Croissance, décroissance, développement (1)

15 juin 2006

Résumé

La “croissance” concept quantitatif unidimensionnel, désigne l’augmentation du produit national. Le “développement” avec lequel elle s’est longtemps confondue, s’en est détaché au fil des problèmes
humains et environnementaux qu’elle soulevait. Il désigne un objectif qualitatif et multidimensionnel,se référant aux seules formes de croissance respectueuses des régulations conditionnant la reproduction de la biosphère et donc de l’espèce humaine. Le concept au demeurant mal défini de “décroissance” ne saurait en aucun cas se substituer à celui-ci : parce que l’évolution est indissociable de l’existence même de la vie, ce n’est pas dans la régression, mais dans le dépassement que se situent les voies de l’avenir.


Télécharger l’article en format pdf :

EDD2Passet


Mise en garde : Cette version imprimable fait référence à l’ancien plan de classement de l’encyclopédie.


La nouvelle classification de cet article est :

1.3- Le développement durable en débat
4.1- Modèles de développement

Auteur·e

Passet René

René Passet, Professeur émérite d’économie à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Pionnier du développement durable et d’une économie transdisciplinaire.

Auteur de nombreux ouvrages dont :
L’économique et le Vivant (Payot 1979, Economica 1996), L’Illusion néo-libérale (Fayard 2000, Flammarion/Champs 2001), Éloge du mondialisme par un anti présumé (Fayard 2001), Une économie de rêve “la planète folle”, (Calmann Levy 1995,Fayard/Mille-et-une-nuits 2003).


Tout ce qui touche à l’évolution économique soulève la question des finalités humaines. Celles-ci ne sauraient se définir par rapport à “l’individu” simple atome de société, mais de “la personne”, entité infiniment plus riche et complexe :

• créature de chair et de sang, dont la satisfaction des besoins biologiques fondamentaux constitue la condition minimale d’une existence authentiquement humaine ;

• créature spirituelle, animée par des aspirations intellectuelles, culturelles, affectives, esthétiques , porteuse de valeurs qui la transcendent et par lesquelles elle donne sens à sa vie ; toute société qui ignore ou récuse cet effort de dépassement permanent ne saurait engendrer que le désespoir ;

• créature sociale - “un animal sociable” disait Montesquieu - qui ne se dissout pas dans la collectivité mais ne saurait vivre sans elle - chacun étant solidaire de ses contemporains à l’échelle de la planète,et des générations futures à travers la reproduction de la biosphère ; parce que le qualitatif et le spirituel ne s’additionnent pas, la personne et la société, quoique indissociables, restent irréductibles l’une à l’autre…

• créature évolutive enfin : comme toute chose, en ce monde qu’emporte un double mouvement de complexification et d’émergence de l’immatériel, la personne n’ “est” pas, mais elle “devient” ; elle s’arrache péniblement à l’animalité dont elle est issue et dont elle n’a pas appris à dominer pleinement les pulsions. Dans cette perspective évolutive, prendre l’homme pour finalité, c’est d’abord créer les conditions lui permettant de devenir ce lui-même dont nous ne savons rien, et interdire qu’aucune puissance - politique,sociale ou économique - ne le détourne à son avantage. L’impératif de liberté est une exigence première de la personne.

 La croissance et le développement ne s’éclairent qu’à partir de ces impératifs

La croissance se définit comme l’augmentation du produit national. Il s’agit donc d’un concept unidimensionnel et quantitatif, longtemps réduit à sa dimension matérielle. Son assimilation au progrès n’avait rien d’absurde tant que les niveaux de vie se situaient dans des zones proches du minimum vital et que l’activité économique ne dégradait pas la nature [1]. Le “plus” de blé était aussi le “mieux” du bien-être : “le bonheur de l’homme - pouvait dire Jean-Baptiste Say - est attaché au sentiment de son existence et au développement de ses facultés ; or son existence est d’autant plus complète , ses facultés s’exercent d’autant plus , qu’il produit et consomme davantage”. Et jusqu’au milieu du XXe siècle l’assimilation au développement semblait aller de soi.

La dissociation entre croissance et développement s’est opérée en deux temps. Les premiers doutes sont apparus dans les années 1950, lorsque quelques auteurs notoires [2] , montraient qu’une croissance purement quantitative, non accompagnée d’évolutions qualitatives ne pouvait que s’auto asphyxier : Schumpeter posait la question de l’étouffement progressif de l’innovation ; Rostow soulevait celle de la croissance auto entretenue et Perroux définissait le développement par les transformations structurelles, institutionnelles et mentales permettant la poursuite de la croissance. Dans cette optique on le voit, la croissance en tant que telle n’était pas remise en cause : elle restait la finalité dont le développement constituait le moyen.

Une nouvelle phase s’ouvre dès le début des années 1970, lorsque la multiplication des accidents dommageables pour l’environnement (les naufrages répétés de pétroliers géants), révèle que la croissance économique s’accompagne désormais d’événements préjudiciables aux hommes et à la nature. Il s’agit encore d’atteintes spécifiques et localisées, apparaissant autour des lieux d’activités économiques et considérées comme des dysfonctionnements du système. On parle alors d’environnement : ce qui se situe “autour”. On commence pourtant à pressentir qu’au-delà de chaque événement pris isolément, se profile une logique générale mettant en cause le système économique. en 1971, Nicolas Georgescu-Roegen, dans un ouvrage demeuré classique, montre qu’on ne peut pleinement comprendre la croissance économique qu’en dépassant le cadre marchand pour l’insérer dans le flux de la dégradation énergétique solaire qui la porte. L’année suivante, le célèbre rapport du Club de Rome “The limits to growth” porte le problème à la connaissance du grand public.

Viennent alors les accidents des grandes centrales nucléaires - Three Mile Island et Tchernobyl - dont le second, qui allant jusqu’à l’explosion, étend ses conséquences à l’échelle mondiale. Dans les années 1980, on s’avise alors des atteintes dites “globales”portées à la nature (déchirure du voile d’ozone stratosphérique, réduction de la biodiversité, pluies acides, effet de serre…). Ce n’est plus de dysfonctionnements qu’il faut parler, mais d’un véritable conflit entre la logique qui préside à la croissance économique et celle par laquelle la biosphère maintient son aptitude à reproduire la vie. Par ailleurs, à partir des mêmes années 1980, sur le plan social, le chômage, la misère, l’exclusion sociale sont, de plus en plus, présentés comme nécessaires à cette croissance.

En 1979, mon livre L’économique et le vivant s’efforce de situer le processus économique à la fois dans l’évolution sociale et - au-delà d’une vision purement anthropique - dans le mouvement de “destruction créatrice” qui mène l’univers ; en 1987, le célèbre Rapport Brundtland, impose au monde l’expression “développement durable”. Le développement, concept à la fois quantitatif et qualitatif - comporte alors un triple impératif d’ouverture de l’économie sur les sphères sociale et naturelle qui l’englobent, d’interdépendance avec ces dernières et de soumission à des valeurs qu’en raison de son statut de moyen – et non de finalité - elle ne saurait produire. La croissance ne le sert que dans la mesure où elle respecte les normes conditionnant la reproduction des milieux naturel et humain qui la portent. Un renversement décisif se produit donc par rapport à la remise en cause des années 1950 :ici, c’est le développement qui est considéré comme l’objectif à l’accomplissement duquel toute croissance reste subordonnée. Ce concept fait apparaître comme pléonastique celui de “développement durable” dont l’usage s’est néanmoins imposé.

 L’agitation autour du thème de la décroissance, qui s’est emparée des esprits depuis quelques années, doit être replacée dans ce contexte

Les intentions ne sont pas en cause

La dénonciation - déjà ancienne - de toute politique de “croissance pour la croissance” est justifiée. L’affirmation qu’une croissance quantitative et matérielle ne saurait se poursuivre à l’infini dans un monde matériellement fini relève de l’évidence. Le constat, étayé sur la notion “d’empreinte écologique”, selon lequel l’humanité consomme déjà “plusieurs planètes”et ne saurait généraliser les standards matériels des nations les plus opulentes ne se conteste pas. On ne saurait davantage accepter l’idée – au demeurant suicidaire - qu’une partie de l’humanité “dont le niveau de vie ne se négocie pas” se vautrerait dans les richesses matérielles cependant que d’autres devraient se résigner au dénuement ; il est juste d’en conclure à la nécessité du partage des moyens et donc aussi de certaines “décroissances matérielles sélectives” dans le monde. Mais tout cela s’analyse parfaitement à partir du concept de développement.

C’est la démarche que l’on conteste

Toute discussion rigoureuse repose sur des concepts clairement établis. Un concept, nous dit le dictionnaire de l’Académie , c’est une “idée abstraite et générale, (qui) regroupe des choses qu’il définit en une même catégorie de pensée,(une) notion rigoureusement définie qui sert de fondement ou de principe”. Cela nous renvoie aux deux exigences fondamentales de tout discours qui se veut un tant soit peu rationnel :

• définir clairement ce dont on parle,

• se tenir, selon le critère de Karl Popper, dans la limite des arguments exposés à la réfutation

Or, aucune de ces exigences n’est satisfaite ici. À la rigueur se substitue le galimatias des expressions fumeuses et ampoulées.

La “réfutation” du développement se réduit à une triple attitude : une accumulation de termes péjoratifs qui ne relèvent aucunement du discours réfutable et donc ne démontrent rien ; une confusion permanente entre la dénonciation du réel existant et la remise en cause d’un objectif conceptuel ;le glissement constant du discours sur la croissance à celui sur le développement et la réduction du second au contenu de la première.

S’agissant de la “décroissance”, on cherche vainement le sens que ses protagonistes donnent à ce terme. En toute rigueur, ce devrait être le contraire de la croissance,c’est-à-dire une régression durable des produits nationaux :tantôt on laisse supposer que c’est bien de cela qu’il s’agit (puisque l’on préconise des diminutions annuelles de 4% pendant 30 ans, sans noter que cela implique une régression de 70 % sur la période) , tantôt,on nous dit que cette interprétation serait absurde et que le mot “décroissance”désignerait en fait - au détriment de toute étymologie – un simple ralentissement des rythmes de croissance ; tantôt enfin on se contente d’évoquer des perspectives fleuries, gazouillantes et “conviviales” supposant que le problème est résolu.



Incertitude identique en ce qui concerne les modes d’action : tantôt il faut faire quelque chose et tantôt rien ; laisser les populations concernées - notamment dans les nations économiquement attardées - se déterminer librement, à moins que ce ne soit leur imposer les bonnes solutions car,livrées à elles-mêmes,elles seraient bien capables d’opter pour le modèle occidental du développement. Le problème est trop sérieux pour qu’on puisse s’en tenir à cela.

Régression ou dépassement, telle est la vraie question

Avant toute régression, ne faut-il pas épuiser prioritairement toutes les perspectives de maîtriser la croissance matérielle par une gestion respectueuse des impératifs de reproduction de la biosphère ? Réduire l’empreinte écologique, c’est-à-dire l’impact des activités économiques sur les milieux, - par la limitation des gaspillages, le recours aux énergies renouvelables,le recyclage des déchets,l’intensification de la recherche scientifique… - ce n’est pas de la décroissance, mais de la croissance économe et maîtrisée. La perspective d’un dépassement part du constat que le PIB comporte une composante matérielle de biens produits et une composante immatérielle constituée de services fournis. La couverture des besoins fondamentaux reposant initialement sur la première, c’est celle-ci qui a longtemps retenu l’attention. Mais, aujourd’hui la part des services immatériels devient prépondérante et la question se pose de savoir si - moins destructrice des milieux naturels - elle ne permettrait pas une meilleure insertion des activités économiques dans les régulations de ces derniers. Il y a plus d’un siècle et demi,Stuart Mill,après avoir dressé un tableau prophétique de vers sur quoi tendait déjà le “progrès”matériel de son époque,concluait que “l’état stationnaire de la population et de la richesse n’implique pas l’immobilité du progrès humain. Il resterait autant d’espace que jamais pour toute sorte de culture morale et de progrès moraux et sociaux,autant de place pour améliorer l’art de vivre et plus de probabilité de le voir améliorer lorsque les âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses. Les arts industriels eux-mêmes pourraient être cultivés aussi sérieusement et avec autant de succès, avec cette seule différence qu’au lieu de n’avoir d’autre but que l’acquisition de la richesse,les perfectionnements atteindraient leur but qui est la diminution du travail”. Ce n’est pas de décroissance qu’il s’agit,mais de développement.

Reste à savoir si une telle perspective est réalisable dans le cadre d’un système de pouvoirs économiques qui, loin de s’ouvrir à la reproduction des milieux naturels et humains n’y voit que les instruments de la fructification des patrimoines financiers sur laquelle il se replie. Là est le défi majeur de notre temps, car c’est sur les causes qu’il faut agir et non sur les mots. La vie,qui est évolution,ne saurait se satisfaire de solutions statiques ou régressives.

Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1Nous n’aborderons pas ici la question des modes de calcul de cette croissance : disons simplement que l’évaluation du produit national par les coûts pouvait avoir un sens lorsqu’il s’agissait de coûts de production servant à satisfaire des besoins et qu’elle devient absurde à partir du moment où elle concerne des coûts de destruction des environnements sociaux et naturels.

[2Notamment : Joseph Schumpeter, Walt Whitman Rostow et François Perroux

 Outils

Recommander cet article

Version imprimable de cet article Imprimer l'article

 Bibliographie

Pour en savoir plus

 Jean-Baptiste Say, Cours complet, édition 1840, Guillaumin livre I.

 Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, traduction française Payot 1951.

 Walt Whitman Rostow, Les étapes de la croissance économique, traduction française Seuil 1963.

 François Perroux, L’économie du XXe siècle ,PUF 1961.

 René Passet, Une science tronquée - Le Monde 12-01-1971.

 Nicolas Georgescu-Roegen, The entropy law and the economic process - Harvard University Press - 1971 .

 Club de Rome, traduction française Halte à la croissance - Fayard 1972.

 René Passet, L’économique et le vivant, Payot 1979 ; 2e ed.Economica 1996.

 Gro Harlem Brundtland, “Our Common Future” (The world Commission on environment and development - 1987).

 Stuart Mill :Principes d’économie politique,1848.

 Lire dans l’encyclopédie

 Alain Lipietz, Crise financière, écologique, sociale, (n°82)

 Christian Comeliau, Croissance, décroissance développement (2), (N°4).

 Documents joints
Envoyer un commentaire