Développement de la culture, culture du développement

11 décembre 2006

Résumé

Le développement et la culture constituent deux « méga-concepts » communs à différentes
disciplines, qui ont joué un rôle majeur dans les sciences sociales du XXe siècle en raison de
leur caractère holistique et pluridimensionnel. Ils revêtent encore une grande importance
en ce début de XXIe siècle, bien que l’aspect idéologique du concept de développement soit
aujourd’hui contesté. La culture représente certainement un pilier central de l’anthropologie,
tandis que les relations entre le développement et l’économie sont plus fragiles.


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1.2- Histoire d’une idée
6.5- Culture

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Auteur·e

Sachs Ignacy

Socioéconomiste, Ignacy Sachs est Directeur d’études honoraire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, et fondateur du Centre de Recherches sur le Brésil Contemporain (dont il fut le directeur jusqu’1997). S’étant partagé entre la Pologne, le Brésil, l’Inde et la France où il a créé et animé pendant 14 ans le Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED), il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages traduits dans de nombreux pays. Il est consultant de plusieurs organisations internationales. Participant aux Conférences des Nations Unies de Stockholm en 1972 et de Rio en 1992, il a été à l’origine des concepts d’écodéveloppement et de développement durable.

Il est président d’honneur de 4D.


 Le développement : une idée dominante

L’article de Paul Rosenstein-Rodan sur l’industrialisation de l’Europe orientale et méridionale, publié en 1943, est considéré comme le texte fondateur de la théorie moderne du développement. A l’époque, l’auteur dirigeait un groupe de travail du Royal Institute of International Affairs de Londres chargé d’élaborer les plans de reconstruction des pays occupés par l’Allemagne nazie.

En réfléchissant au moyen d’effacer les traces laissées par la Seconde Guerre mondiale, le groupe ne pouvait pas éviter d’aborder les graves problèmes structuraux des pays de la périphérie européenne entre les deux Grandes Guerres : des structures agricoles anachroniques, une population rurale sous-employée et très pauvre, des relations de troc défavorables entre produits agricoles et industriels, une industrialisation précaire, un haut taux de chômage dans les villes, des relations difficiles avec les investisseurs privés étrangers, etc. Après la guerre, les Nations unies ont lancé le débat concernant le sous-développement observé en Asie, en Amérique latine et en Afrique. Certains membres du groupe mentionné précédemment sont même devenus fonctionnaires ou consultants pour le secrétariat de 1’ONU ou d’autres organisations internationales.

L’apparition de la théorie du développement coïncide avec la transformation radicale de la géopolitique mondiale observée entre 1940 et 1960. En effet, durant cette période, pas moins de 40 pays, avec une population de 800 millions d’habitants, se sont révoltés contre le colonialisme et ont obtenu leur indépendance.

Cette théorie a été profondément marquée par la lutte entre les deux systèmes antagonistes qui cherchaient à séduire le tiers-monde. Malgré les différences politiques fondamentales entre le bloc soviétique et le monde occidental, leur vision concernant les défis auxquels faisaient face les pays périphériques était similaire : il fallait brûler certaines étapes du processus de modernisation en accélérant le rythme de la croissance économique par l’entremise de l’industrialisation et de réformes agraires [1].
.

Avec les souvenirs récents de la grande dépression et des terribles séquelles de la guerre, et le souci de proposer un modèle efficace pour contrer le modèle soviétique [2]. , le capitalisme d’après-guerre a choisi de présenter le plein emploi comme objectif central de la croissance économique, en mettant l’accent sur l’Etat-providence, et en adoptant la planification comme pilier du processus de développement.

Les deux modèles promettaient aux pays périphériques de réduire en quelques décennies la distance qui les séparait des pays plus développés. Le bloc soviétique s’appuyait sur l’expérience de I’URSS pour proclamer la supériorité du socialisme en soutenant que ce dernier représentait le seul système capable d’éradiquer le sous-développement en une seule génération grâce à la gestion collective de la production. Le capitalisme réformé attribuait les mêmes vertus à une économie mixte et dirigée.

Au niveau épistémologique, les solutions proposées par les deux parties surestimaient le rôle de la croissance économique dans le processus de développement. De plus, les deux parties croyaient aux vertus du mimétisme et invitaient les pays périphériques à suivre la même voie que les pays déjà industrialisés.

 L’écodéveloppement

Au cours des décennies suivantes, l’idée de développement s’est peu à peu complexifiée pour se transformer en un concept pluridimensionnel grâce à l’importance grandissante des dimensions sociale, politique, culturelle et environnementale face à la dimension économique.

La reconnaissance de la dimension environnementale, au début des années 1970 [3].
, représente une étape importante. Les Nations unies ont commencé à travailler avec le concept d’« éco- développement », plus tard rebaptisé « développement durable ». C’est ainsi qu’on a réintroduit le côté matériel, et par le fait même les sciences sociales, dans le débat sur la croissance économique. Les notions de temps et d’espace ont également été profondément modifiées ; on a alors commencé à travailler avec des échelles de temps et d’espace multiples.

Etant donné l’importance accordée aux impacts sociaux et environnementaux de la croissance économique, on s’est rendu compte que le développement était un concept beaucoup plus vaste que celui de croissance économique. En effet, il englobait à la fois le développement authentique et les différents types de « maldéveloppement ».

Ainsi, il est nécessaire d’utiliser une série d’indicateurs, en plus du taux de croissance du PIB, pour définir et évaluer le développement. Il n’est pas légitime de parler de développement si la croissance économique est accompagnée de détériorations au niveau de l’emploi, de la pauvreté et des inégalités sociales. Une croissance basée sur une appropriation prédatrice des ressources naturelles et caractérisée par une importante production de pollution ne peut pas non plus être associée au concept de développement [4].

La « révolution environnementale » et son intégration au débat socio-économique ont soulevé une multitude de questions relatives au développement, en commençant par la nécessité de redéfinir les objectifs de cette révolution. La priorité du développement est alors devenue la satisfaction des besoins humains fondamentaux définis par les sociétés par l’entremise d’un processus démocratique. Le développement ne résulte pas de la transposition mimétique d’expériences abstraites mais bien d’un effort endogène basé sur l’autonomie (self–reliance).

 Que faire ?

Lors de la 7e session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies, convoquée, en 1975, afin de discuter du nouvel ordre économique international, la fondation suisse Dag Hammarskjöld a publié un rapport sur le développement et la coopération internationale intitulé « Que faire » ; ce document constitue un véritable manifeste en faveur du développement alternatif basé sur cinq fondements : le développement devait être endogène et autonome, il devait se baser sur la logique des besoins et non des marchés, s’opérer dans le respect de la nature et s’ouvrir au changement institutionnel. Trente ans plus tard, le rapport-manifeste reste toujours pertinent (bien qu’il ait besoin d’une mise à jour) [5].

La Fondation internationale pour un autre développement (FIPAD) est apparue comme une suite au rapport « Que faire ». Les activités mises en oeuvre par cette fondation ainsi que ses dossiers ont certainement représenté la plus importante tribune pour approfondir la réflexion sur les possibilités de développement présentées par l’étude. Sa contribution la plus importante a été la réflexion sur l’émergence de la société civile en tant que 3e système de pouvoir.

La réflexion suscitée par la FIPAD a entraîné, dans les années 1990, une redéfinition du concept de développement dans les termes suivants : « le respect et l’universalisation de l’ensemble des droits humains, soit des trois générations de droits – les droits politiques, civils et civiques –, les droits économiques, sociaux et culturels, et les droits collectifs, comme le droit à l’environnement, à l’enfance, etc. »

Ainsi, le développement doit être évalué non seulement d’après le niveau de croissance du PIB mais également en tenant compte du nombre suffisant d’emplois décents offerts (raisonnablement rémunérés et dans des conditions de travail dignes). De plus, l’aspect écologique doit être défini et respecté si nous voulons léguer aux générations futures une planète habitable.

Ainsi présentés, les concepts de développement/maldéveloppement configurent le champ des situations intermédiaires concrètes qui combinent les éléments du développement et du maldéveloppement dans des proportions variables [6] et permettent l’expression de jugements de valeur au sujet des trajectoires historiques. De la même manière, il est possible d’élaborer des projets à partir de ce cadre conceptuel en utilisant toujours le développement comme norme et le maldéveloppement comme situation à éviter.

 Du concept à la réalité : avenues et dérives du développement

Transformé en idéologie, le concept de développement a donné naissance aux doctrines du « développementisme », qui ont connu leurs moments de gloire, puis de désillusion. Cette dernière peut être en partie imputée aux pratiques de volontarisme excessif et de promesses non tenues d’un étatisme qui, dans plusieurs pays, a dégénéré en phénomène de privatisation de l’État, même si les critiques dirigées contre le développement par ses détracteurs, adeptes du fondamentalisme du marché, sont souvent exagérées.

En anticipant sur les résultats de cette analyse, nous nous limiterons à présenter l’échec ou l’insuccès des principaux paradigmes de croissance économique ou de développement appliqués durant cette période.

L’agonie du « socialisme réel » a débuté en 1968, lorsque les tanks soviétiques ont mis un terme à la dernière tentative de construire un régime socialiste à « visage humain » en envahissant la Tchécoslovaquie, et s’est terminée avec chute du mur de Berlin. Le capitalisme réformé, qui a tant prospéré entre 1945 et 1975 grâce au trinôme plein emploi - Etat providence - planification, a perdu tout intérêt aux yeux des capitalistes des années 1970 lorsque l’option socialiste représentée par le bloc soviétique a perdu sa crédibilité.

La contre-réforme néo-libérale dans les pays périphériques, initiée par l’Accord de Washington, n’a pas respecté ses promesses. L’économie mondiale s’est mise à ralentir et presque tous les pays périphériques ont souffert d’une importante régression sociale. On a observé une montée rapide du chômage, du sous-emploi, de l’exclusion sociale et des inégalités sociales. L’Accord de Washington a, en fait, freiné le développement des NPNI (nouveaux pays nouvellement industrialisés) et empêché les autres pays périphériques de suivre leur exemple.

L’énumération des paradigmes écartés ou épuisés ne serait pas complète sans y inclure le cas de la croissance économique rapide, caractérisée par une inégalité sociale croissante en partie camouflée par le recours à l’inflation pour faire face aux problèmes de distribution. Ce paradigme a bien réussi en matière de croissance du PIB et de transformation de la structure productive par l’entremise d’une industrialisation rapide, et a mené à la création d’une importante industrie de biens de capital au Brésil. Le fait que ce dernier soit un pays de dimensions continentales a également contribué à cette transformation. Cependant, cette croissance a également entraîné des conflits sociaux et des dommages environnementaux qui expliquent en bonne partie la quasi-stagnation de l’économie brésilienne au cours du dernier quart du XXe siècle.

Les avancées épistémologiques dans le perfectionnement du concept de développement décrites dans la première partie de cette étude se juxtaposent ainsi au peu d’équilibre entre les trajectoires historiques de la majorité des pays périphériques au milieu du XXe siècle  ; elles s’associent davantage au maldéveloppement qu’au développement authentique. Cette situation nous fait comprendre le désarroi des victimes de ce processus de maldéveloppement ainsi que la critique sévère dirigée contre les politiques nationales et internationales et contre l’inefficacité des mécanismes d’aide des pays industrialisés aux pays périphériques.

Cela ne signifie pas que nous devons abandonner l’idée élaborée autour du concept de développement et oublier son rôle normatif, comme l’affirment les partisans de l’« antipostdéveloppement » et de la « décroissance ». En réalité, les attaques contre le concept de développement proviennent de deux sources : d’un côté, du désenchantement engendré par l’absence de progrès et par le non-respect des promesses faites aux pays périphériques et, de l’autre, des fondamentalistes verts, partisans de l’« écologie profonde » et adversaires de la croissance économique en soi.

Une fois que nous aurons abandonné le concept de développement à ses détracteurs, nous devrons proposer celui de « nouveau développement » [7] en élaborant des projets de développement nationaux articulés autour de l’identité nationale et de la promotion du développement personnel. Pour y parvenir, il est nécessaire de promouvoir l’exercice démocratique du volontarisme responsable en poursuivant la création interrompue des États-nations.

Il n’existe que deux choses : la culture et la nature. La nature, elle-même, n’existe qu’à cause du langage. Tout réside dans le langage, même Dieu. Selon moi, Dieu est création de l’homme ; c’est le créateur créé par l’homme, qui n’existe que si nous le nommons. Dieu n’est rien si nous ne le nommons pas. Pour moi, tout est clair : tout n’est que culture.

Gilberto Gil (Almanaque Brasil, Juin 2004)

Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1Les forces d’occupation américaine au Japon ont imposé à ce pays une réforme agraire, situation qui s’est reproduite à Taïwan et en Corée du Sud. Les deux blocs s’entendaient sur le fait qu’il était impératif de modifier les structures anachroniques de propriété et les relations de production dans les champs, mais pas au niveau du radicalisme des réformes

[2Il faut comprendre le contexte historique d’après-guerre : aux yeux d’une grande partie du monde . Le modèle soviétique prouvait son efficacité économique et sociale, tandis que le capitalisme était toujours hanté par le spectre de la grande crise et de ses conséquences

[3La première conférence des Nations Unies sur l’environnement s’est déroulée à Stockholm en juin 1972

[4Le choix des indicateurs d’impacts environnementaux de la croissance économique sur les systèmes vitaux de la planète (climats, sols, eau, etc.) est plus complexe que dans le cas des indicateurs sociaux

[5Par exemple, des travaux récents sur la gestion des bassins hydrographiques ont montré qu’il est possible de concevoir des systèmes mixtes

[6Le pire scénario constitue une croissance économique négative combinée à des impacts sociaux et environnementaux négatifs

[7C’est le titre d’un article de Luis Carlos Bresser Pereira, publié dans Folha de Sao Paulo le 20 septembre 2004.

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 Bibliographie

Bibliographie

 Étude préparée par le bureau du PNUD au Brésil, avec la collaboration de Ana Leticia Filho.

 Rosenstein-Rodan, P. Problems of Industrialisation of Estern and South-Estern Europe, Economic journal, 1943.

 Voir Sachs, 1. (1998). Développement et appropriation des droits humains, Estudos Avançados, Sâo Paulo, vol. 12, n° 33, p. 149- 156.

 Pour une analyse des effets sociaux délétères de l’Accord de Washington, voir le rapport de la OIT.II.O (2004) : Economic security for a better world.

 Luis Carlos Bresser Pereira, publié dans Folha de Sao Paulo le 20 septembre 2004.

 Lire dans l’encyclopédie

 Gilbert Rist, La supercherie du développement durable (N°21).

 Serge Antoine, Culture et développement durable : la percée (N°22).

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