation énergétique croit à un rythme rapide. Le PTEF complète ses préconisations pour certains services (santé, administration, culture, enseignement et recherche, défense et sécurité).
Tableau 2 : Les contributions des secteurs aux émissions de GES du territoire en 2021 (source : CITEPA)
ADEME 2050 | PTEF 2050 | PFSM 2030 | Gouvernement 2030 |
Aménagement du territoire, bâtiments, mobilité | Mobilité du quotidien, Mobilité longue distance |
Transports 137 MtCO2eq |
Transport 138 MtCO2eq |
Dont frêt | Frêt | 49 MtCO2eq | |
Dont transports internationaux | 12 MtCO2eq | ||
Bâtiments | Logement individuel et collectif | Résidentiel tertiaire75 MtCO2eq | Résidentiel tertiaire 75 MtCO2eq |
Dont tertiaire | 27 MtCO2eq | ||
Production agricole Production forestière |
Agriculture et alimentation Forêt et bois |
Agriculture 81 MtCO2eq |
Agriculture 81 MtCO2eq |
Dont élevage | 39 MtCO2eq | ||
Production industrielle | Industrie et matériaux Industrie automobile |
Industrie 78 MtCO2eq |
Industrie 78 MtCO2eq |
Dont métallurgie, chimie, ciment, verre, papier | 60 MtCO2eq | ||
Industrie, matériaux, économie circulaire | Déchets 14 MtCO2eq | Déchets14 MtCO2eq | |
Systèmes énergétiques décarbonés | Energie | Energie 44 MtCO2eq |
Energie 44 MtCO2eq |
Dont électricité | 20 MtCO2eq | ||
Usages numériques | |||
Puits de carbone | Puits de carbone -14 MtCO2eq |
Elles décrivent des chemins différenciés
Les cinq explorations décrivent des chemins différenciés selon le dosage des leviers activés et selon la profondeur des transformations envisagées.
On distingue trois leviers pour la diminution des émissions de gaz à effet de serre du territoire français.
- La décarbonation de l’énergie : une diminution de l’usage des énergies fossiles et leur remplacement par des énergies renouvelables issues de la biomasse, du vent (éolien) et du soleil (photovoltaïque) ou par la production de centrales nucléaires émettant peu de GES.
- L’efficacité énergétique (consommer moins d’énergie pour le même résultat de production) grâce aux améliorations techniques, distinguant entre les techniques matures sollicitées avant 2030 et les innovations techniques de rupture qui pourraient l’être avant 2050.
- La sobriété : produire et consommer moins en quantités en éliminant les gaspillages pour baisser les émissions de GES et économiser les ressources planétaires. Elle peut aussi se concrétiser par une substitution des consommations de produits/services « bruns » fortement émetteurs par des produits/services « verts » faiblement émetteurs de gaz à effets de serre, par exemple le report modal de la route vers le ferroviaire pour les déplacements et le fret.
Le plan gouvernemental pour 2030 se place dans une inflexion prudente des modes de vie et des organisations productives existantes avec une activation modérée des leviers sobriété et efficacité, et donc une baisse modérée de la demande d’énergie. Un développement mesuré des énergies renouvelables conduit à solliciter à plein le parc de centrales nucléaires vieillissant, avec le pari sur une prolongation de leur durée de vie à 60 ans et au-delà.
Le rapport PFSM s’inscrit également dans une inflexion mesurée des modes de vie à horizon 2030, il se concentre sur l’évaluation de planchers d’investissements supplémentaires nécessaires pour tenir l’objectif de baisse de 55% des émissions de CO2.
L’ADEME présente une palette de choix entre 4 scénarios pour 2050, depuis le plus sobre S1 qui marque une rupture frugale des modes de vie, jusqu’au plus caricatural S4 qui prolonge les modes de vie actuels en misant sur des innovations technologiques peu matures (captage et séquestration du carbone, stockage géologique,…). Les scénarios intermédiaires pour le levier sobriété S2 et S3 misent l’un sur l’action territoriale et les circuits courts, l’autre sur les technologies vertes et le recours à la biomasse comme source d’énergie (cf. tableau 1 ci-dessus).
Le scenario Negawatt pour 2050 démontre qu’il est possible d’atteindre l’objectif de neutralité carbone sans construire de nouvelles centrales nucléaires avec plus de sobriété dans le domaine des transports, plus d’efficacité énergétique dans le bâtiment, une mutation affirmée de l’agriculture vers l’agroécologie, …, et un rythme beaucoup plus élevé de développement des énergies renouvelables autres que le nucléaire. Il table sur une augmentation du puits de carbone liée à la conversion de l’agriculture à l’agroécologie et au soin des forêts. Il pousse à fond tous les leviers de transformation, ce qui permet de ne pas obérer l’avenir en tablant sur une technologie problématique pour l’héritage laissé aux générations à venir, avec des installations très onéreuses à construire et à démanteler [8] , une accumulation de déchets de longue durée, des besoins d’eau de refroidissement contradictoires avec le réchauffement climatique et des rendements très faibles.
A noter que Negawatt s’attache à une baisse des consommations énergétiques pour limiter la demande d’énergie à base exclusive de renouvelables tandis que le gouvernement s’attache à la baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES) en jouant sur la baisse de la composante fossile de l’énergie consommée.
Le PTEF pousse également à fond les leviers de transformation à l’horizon 2050 en s’interdisant le recours à des technologies non matures. Il propose une conversion de toutes les activités à des pratiques réduisant les émissions de gaz à effet de serre, protégeant les écosystèmes et ressources de la planète, et permettant la résilience des sociétés face aux chocs prévisibles : conversion à l’agroécologie de l’agriculture, report vers les mobilités décarbonées et réduction des distances parcourues par les marchandises et par les voyageurs, recyclage et économie circulaire, limitation de la construction neuve et arrêt de l’étalement urbain, …
-3- Leurs déclinaisons par secteur
Les propositions d’évolution à horizon 2030 et 2050 pour les transports, l’industrie, le mix énergétique, l’agriculture et, le cas échéant, la protection du vivant sont les suivantes pour le plan gouvernemental, le PTEF et NégaWatt [9] . Leur description permet d’illustrer concrètement les changements nécessaires pour atteindre les objectifs.
Transports :
Ce secteur est le plus émetteur de GES en raison du recours dominant à la voiture individuelle à motorisation thermique pour les déplacements des particuliers et à la prépondérance des camions thermiques pour le transport des marchandises. Ses émissions nationales continuaient à augmenter jusqu’en 2022. Les cinq explorations simulent des inflexions radicales.
Pour baisser de 28% les émissions des particuliers, le plan gouvernemental table sur l’essor des ventes des véhicules électriques, dans la perspective de l’interdiction de la mise sur le marché de véhicules particuliers et petits véhicules utilitaires thermiques neufs en 2035. L’objectif est que 15% des véhicules roulant en 2030 soient 100% électriques. Cette transformation du parc représenterait 40% des baisses d’émissions du secteur projetées à cet horizon. L’usage de biocarburants pour les autres véhicules induirait 17% de cette baisse. Le gouvernement table aussi sur les changements d’habitudes - report vers les mobilités douces avec un doublement du trafic vélo, et vers les transports en commun, incidence du télétravail, envol du covoiturage x10 - attribuant 31% de la baisse des émissions de ce secteur à cette composante sobriété. Ainsi le nombre de nouvelles immatriculations baisse.
Dans le transport de marchandises et la logistique le gouvernement prévoit une baisse de 35% des émissions d’ici à 2030 tablant aussi sur une maîtrise de la demande (1/3 de la baisse), les 2/3 restant de la baisse correspondant à l’électrification du parc de véhicules, l’utilisation de carburants durables et un report modal mesuré vers le ferroviaire dont la part de marché passerait de 10% à 18%.
Le scenario Negawatt, pour les transports, utilise très fortement le levier de sobriété à l’horizon 2050 avec un report modal important des particuliers vers les transports en commun, du transport routier vers le ferroviaire pour le fret qui connaîtrait aussi une diminution des distances parcourues et des tonnages transportés. Cela permet une baisse de 65% de la consommation d’énergie du secteur. Il en est de même pour le levier de l’efficacité avec une réduction de 60% de la consommation moyenne des véhicules particuliers et de 20% de celle des poids lourds. Ce mouvement énergique est enclenché dès la période 2020-2030 avec une baisse des consommations énergétiques (twh) du secteur de 28%. A l’horizon 2050 Negawatt se rapprocherait des scénarios S2 et S3 de l’ADEME.
Le PTEF prévoit, comme Negawatt, une évolution de la production vers des véhicules légers peu consommateurs d’énergie, un fort développement de l’usage du vélo et du ferroviaire. Il projette une baisse des distances parcourues avec une baisse du roulement du parc de véhicules de 36% entre 2020 et 2050, dont 40% pour les véhicules particuliers et 20% pour les véhicules utilitaires. Le retour vers un urbanisme de proximité permettrait de stabiliser le nombre de km parcourus pour la mobilité quotidienne. La baisse prévue des volumes et distances de fret est liée à la relocalisation de la production et au développement des circuits courts avec un usage du vélo électrique pour la livraison du dernier km.
La marche vers le véhicule électrique se heurte à l’inadéquation de l’offre des constructeurs européens qui ont privilégié des véhicules chers et lourds demandant des batteries puissantes (technologie NCM nickel, manganèse, cobalt). Les associations soulignent le besoin de véhicules légers plus économiques, demandant des batteries moins dépendantes de métaux rares (technologie LFP lithium, fer, phosphate). Le problème est que la Chine est ultradominante sur cette technologie et dispose d’énormes stocks de ces véhicules légers prêts à envahir le marché européen.
Bâtiments
Des progrès importants ont été réalisés depuis les années 1990 dans l’habitat en raison principalement de normes d’efficacité thermiques de plus en plus fortes dans la construction neuve. Mais l’objectif de baisse de 55% des émissions françaises de GES en 2030 et de zéro émissions nettes en 2050 commande d’accélérer.
Le plan gouvernemental prévoit une baisse de 37% des émissions des bâtiments en 2030 par rapport à 2022. Il table sur une meilleure efficacité du dispositif ma Prim-Renov d’aide à la rénovation du parc ancien, ciblé sur les revenus faibles, avec une priorité aux passoires thermiques. Il prévoit une évolution des systèmes de chauffage du fait de l’interdiction des chaudières au fioul depuis 2022 et du soutien à la filière des pompes à chaleur pour remplacer des chaudières au gaz. Chacun de ces trois leviers représente environ 1/3 de la baisse de 28Mt eqCO2 [10] projetées en 2030, la sobriété ayant une faible part de moins de 10%.
Pour les bâtiments tertiaires, à la suite du décret « tertiaire » qui enjoint aux grandes surfaces de réduire leurs consommations énergétiques, la planification gouvernementale prévoit une baisse des émissions de 18Mt eqCO2, notamment due à la quasi disparition des systèmes de chauffage au fioul.
Negawatt fait jouer toutes les marges de sobriété dans le bâtiment : baisses de la part des maisons individuelles dans la construction neuve, diminution des surfaces neuves construites au profit de la réhabilitation de l’ancien, dimensionnement raisonnable des équipements avec élimination des gaspillages (éclairage, climatisation). Ainsi il parvient à une baisse de la consommation énergétique du secteur de 50% [11] en 2050 par rapport à 2020, analogue à celle du scénario S1 le plus sobre de l’ADEME.
Le PTEF mise à fond sur la rénovation efficace des bâtiments existants (1 million de rénovations performantes par an à partir de 2027) et une évolution très modérée de la construction neuve incluant une baisse importante de la construction de maisons individuelles. Il prévoit à l’horizon 2050 un changement d’énergie pour tous les chauffages à énergie fossiles (à l’exception de quelques immeubles collectifs), ceux-ci étant remplacés par des raccordements aux réseaux de chaleur pour 5 millions de logements collectifs et des pompes à chaleur pour 10 millions de logements, en limitant le chauffage électrique et au bois.
Productions industrielle et tertiaire
La France a connu plusieurs décennies de délocalisation de la production industrielle. Cette déperdition a favorisé nos performances en matière d’émissions de gaz à effet de serre territoriales, le secteur tertiaire étant a priori moins énergivore que l’industrie. Outre la décarbonation de l’industrie restante, les 5 études programment une relocalisation des activités, prioritairement dans les technologies vertes afin de placer la France dans la compétition mondiale pour les technologies d’avenir. Au niveau européen la décarbonation de l’industrie sera stimulée par la baisse programmée des quotas gratuits de permis d’émissions (ETS Emissions Trading Schemes) négociables sur le marché carbone (SEQE système d’échange de quotas d’émissions), jusqu’à leur suppression en 2030. Elle sera protégée par le nouveau mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF).
La planification gouvernementale met en avant la contractualisation avec les 50 sites industriels les plus émetteurs du territoire (représentant 82% des émissions de la métallurgie, 55% des émissions de la chimie, 49% des matériaux et minéraux non métalliques et 7,5% de l’agroalimentaire). Leur feuille de route est une réduction de 45 % de leurs émissions de GES à horizon 2030 grâce à l’utilisation de la chaleur biomasse et la poursuite des gains d’efficacité énergétique des procédés puis, en fin de période, à des technologies encore peu matures actuellement telles que l’hydrogène vert et le captage et la séquestration du carbone (technologies CCS Carbon Capture et Storage [12] ). Ces technologies seraient implantées dans quelques zones industrielles à Dunkerque, Fos dur mer, et au Havre. L’ensemble de ces efforts se traduirait par une baisse des émissions de GES de ces 50 sites de 24MteqCO2 d’ici à 2030. La planification gouvernementale prévoit aussi des efforts des autres entreprises industrielles avec une baisse de leurs émissions de 13MteqCO2. Des efforts d’écologie industrielle (utilisation de la chaleur émise et des rebuts d’un site par d’autres sites sur place, mise en commun des ressources, optimisation des transports) sont programmés, en premier dans les zones de Fos sur mer et de Dunkerque. Au total les émissions de gaz à effet de serre de l’industrie baisseraient de 37% à l’horizon 2030.
Dans le secteur tertiaire les gains envisagés par la planification gouvernementale portent uniquement sur le chauffage des locaux, avec l’abandon des chaudières au fioul et au gaz, et sur une meilleure isolation des bâtiments prévus par le décret « tertiaire » DEET.
Le plan gouvernemental ne mentionne pas la nécessité d’une sobriété numérique. Il ne retient que son influence bénéfique sur la régulation des consommations énergétiques domestiques aussi bien que d’infrastructures de production. Pourtant l’industrie du numérique consomme déjà entre 3 et 4% de l’énergie au niveau mondial, plus que l’aviation, et ce % devrait s’accroître rapidement avec l’Internet des objets, la block chain et l’intelligence artificielle.
Le PTEF prévoit une baisse des émissions de l’industrie de 80% à l’horizon 2050 dont 17% seraient dus à la sobriété (baisse de la demande en ciment et en béton mais aussi de la demande matérielle en général du fait de l’allongement de la durée de vie des produits) ; 34% aux progrès continus et 38% aux ruptures technologiques (changement des procédés grâce au recyclage chimique, à la CCS et à l’hydrogène vert). Le PTEF ne prévoit l’usage de la CCS que dans l’industrie lourde, à la sortie des fumées d’usine pour les cimenteries, l’industrie chimique et l’industrie sidérurgique. Pour l’industrie manufacturière Il met en avant l’importance du levier sobriété avec l’allongement de la durée de vie des produits et leur réparabilité ainsi que la structuration des filières d’après première vie (APV), recyclage et réparation pourvoyeuses d’emplois.
La spécificité du PTEF est d’avoir exploré les gains de décarbonation pour la France dans l’industrie du numérique et certains autres secteurs tertiaires.
Pour l’industrie numérique le PTEF prend en compte les évolutions les plus récentes de la consommation électrique des centres de données. Contrairement aux annonces du secteur cette consommation continue d’augmenter à un rythme rapide malgré les efforts d’efficacité énergétique déployés. Par ailleurs les études sur l’impact de la régulation numérique sur les consommations des secteurs d’usage n’ont pas démontré d’effet significatif.
L’étude ADEME et Arcep de 2023 prévoit une consommation énergétique des centres de données de 15TWh en 2030 contre 12TWh en 2020 soit une augmentation de 25% et de 40TWh en 2050 soit une multiplication par plus de 2 par rapport au niveau de 2020. Pour le secteur numérique en entier l’étude ADEME ARCEP prévoit une augmentation de 45% de son empreinte carbone entre 2020 et 2030. Sa consommation électrique augmenterait de 51TWh à 67TWh de 2020 à 2030 soit une augmentation de plus de 30%. Aligné sur les organismes internationaux qui promeuvent un numérique soutenable, le PTEF retient l’objectif d’une baisse de 30% de la consommation électrique du secteur à horizon 2030. Cela suppose, en accord avec l’étude ADEME, une réorganisation collective des usages vers la sobriété. Le PTEF a publié un rapport d’alerte sur l’envol des échanges de vidéo par téléphone portable, il propose de remplacer les designs addictifs actuels par un affichage environnemental et des outils d’aide à l’autolimitation. Le Shift Project a produit en décembre 2023 deux rapports intermédiaires mettant en discussion des critères de régulation de l’expansion des univers virtuels et des infrastructures.
Dans le secteur de la santé, le PTEF a cherché à chiffrer les principaux postes d’émissions de gaz à effet de serre en élargissant le champ à l’empreinte carbone. Il constate que le bilan obligatoire établi par les structures publiques de plus de 250 salariés et privées de plus de 500 salariés se borne la plupart du temps aux consommations énergétiques qui ne représenteraient que 11% de l’empreinte carbone du secteur. D’après les données qu’il a pu reconstituer les plus gros postes de l’empreinte carbone du secteur sont les achats de médicaments (29% e l’empreinte), les achats de dispositifs médicaux (21%), l’alimentation (11%) et les transports des usagers et visiteurs (9%). En effet les médicaments et les dispositifs médicaux sont très largement importés. A titre illustratif, il prévoit une baisse de l’empreinte carbone du secteur de 28% seulement en 2050 par rapport à 2020, si les efforts se bornent à une optimisation des consommations énergétiques, des transports de malades, de visiteurs et de professionnels et de l’alimentation. Cette baisse pourrait atteindre 65% en joignant les efforts de l’industrie pharmaceutique et des dispositifs médicaux pour baisser leur empreinte et 80% en ajoutant une réorientation vers la prévention. Cette analyse permet d’avoir un ordre de grandeur sur les gains potentiels en fonction de la profondeur de transformation du secteur.
Dans le secteur des administrations publiques, le PTEF signale les marges de progression liées aux achats publics pour lesquels il n’existe pas d’évaluation globale mais qui varient entre 18% et 56% des émissions de gaz à effet de serre des entités ayant fait le calcul. Les leviers des consommations énergétiques, du transport, de l’alimentation, de la sobriété numérique sont également pointés comme dans le secteur de la santé.
Dans le secteur de la culture, outre les leviers ci-dessus, le PTEF recommande une diminution des jauges avec des évènements culturels plus petits, plus nombreux, plus proches des usagers et mieux répartis sur le territoire.
Dans tous les secteurs le PTEF documente l’importance, pour la transition environnementale et la résilience aux chocs prévisibles, de la formation et de l’outillage des gestionnaires, dont le cadre de raisonnement et d’action doit être rapidement infléchi. Il a produit notamment, en liaison avec des institutions concernées, deux rapports : « former les acteurs de l’économie de demain » et « former l’ingénieur du 21ie siècle ».
Negawatt prévoit une baisse des consommation énergétiques de l’industrie grâce à une baisse des quantités produites dans la sidérurgie, le ciment et les engrais, fruit de la sobriété des secteurs utilisateurs, mais aussi grâce à des produits ayant une durée de vie plus longue et plus réparables en général et à un fort recyclage. Il table également sur une utilisation croissante de matériaux biosourcés (bois et isolants végétaux dans le bâtiment, bioéthanol pour la chimie). Negawatt est proche du scenario S3 « technologie verte » de l’ADEME qui suppose aussi un fort taux de recyclage de l’acier, de l’aluminium, du verre, du papier-carton et des plastiques en 2050.
Quelle transformation du mix énergétique ?
L’énergie est l’ingrédient commun de toute production et donc consommation. Au cours du 20ie siècle le boom économique de la vieille Europe a reposé sur une énergie peu chère grâce aux importations de produits pétroliers et de gaz à bas coût de production. La France faisait partiellement exception avec une électricité d’origine principalement nucléaire. La lutte contre le réchauffement climatique impose une réduction drastique de l’énergie d’origine fossile à l’origine de 80% des émissions de GES. En même temps il faut satisfaire la demande qualitative et quantitative liée aux hypothèses de décarbonation des autres secteurs, particulièrement la conversion aux véhicules électriques. Et l’expérience prouve que toute amélioration technologique desserrant la contrainte sur l’offre est susceptible de provoquer un effet rebond de la demande.
La planification gouvernementale prévoit une baisse de 17% de la consommation d’énergie finale entre 2021 et 2030 du fait des gains d’efficacité énergétique et de sobriété. Cette baisse se traduit par une diminution des émissions de GES de 40%, grâce à un changement de la structure du mix énergétique mais des questions de bouclage demeurent [13] .
Pour la production d’énergie il est prévu à l’horizon 2030 une diminution de la part de l’énergie d’origine fossile (charbon, produits pétroliers) qui passerait de 63% à 48%, une augmentation de la part de chaleur issue de la biomasse renouvelable de 10% à 17% et une augmentation de la part de l’électricité de 24% à 31%. La production d’électricité d’origine renouvelable (éolien, solaire) hors hydraulique devrait plus que doubler mais atteindrait seulement 25% de la production électrique, celle-ci reposant toujours majoritairement (61%) sur un parc de centrales nucléaires en fin de vie [14] à l’exception de l’EPR de Flamanville dont la mise en service est prévue en 2024. La Commission Européenne critique le choix peu volontariste de la France en matière d’énergies renouvelables qui est inférieur à ses recommandations.
La programmation de la construction d’un nouveau parc de centrales nucléaires qui entreraient en production après 2030, annoncée par le gouvernement, est un choix couteux et structurant pour le 21ie siècle au détriment des énergies renouvelables. Les moyens financiers permettront-ils de réaliser par surcroît l’adaptation du réseau électrique à l’intermittence des énergies renouvelables ? Faute de quoi elles pourraient être reléguées à un rôle d’appoint.
Une loi de programmation pluriannuelle de l’énergie devait traduire les orientations du plan de transition en juillet 2023. Mais un projet de loi sur la souveraineté énergétique relatif au marché de l’électricité et à la protection des consommateurs est présenté en janvier 2024 avec une suppression des chapitres initialement consacrés aux ambitions en matière de climat. Cela suscite des interrogations sur un possible escamotage du débat démocratique sur cette partie structurante du plan de transition écologique gouvernemental.
Le scenario Negawatt prévoit un fort développement des énergies renouvelables à l’horizon 2050, l’énergie fournie par les éoliennes serait multipliée par 7, l’énergie fournie par le photovoltaïque serait multipliée par 13, celle du biogaz par 11, ce qui, couplé à une forte baisse de la consommation d’énergie finale de 51%, permet de ne pas prolonger la durée de fonctionnement des centrales nucléaires existantes au-delà de 50 ans et de ne pas en installer de nouvelles. Les énergies renouvelables constituent en 2050 la quasi-totalité de la ressource énergétique. A noter que pour l’étape 2030 Negawatt prévoit déjà une légère baisse de la consommation électrique (alors que le gouvernement prévoit une hausse) et table sur des mises en service d’éoliennes en nombre plus important. C’est surtout à partir de 2030 que les options divergent radicalement, le gouvernement annonçant la prolongation à 60 ans de la durée de fonctionnement du parc nucléaire existant et la construction de nouvelles centrales, avec entre 6 et 14 EPR2 en fonction en 2050 et de 0 à 4Gw fournis par les minicentrales SMR à cet horizon, tandis que Negawatt y renonce, et pousse à fond la sobriété énergétique et le développement des énergies renouvelables.
Les 4 scénarios de l’ADEME quant à eux prévoient en 2050 un mix énergétique contenant au moins 70% d’énergies renouvelables.
Focus sur l’agriculture
L’agriculture est au cœur des exigences de la transition écologique. Son modèle, majoritairement productiviste en France, de grandes surfaces en monocultures visant la production en grandes quantités avec des rendements élevés pour concourir sur les marchés internationaux, est en crise [15] . Pour maintenir les rendements élevés, qui stagnent depuis les années 2000, l’usage intensif d’intrants, engrais, pesticides pour le traitement des cultures, de semences industrielles, et une forte mécanisation, sont nécessaires. Ce modèle est fortement émetteur de GES, dégrade les sols et les écosystèmes et nuit à la santé et à la biodiversité. L’agriculture française n’est pas orientée vers la consommation des Français, elle est insérée dans les chaines de valeur internationales et produit un excédent commercial global de 10,2Mds€ en 2022, avec des caractéristiques contrastées selon le type de production : excédent de 9,6Mds€ pour les céréales et oléo-protéagineux et de 16Mds€ pour les boissons (essentiellement vins et spiritueux), mais un déficit de 5,6Mds€ pour les fruits, plantes à boisson, de 3,7Mds€ pour les fruits et légumes, de 1,5Mds€ pour les produits bruts et 4,2Mds € pour les produits transformés de la pêche [16] .
Une évolution vers des pratiques agroécologiques peu consommatrices d’intrants, ayant soin des écosystèmes vivants, et plus tournées vers la consommation interne est nécessaire [17] . En même temps on attend de l’agriculture et de la sylviculture qu’elles fournissent en quantité suffisante la biomasse pour remplacer les énergies fossiles dans les carburants et le chauffage et qu’elles contribuent au puits de carbone pour compenser les émissions de GES résiduelles de l’objectif de neutralité carbone. Parce que leur activité s’applique directement à la nature, l’agriculture et la pêche qui fournissent notre alimentation, ainsi que la sylviculture sont les secteurs d’activité où se révèle de la façon la plus évidente notre dépendance à la santé des écosystèmes terrestres (fertilité des sols, biodiversité, disponibilité et qualité de l’eau).
Les émissions directes de l’agriculture française étaient de 81MteqCO2 en 2021 [18] , réparties en 39MteqCO2 pour le Méthane des élevages, 31MteqCO2 pour l’azote des cultures et 11MteqCO2 pour l’oxyde de carbone des engins et chaudières des bâtiments. Pour définir le plan 2030 du secteur le Secrétariat général à la planification écologique considère aussi certaines émissions indirectes : 15MteqCo2 de la fabrication des intrants sur le territoire, 12MteqCO2 de déforestation importée et 5MteqCO2 pour les prairies et sols cultivés. Le secteur agricole, selon le HCC (Haut Conseil pour le Climat), contribuait en 2022 à hauteur de 19% de l’empreinte carbone nationale [19] , derrière les transports (32%) mais devant l’industrie (18%), les bâtiments (16%) ou l’énergie (11%).
Le plan gouvernemental prévoit une baisse limitée de 16% des émissions de GES de l’agriculture d’ici à 2030, 46% de cette baisse étant liée à un moindre usage des engrais azotés et au développement des cultures de légumineuses [20] , 39% due à une amélioration des rejets de GES des élevages et 15% due à une sortie progressive des énergies fossiles des bâtiments et des engins agricoles.
Il propose avec raison une meilleure adaptation de la production agricole, trop orientée vers l’exportation et la production de nourriture pour les animaux (plus de la moitié de la surface agricole utile y est consacrée), aux besoins de Français en alimentation moins carnée. Il projette un gain de 10% de souveraineté en matière de fruits et légumes [21] à l’horizon 2035. La transition vers un élevage plus durable comprend une réduction de 50% des importations de soja et la baisse de 12% des cheptels bovins. Il prévoit un doublement de la part de l’agriculture biologique des grandes cultures qui atteindrait 21% en 2030 contre 11% aujourd’hui. Ses recommandations en matière de pratiques de fertilisation des sols sont limitées à une optimisation de l’usage des engrais (-30% de consommation d’azote minéral en 2030) couplée à une baisse de 40% des émissions de GES de la production d’engrais en France, et au développement de la culture de légumineuses [22] . Il faut y ajouter un objectif de plantation de 50 000km de haies et de 50 000ha cultivés en agroforesterie. C’est une inflexion très limitée du modèle productiviste dominant qui diffère la mutation nécessaire vers des pratiques plus agroécologiques. Le renoncement, en réponse à la colère des agriculteurs au début de 2024, aux dispositions de la PAC (Politique Agricole Commune) favorables à l’environnement telles que le pourcentage de terres mises en jachère, le développement des haies et la rotation des cultures, l’adoption d’un nouvel indicateur du plan écophyto qui fera apparaître des baisses trompeuses de recours aux pesticides, vont encore éloigner la perspective d’une transformation des pratiques agricoles pourtant indispensable pour préserver la fertilité des sols et notre santé et nous nourrir durablement.
Le gouvernement ne précise pas les moyens qui permettront d’atteindre les objectifs affichés, qui figureront dans la loi d’orientation agricole et la SNANC (stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat) repoussée à la suite du mouvement des agriculteurs du début 2024. Les annonces concernant le PLOAA (pacte et loi d’orientation et d’avenir agricole) destiné à enrayer le déclin du nombre d’exploitations agricoles en France (presque 100 000 fermes ont disparu entre 2010 et 2020) qui incluent des aides financières à des projets de stockage d’eau et d’élevages industriels sont un indice supplémentaire que le tournant de l’agroécologie n’est pas à l’ordre du jour.
En France, comme au niveau mondial, à l’instar de celui qui a été présenté par la FAO à la COP 28 sur le climat, les plans de baisse des émissions de gaz à effet de serre des systèmes agroalimentaires qui représenteraient 30% des émissions mondiales ne prennent pas encore en compte le rôle clef de ces systèmes pour faire face aux menaces du réchauffement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Faire reculer la faim dans le monde est indispensable et les quantités d’aliments de base produites sont menacées par le plafonnement des rendements et l’aridité d’une part croissante des sols ; préserver la fertilité des sols détruite par l’usage intensif des engrais et phytosanitaires et par le changement climatique est également fondamental. La solution ne viendra pas de fuites en avant vers de nouvelles manipulations génétiques portant un nouveau coup à la biodiversité. Seules les méthodes agroécologiques reposant sur la productivité du vivant permettent d’atteindre ces objectifs.
Le scenario NegaWatt Afterres prévoit une baisse de 25% des consommations énergétiques de l’agriculture à horizon 2050. Comme le PTEF il inclut une généralisation des pratiques agroécologiques, le développement des circuits courts et une progression de la souveraineté alimentaire.
Préserver les ressources naturelles, protéger la nature
Au-delà de la décarbonation, il faut porter l’attention aux ressources naturelles limitées (eau, métaux) et aux puits de carbone naturels malmenés par le changement climatique et les diverses pollutions. La biodiversité est menacée. La biomasse procure des ressources énergétiques renouvelables : biogaz, biocarburants qui contribuent à la décarbonation des transports et du chauffage.
Le plan gouvernemental y consacre un chapitre entier. Un mauvais état des milieux naturels est constaté en France comme en Europe. Au regard de l’objectif de zéro émissions nettes de GES en 2050 l’attention se porte surtout sur le puits de carbone que représentent les forêts lequel a été divisé par deux depuis 2010. Un plan de plantation d’1 milliard d’arbres doté de financements publics a été annoncé et déjà des alertes sur les effets pervers d’aides à la plantation par coupes rases se font entendre, pointant le danger de mauvaises pratiques des propriétaires forestiers privilégiant les gains financiers à court terme.
Concernant l’évolution vers des pratiques agroécologiques restaurant la qualité des sols et préservant la santé et la biodiversité, la planification gouvernementale manque aussi de volontarisme. Le plan Ecophyto 2030 publié le 6 mai 2024 a substitué au NODU reflétant les quantités utilisées par les agriculteurs, en vigueur depuis 15 ans, un indicateur nouveau HRI (Harmonized Risk Indicator) qui va permettre, en raison de sa construction même [23] , d’afficher de façon trompeuse une baisse de l’usage des pesticides. Cela signifie que le gouvernement a renoncé à demander une baisse de l’usage des pesticides.
Avec le réchauffement climatique et la domination de pratiques agricoles utilisant massivement des intrants détruisant sa qualité, l’eau en quantité et en qualité est un enjeu majeur de la transition écologique. La disponibilité de l’eau est le marqueur principal du changement climatique. Le rapport du Sénat sur l’adaptation considère la perspective d’une baisse de 30 à 60% des débits d’étiage estivaux [24] hydriques à l’horizon 2050, une centaine de captages d’eau ferment par an à cause de la pollution de la ressource. Sur le réseau d’eau potable un litre sur 5 est perdu à cause de fuites. Un plan eau de 100 millions€ et 53 mesures est annoncé, demandant une réduction des volumes de 10% aux usagers [25] , aidant les collectivités à améliorer les réseaux d’eau potable, annonçant dans les aires d’alimentation des captages que les projets d’agriculture biologique seront « favorisés ». Le sujet controversé des bassines n’est pas tranché.
A la lecture de ces mesures on a le sentiment d’un manque d’engagement du gouvernement. Depuis sa publication en mars 2023 le plan eau a été détricoté. Les agriculteurs ont obtenu d’être exemptés de tout effort. Ils sont dispensés de l’objectif de diminution de 10% des prélèvements ainsi que de la taxe sur l’irrigation tandis que les agences de l’eau privées de cette recette devront prendre complètement à leur charge le financement des mesures agro-environnementales et climatiques.
La stratégie nationale de biodiversité (SNB) rappelle que « les sociétés humaines reposent sur les services tirés de la biodiversité et sont mises en danger par son effondrement ». D’après l’IPBES les services de pollinisation sont en forte chute, les services de régulation du cycle de l’eau, de décontamination et de préservation de la fertilité des sols, d’atténuation du changement climatique, sont en baisse de même que les ressources médicinales, biochimiques et génétiques.
La SNB prévoit que 70 projets d’opérations labellisées « solutions fondées sur la nature » seront lancés à des fins de démonstrateurs de lutte contre les sécheresses, mais le dernier plan de la filière de génie écologique dotée d’un savoir-faire en matière de reconstitution des milieux naturels date de 2012, il devra être redynamisé. Des progrès conceptuels et empiriques sont nécessaires pour se donner les moyens de réparer et sauvegarder les écosystèmes qui supportent la vie.
La SNB prévoit la plantation de 5000km linéaires de haies par an, la restauration de 50 000ha de zones humides, l’objectif de zéro artificialisation nette en 2050, l’atteinte de 10% de protection forte pour les milieux sensibles et menacés. Des incitations à une pêche, une aquaculture, un tourisme durable sont annoncées. La prise en compte de la biodiversité sera intégrée dans les documents d’aménagement et de planification territoriale (SRADDET, SCOT, PLU, DSF, …) et dans le rapportage des entreprises bénéficiant d’un écolabel.
Au total, la planification gouvernementale, en ne prenant pas les moyens d’un tournant significatif des pratiques agricoles et de pêche, contredit le discours de son préambule [26] qui lie, avec raison, la préservation du climat et celle de la biodiversité. Le volet relatif à la biodiversité et la préservation des écosystèmes terrestres et maritimes est trop faible. On peut considérer que le qualificatif « écologique » de la planification gouvernementale ne reflète pas la réalité, il s’agit essentiellement d’une planification « climatique ».
Les travaux de l’ADEME et de Négawatt sont plus engagés. Le rapport de l’ADEME porte une attention particulière au vivant comme atout majeur de décarbonation avec de multiples fonctions : source d’énergie sous forme de biomasse, source de matériaux permettant la réduction des émissions des bâtiments, et comme puits de carbone. Il considère l’évolution des pratiques agricoles et le soin des forêts comme essentiels.
Le PTEF comme Négawatt projettent un passage généralisé à des pratiques agroécologiques beaucoup plus intensives en travail dans le domaine agricole, avec pour conséquence, dans le PTEF, une création massive de 300 000 emplois dans ce secteur.
Quels progrès dans l’organisation intersectorielle et territoriale des flux de marchandise ?
Le plan gouvernemental rappelle l’évolution nécessaire du système linéaire existant : « extraire plus, produire plus, consommer plus, jeter plus » vers une économie circulaire. Il en énumère les différents aspects : développement de la collecte et du tri, du recyclage, approvisionnement durable, écologie industrielle territoriale, éco-conception, modèles d’affaire circulaires tels que l’économie de la fonctionnalité, accroissement de la durée de vie et de la réparabilité des produits. De même, au niveau spatial, il table sur une baisse des flux logistiques. Mais Il ne définit pas de feuille de route sur ces sujets dans sa première édition.
Le PTEF appelle de ses vœux un soutien et une organisation des filières de l’APV (Après Première Vie), comprenant la réparation et la vente d’objets après un premier usage, en plus du recyclage [27].
L’ADEME précise les taux d’incorporation de matières premières recyclées dans l’industrie (en volume, pour : acier, aluminium, verre, papier-carton, plastiques) visés dans chaque scénario : S1 70% ; S2 80% ; S3 60% ; S4 45 % tandis que le taux attendu tendanciellement est de 45% en 2050.
Negawatt projette également des efforts importants d’économies de ressources notamment grâce au recyclage.
L’ADEME, Negawatt et le PTEF donnent la priorité à l’économie de matières (par exemple avec des petits véhicules électriques à batteries plus légères [28] ), à la durabilité des produits (en supprimant l’obsolescence programmée des appareils, par exemple des téléphones portables ou des ordinateurs personnels), à la réparation (avec le développement d’un secteur de l’APV) et au recyclage.
Dans toutes les explorations, mais à des degrés différents, les circuits courts, la relocalisation des productions, la fin de l’étalement urbain, un rétablissement de ceintures maraîchères des métropoles, la revitalisation des villes moyennes sous-tendent les hypothèses de baisse des volumes de fret.
Des enjeux de souveraineté économique et de disponibilité des matières premières d’une production verte.
Raccourcissement des chaînes de valeur mondiales, relocalisation des activités répondent aussi à un souci de souveraineté économique dans un contexte géopolitique qui se tend. Ce point est souligné par les cinq explorations. C’est un thème qui est repris au niveau européen également.
Les avancées de la Chine qui détient de fortes parts du marché mondial dans les technologies vertes et est en situation de surcapacité dans le photovoltaïque et les véhicules électriques légers très compétitifs, la forte performance de rattrapage attendue des USA du fait des subventions accordées par l’Inflation Reduction Act et de son énergie peu chère, inquiètent.
Le gouvernement, dans la lignée de la préoccupation européenne, voit dans le développement d’industries du futur sur notre sol pour produire des batteries [29] , des véhicules électriques [30] , une filière d’hydrogène vert, … un double avantage : contribuer à la transition écologique et se placer dans la compétition des industries d’avenir. L’essentiel des moyens financiers dévolus à la transition y sont consacrés comme on le verra dans la seconde partie de cette étude. Un plan « industrie verte » est annoncé en écho à la directive « net zéro industry act (NZI) » de l’Europe.
Cependant la priorité accordée à la compétition avec la Chine et les USA sur les « technologies du futur », batteries, véhicules électriques, hydrogène vert, énergies renouvelables, comporte le risque de fuite en avant vers l’extraction minière des matériaux qui leurs sont nécessaires en grandes quantités (cuivre, lithium, nickel, cobalt, manganèse, graphite et terres rares) [31] et la surproduction [32] aggravant les dommages écologiques et sociaux [33]. De plus il est observé régulièrement un effet rebond à l’occasion de l’adoption d’innovations technologiques.
Dans le même temps les instances françaises et européennes reculent sur la reconfiguration indispensable des modes de production, tolérant, en invoquant la compétition internationale, l’inaction dans les secteurs de l’agriculture, de la pêche, des plastiques, des produits chimiques, de l’artificialisation des terres (et bientôt la remise en cause de l’interdiction de la production de véhicules thermiques en 2035 ?). Cette reconfiguration est pourtant la garantie d’atteinte des objectifs. Tout miser sur l’essor de secteurs à technologies vertes en écartant les nécessaires transformations des secteurs à technologie brune ne permettra pas d’atteindre les résultats projetés en matière climatique et environnementale.
-4- La sobriété incontournable
Précisément ces cinq explorations démontrent que décarboner la production d’énergie ne suffira pas, même si on y ajoute les économies d’énergie dans les autres secteurs (l’efficacité énergétique), la « sobriété », un changement des modes de vie et de production orienté vers une économie d’usage des ressources, est indispensable. Elles incluent toutes, à des degrés divers, des efforts de sobriété.
Le rapport PFSM et le plan gouvernemental mettent l’accent sur le report des consommations depuis les secteurs bruns (à forte émission de GES) vers les secteurs verts (à faible émission) tandis que NegaWatt, dont la sobriété est une composante essentielle de sa marque de fabrique [34] , et le PTEF supposent une transformation plus profonde incluant un changement de l’objectif de toutes les activités économiques qui priorise l’économie de ressources. Cela peut tenir à la différence des horizons : 2030 pour les premiers, 2050 pour les seconds. Mais 2030 prépare 2050 car cette réorientation de l’objectif des activités économiques, consommation et production, demandera du temps.
Tableau 3 : Part de la sobriété dans la baisse des émissions de GES dans les différentes explorations
Plan gouvernement 2030 |
PFSM 2030 |
NegaWatt 2050 |
PTEF 2050 | |
Transport | 31% | 65% | 60% | |
Bâtiment | 7% | 17% | ||
Tous secteurs | 12 à 17% |
Déjà incontournable à l’horizon 2030 la sobriété représente, dans le secteur des transports plus de la moitié du chemin vers la neutralité carbone en 2050.
L’ADEME explore la palette des degrés de recours à la sobriété. Son scenario 1 « génération frugale » illustre ses multiples aspects. Il prévoit notamment pour 2050 (par rapport à 2015) une baisse de 26 % des kilomètres parcourus, de 50 % du nombre de voitures produites, de 45 % du fret national, de 66 % de l’alimentation carnée, de 66 % de l’électricité consommée en numérique et électroménager, de 33 % des surfaces en maisons individuelles, de 66 % des déchets… Le PTEF prévoit quant à lui des changements profonds en matière de mobilité (limitation des voyages par avion, report modal des voyages en avion et voiture individuelle vers le train) et de fret (réduction sensible de la demande). Il recommande, comme Négawatt, une forte baisse de la construction de maisons individuelles et une modération de l’usage du numérique. Mais la sobriété recouvre aussi la fabrication de produits plus durables, un recyclage intensif, une organisation territoriale de la production privilégiant la proximité de la demande, toutes évolutions dont les impacts sont plus difficiles à chiffrer.
Les co-bénéfices de la sobriété sont soulignés : santé (baisse des pollutions, des maladies de la sédentarité et de régimes alimentaires trop carnés), urbanisme de proximité. « Loin des clichés comme le retour à la bougie, la sobriété peut être heureuse et conviviale, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans une démarche d’équité et de partage des ressources » [35]. C’est aussi un changement des représentations qui permette de dissocier bien-être et abondance matérielle. Les médias et la publicité doivent y contribuer. Il est intéressant d’observer le succès de l’après première vie dans la mode.
Les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle exemplaire. Un plan de transformation ambitieux des services de l’Etat visant à baisser de 22% les émissions de gaz à effet de serre des 2,5 millions de fonctionnaires a été initié par une circulaire de novembre 2023. Il comporte quinze mesures et cinquante actions dont la baisse de 20% des déplacements professionnels et trajets en avion, la fin des véhicules thermiques de plus de 1,4t, un menu végétarien chaque jour dans les lieux de restauration.
L’implication des citoyens dans la recherche de solutions est capitale pour l’adhésion au changement, le travail de la convention citoyenne de 2019-2020 était exemplaire. Il serait utile de le répliquer à un niveau très décentralisé, par exemple à l’occasion des COP régionales, de l’élaboration des plans énergie climat, …
L’acceptabilité des changements de modes de vie suppose la création des infrastructures qui les permettent (solutions de transport collectif, d’après première vie, produits plus durables, production de proximité, …). Elle renvoie aussi à la question des inégalités. La transition écologique appelle des modes de vie très différents de ceux des élites mondialisées qui, de ce fait, présentent un certain attrait. L’exemple donné par les élites en matière de changement de mode de vie serait éminemment souhaitable.
-5- Horizons 2030 et 2050 : évolution ou transformation ?
Quel que soit le secteur on constate une nette différence entre l’horizon 2030 qui accorde une place limitée aux transformations organisationnelles (modes de vie, flux logistiques) et techniques (modes de production) de l’existant et l’horizon 2050 plus audacieux.
Pour l’horizon 2050 Negawatt et Le PTEF, qui incluent la nécessité de l’adaptation au changement climatique, recommandent des inflexions très fortes des modes de vie et de production priorisant les économies d’énergie et de matières premières dans tous les secteurs. Les quatre scénarios 2050 de l’ADEME cherchent à décrire la palette des futurs possibles pour ces transformations, avec 2 extrêmes caricaturaux S1 (génération fugale) et S4 (pari réparateur) peu probables, les scénarios intermédiaires S2 (coopérations territoriale) et S3 (technologies vertes) étant proches du travail du PTEF.
Le plan gouvernemental 2030 dans sa première version aborde très peu les questions d’adaptation repoussées en seconde phase. Il se caractérise par la faiblesse des transformations demandées à l’agriculture contrairement au PTEF et à Négawatt qui prévoient une généralisation des pratiques d’agroécologie. Le levier de sobriété y est également moins activé, non prévu dans le numérique, ou dans la construction neuve.
L’articulation entre l’horizon 2030 et l’horizon 2050 est pourtant indispensable. La planification de 2030 porte en germe, de fait, des orientations pour 2050.
Concernant la planification gouvernementale, la prudence à l’égard de l’inflexion des modes de vie et de production, l’abandon des exigences à l’égard des secteurs en relation directe avec le vivant, la priorité de moyens accordée au développement des technologies « vertes », la faiblesse des propositions concernant la protection de la nature témoignent d’une incompréhension des enjeux globaux de transformation qu’impose la dégradation de l’environnement. Plutôt qu’une planification écologique le plan gouvernemental s’apparente à une planification climatique réduite à l’objectif de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Encore cet objectif est-il poursuivi surtout à travers des moyens technologiques susceptibles d’effets rebond. Ainsi un besoin d’énergie moins maîtrisé en quantité justifie la mise en chantier hasardeuse d’un nouveau parc de centrales nucléaires. Par ailleurs, la partie 2 de cette étude, objet du prochain article, qui détaille les mesures envisagées jusqu’ici par la planification gouvernementale 2030, montre que les moyens prévus ne sont pas à la hauteur des objectifs affichés.
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L’apport du rapport PFSM concentré sur les besoins d’investissements additionnels liés à la transition climatique sera décrit dans la partie 2 de cette étude avec l’article prochain.
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Liste des abréviations :
Explorations publiées :
ADEME : Agence de la transition énergétique
PFSM : rapport de Jean Pisani Ferry et Selma Mahfouz « les incidences économiques de l’action pour le climat »
NegaWatt : association
PTEF : Plan de Transformation de l’Economie Française
Termes fréquents :
GES : gaz à effet de serre
PIB : Produit Intérieur Brut, mesure monétaire de la production d’un pays
APV : secteur de l’Après Première Vie
Institutions :
ARCEP : Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse,
ASN : Autorité de Sureté Nucléaire
CITEPA : Centre Interprofessionel d’Etudes de la Pollution Atmosphérique
GIEC : Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat
HCC : Haut Conseil pour le Climat
I4CE : Institut de l’économie pour le climat
IRSN : Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire
SDES : Service des Données et Etudes Statistiques du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires
Plans du Gouvernement Français
SNANC : Stratégie Nationale pour l’Alimentation la Nutrition et le Climat
SNB : Stratégie Nationale pour la Diversité
SNBC : Stratégie Nationale Bas Carbone
PPE : Programmation Pluriannuelle de l’Energie
PNACC : Plan d’Adaptation au Changement Climatique
SFEC : Stratégie Française pour l’Energie et le Climat
LPEC : Loi de Programmation sur l’Energie et le Climat
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Objectif affirmé constamment depuis l’accord de Paris de 2015
[2] Emission dont est déduite l’absorption de CO2 par les puits de carbone que sont les forêts, les prairies, les zones humides et les océans
[3] Ces émissions sont principalement dues à l’utilisation dominante de combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz) comme sources énergétiques. Les émissions mondiales provenant de sources fossiles ont augmenté depuis 1990, passant de 22 à 36 Gt CO₂ par an (Gt = gigatonnes ou milliards de tonnes).
[4] les concentrations en CO2, principal gaz à effet de serre, dqns l’atmosphère sont en augmentation constante et ont atteint un niveau supérieur de 50% à celui de la période préindustrielle passant de 280 à 411 ppm (parties par millions)
[5] Rapport « Les incidences économiques de l’action pour le climat » de Jean Pisani Ferry Selma Mahfouz
[6] L’empreinte carbone de la France calculée par le SDES était de 623MtCO2eq en 2022, les émissions territoriales de 403,8MtCO2eq évaluées par le CITEPA
[7] Pour le PTEF « La vision physique de l’économie est un atout majeur pour nos prises de décision des années à venir, parce qu’elle est de même nature que le problème qu’elle cherche à éclairer… Comprendre l’ampleur des transformations à mener…et identifier les concurrences à venir, qui viendront de la disponibilité limitée de certaines ressources devenue rares. Pour NégaWatt son scénario « repose sur un modèle physique et non macroéconomique ; les modèles purement économiques sont, par construction, incapables de prendre en compte les limites physiques non-négociables à l’échelle planétaire en termes de ressources et d’impacts ». Ainsi le scenario NEGAMAT inclus dans NEGAWATT fait un bilan matières et matériaux pour minimiser l’impact sur les ressources minérales, et l’empreinte matière.
[8] Le coût de la production d’énergies renouvelables est devenu très compétitif, mais suppose un réseau de transport adapté à leur intermittence.
[9] NB dans cette partie les projections du rapport PFSM très proches du plan gouvernemental ne sont pas décrites, ainsi que celles des 4 scénarios de l’ADEME résumés dans le tableau 1 ci-dessus.
[10] Le dioxyde de carbone CO2 étant le principal gaz à effet de serre (76% des émissions), les émissions de tous les autres gaz à effet de serre (méthane CH4 16%, protoxyde d’azote N2O 6%, gaz fluorés 2%) sont converties en tonnes équivalents CO2 (teqCO2).
[11] Avant de comparer les baisses du plan gouvernemental et celles de Negawatt il faut garder en mémoire que le premier les chiffre en teqCO2 tandis que le second les chiffre en twh. Les baisses d’émissions de GES du gouvernement incluent l’effet d’une décarbonation de l’énergie utilisée et sous-tendent une baisse de consommation d’énergie en twh plus faible.
[12] Ces technologies sont encore très peu répandues. Seules 40 installations de CCS fonctionnent actuellement dans le monde avec une capacité annuelle de 45 Mt de CO2/an très loin des émissions annuelles mondiales 1000 fois plus importantes (le Monde 9 décembre 2023). L’AIE confirme le rôle encore marginal de ces technologies dans la baisse des émissions de GES.
[13] Des points de tensions sont signalés dans le bouclage offre-demande de l’énergie. La sollicitation de la biomasse est-elle surdimensionnée au regard des retards éventuels sur la montée en puissance de l’offre ? Cela pourrait remettre en cause l’objectif de 12% d’incorporation de biocarburants pour le trafic routier. Le bouclage offre-demande en électricité suppose une amélioration de la disponibilité du parc nucléaire de 10 à 20% supérieure à celle de 2023, le maintien du calendrier des parcs éoliens off-shore (objectif : 18GW en service en 2035) et le doublement du rythme d’installations solaires. Un stress test a été construit par le conseil national à la planification écologique aboutissant à une consommation électrique supérieure de 50TWh (8% de la production projetée en 2030) du fait de rénovations insuffisantes des passoires thermiques et du parc tertiaire (22TWh), de besoins supplémentaires liés à la réindustrialisation, au plan hydrogène et dans le transport (plus de véhicules électriques avec un trafic plus important, plus de e-fuel dans l’aérien et le maritime).
[14] Il est prévu de prolonger à 60 ans la durée de fonctionnement des centrales nucléaires existantes. Au regard de la sécurité d’équipements prolongés en fonctionnement au-delà de la durée prévue initialement, du programme important de nouvelles centrales , la fusion de l’Autorité de sureté nucléaire (ASN) chargée du contrôle et de la décision et de IRSN chargée de la recherche et de l’expertise voulue par le gouvernement interroge.
[15] Ce modèle exportateur/importateur, déployé sur plus de 80% de la surface agricole utile a été encouragé depuis les années 1960 par les politiques nationales et européennes. Il ne permet plus aux agriculteurs de vivre de leur travail, tandis qu’il assure la prospérité de l’agrobusiness (engrais, pesticides, semences, machines agricoles, industrie alimentaire) dont ils dépendent. Ce n’est pas le seul possible : en Italie on compte trois fois plus d’exploitations pour deux fois moins de surfaces agricoles qu’en France.
[16] Source : INSEE référence 2024
[17] Le Haut Conseil pour le Climat recommande une revalorisation des revenus des agriculteurs et éleveurs qui transforment leurs pratiques, une réorientation des dispositifs de soutien en faveur des pratiques bas carbone et adaptées au changement climatique, des offres de formation permettant l’acquisition des compétences des agriculteurs et des conseillers nécessaires aux transformations
[18] Second secteur le plus émetteur en France derrière les transports
[19] Notre alimentation représente 22% de l’empreinte carbone de la France selon le Haut Conseil pour le Climat
[20] Le bilan du plan France 2030 montre toutefois que malgré les incitations financières la culture des légumineuses n’a pas progressé
[21] A noter que le maraîchage et les cultures de fruits sont peu soutenus par les aides directes de la Politique Agricole Commune, ce sont les exploitations qui procurent les revenus les plus faibles.
[22] A noter que le rapport d’évaluation du plan France Relance 2020-2022 déplore une stagnation des surfaces consacrées aux légumineuses malgré les incitations financières
[23] Le simple fait d’abandonner un produit interdit pour en utiliser un autre autorisé équivalent en même quantité se traduit automatiquement par une baisse du HRI de 75% (cf. Plan écophyto, une fraude démocratique Stéphane Foucart le Monde 12-13 mai)
[24] Rapport sénatorial sur l’adaptation de la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050 p50
[25] Suite à leur mouvement de colère au début de 2024, les agriculteurs ont été dispensé de cet effort
[26] « Climat et biodiversité étant les deux faces d’une même pièce, il est donc indispensable d’élaborer les deux politiques de manière coordonnée, comme le prévoit la planification écologique. De nombreuses solutions sont en effet conjointes. Les solutions fondées sur la nature sont ainsi emblématiques de cette interconnexion : en restaurant la biodiversité et ses services, elles viennent accroître notre résilience face aux impacts du changement climatique »
[27] L’APV est une solution préférable au recyclage, quand elle est possible, car elle évite les consommations d’énergie inhérentes aux processus industriels de recyclage
[28] Les véhicules électriques pourraient absorber 1/3 des besoins futurs, chaque véhicule nécessitant 80 à 100kg de cuivre contre une vingtaine pour un véhicule traditionnel. Source : dossier Marjorie Cessac, le Monde, 12 mars 2024..
[29] Trois gigafactories de batteries sont programmées à Douai, Dunkerque et Douvin. Le PTEF prévoit en 2050 10 000 création d’emplois dans ces usines. Par ailleurs une nouvelle génération de technologies LFP (Lithium, fer phosphate) de batteries, bien maîtrisée par la Chine, semble vouloir remplacer la technologie de référence NMC (nickel Manganèse, Cobalt) car reposant moins sur des ressources rares. Ce qui exigera un rattrapage pour ces entreprises
[30] A cet égard le positionnement des constructeurs automobiles européens sur des gros véhicules SUV demandant des batteries de grande puissance est dénoncé. L’arrivée massive imminente sur le marché européen des véhicules électriques chinois plus économes et moins couteux est crainte.
[31] La Chine contrôle 42 à 45% du cuivre mondial avec une stratégie d’implantation en Afrique et en Amérique latine. Elle a pris le contrôle de 60% des chaînes de valeur des métaux dans les batteries (lithium, nickel, cobalt) et dans les moteurs (terres rares pour les aimants) source : dossier Marjorie Cessac, le Monde 12 mars 2024.
[32] Voir les véhicules électriques chinois produits en fort excédent par rapport à la demande interne aux portes de l’Europe et des USA
[33] Cuivre, lithium, terres rares seront nécessaires en grandes quantités pour les batteries des véhicules électriques et les infrastructures nécessaires aux réseaux électriques, ferroviaires et numériques qui supporteront la nouvelle « économie verte » à installer dans un délai court d’ici 2050. Le délai de mise en route d’une nouvelle mine se chiffre en décades. Si la disponibilité de ces matières premières sur terre ne semble pas un problème, la teneur en métal des roches extraites tend à diminuer (les gisements les plus concentrés étant été les premiers exploités) et entraîne des dommages environnementaux (consommation d’eau, rejet de boues toxiques en augmentation) et une hausse des coûts. La condition des travailleurs dans ces exploitations minières est la plupart du temps déplorable.
[34] La marque de fabrique de l’Association Négawatt depuis sa création est le triptyque « Sobriété-Efficacité-Renouvelables ».
[35] Negawatt « Vers une société plus durable et plus équitable »
Bibliographie
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* Arnsperger C : L’existence écologique, critique existentielle de la croissance et anthropologie de l’après-croissance’, Editions du Seuil , Janvier 2023
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* Dupré M, Couppey-Soubeyran J, Kalinowski W, Méda D : ’2030 c’est demain, un programme de transformation sociale-écologique]’, Institut Veblen, 2022
* Institut Momentum « Economie de l’après croissance » politiques de l’anthropocène II, Presses de Sciences Po
* Philippe Bihouix : ’l’âge des low tech : vers une civilisation techniquement soutenable’
* Benjamin Coriat, Nicole Alix, … : ’Les communs de proximité, origines, caractérisation et perspectives’ Aux éditions québécoises Sciences et bien commun, en accès libre https://www.editionscienceetbiencom...
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- Armand Rioust de Largentaye : La PAC victime de son histoire - 1ère partie, N° 278 , 09/02/2022.
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- Catherine Lapierre : L’enfer numérique, voyage au bout d’un like - : fiche de lecture, N° 284 , 02/10/2022.
- Daniela Ciaffi : L’administration partagée de biens communs - révolution silencieuse dans plus de 150 villes italiennes, N° 260 , 09/05/2019.
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- Catherine Lapierre, Ana Hours, Michel Mousel : Economie écologique et équitable : 1 - économie verte, histoire et définitions, N° 185, 18/03/2013.
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- Catherine Lapierre, Ana Hours : Economie écologique et équitable : emplois verts, renouvellement du travail, partage du travail,...., N° 187, 18/03/2013.
- Catherine Lapierre : “Prosperity Without growth” Rapport de la commission du développement durable britannique - Fiche de lecture, N° 112 ,07/03/2010.
- Catherine Lapierre : « Essai sur l’oeconomie » de Pierre Calame, 2019 - Fiche de lecture, N° 93 , 05/06/2009.
- Catherine Lapierre, Sylvie Berline : Les indicateurs de développement durable, N° 84 , 09/03/2009.