Ouverture des économies et développement durable

11 mars 2007

Résumé

L’ouverture des économies nationales aux échanges extérieurs (de marchandises, de capitaux, de technologie, de main d’oeuvre) constitue l’une des recommandations majeures que le modèle économique dominant adresse à l’ensemble des économies de la planète, en tant que condition essentielle du développement. Cette ouverture comporte cependant à la fois des avantages et des coûts qu’il s’agit d’identifier soigneusement ; lorsque l’on raisonne en termes de développement durable et lorsque cette ouverture est maximisée, il y a des raisons de croire que les coûts risquent de dépasser les avantages. Ce risque est particulièrement illustré par l’exemple des politiques d’ajustement structurel dans les économies basées sur l’exploitation des ressources naturelles.


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La nouvelle classification de cet article est :

4.1- Modèles de développement

Auteur·e

Comeliau Christian

Christian Comeliau, économiste, est professeur honoraire à l’Institut d’études du développement à Genève. Il a étudié le développement depuis le début des années soixante, d’abord à l’Université de
Kinshasa,puis dans diverses organisations internationales (Banque mondiale, OCDE, PNUD) ou nationales (Commissariat du Plan à Paris).


L’évolution des rapports entre le respect de l’environnement naturel, les exigences du développement durable et l’ouverture des économies nationales constitue une illustration saisissante des dérives du système économique mondial dominant, si on la compare aux attentes légitimes des populations vis-à-vis de l’économie et de sa contribution possible au développement. Mais pour comprendre l’importance de ces dérives, il ne faut pas se contenter de mesurer les effets nationaux internes des échanges internationaux – mesures d’ailleurs éminemment complexes, donc toujours contestables et toujours contestées. Il faut surtout revenir à la logique de base qui sous-tend les règles de ce système – qui est d’abord une logique de l’échange généralisé –, ainsi qu’aux perversions qui s’attachent à la mise en œuvre de cette logique, notamment par l’inversion de la relation entre les fins poursuivies et les moyens utilisés. On découvre ainsi que les conséquences de l’ouverture des économies nationales sur les perspectives de développement durable comportent à la fois des avantages et des coûts ; mais les coûts semblent bien dépasser les avantages dans la majorité des cas – et spécialement pour les économies les plus pauvres – lorsque cette ouverture est maximisée, comme le veulent aujourd’hui les recommandations internationales issues du “consensus de Washington”, même si celles-ci ont fait l’objet de quelques adaptations récentes.

 L'ouverture des économies : modes d'approche

L’ouverture des économies nationales vers l’extérieur concerne pour l’essentiel : les échanges commerciaux de marchandises et de services (ce que l’on désigne comme la “globalisation commerciale”), les flux financiers de toute espèce (emprunts, aides, investissements internationaux, et aussi flux spéculatifs : c’est la “globalisation financière”), dans une moindre mesure les flux d’information et de technologie, et encore plus modestement les flux de migrations humaines internationales. La maximisation de cette ouverture constitue, on le sait, l’un des piliers de base du modèle de développement aujourd’hui dominant, et donc des recommandations du “consensus de Washington” immédiatement associées à ce modèle et mises en œuvre, notamment, à travers les “programmes d’ajustement structurel”. Or, l’analyse des conséquences de cette ouverture sur les perspectives de développement durable est complexe, parce qu’elle se situe simultanément à divers niveaux.

D’abord, parce que le développement durable est lui-même un processus complexe que l’on peut analyser, soit dans le sens étroit de ses implications sur la conservation des ressources naturelles, de la biosphère et des écosystèmes, soit en prenant en compte l’ensemble de ses composantes économiques, sociales, écologiques et politiques : on se concentrera ici essentiellement sur les équilibres écologiques et sociaux. Par ailleurs, l’analyse peut porter, soit sur les seuls effets directs de l’ouverture des économies, soit aussi sur ses effets indirects de diffusion du modèle dominant de développement, en tenant compte du fait que l’ouverture dont il s’agit est conçue et utilisée principalement comme un moyen d’intégration des économies nationales dans le système mondial et dans les marchés internationaux qui composent ce système. En toute hypothèse, l’ouverture maximale des économies – ou, si l’on veut, l’intégration maximale de ces économies dans les réseaux d’échanges constitutifs de l’économie mondiale – constitue un élément central de ce modèle dominant de développement associé au système mondial : dans ce modèle, la condition essentielle du développement est son insertion dans la logique marchande, et donc dans la logique de généralisation des échanges qui caractérise le système mondial. Dans ces conditions, l’analyse des effets de cette ouverture devrait d’abord être factuelle et statistique, et de nombreuses études – notamment à l’initiative des organisations internationales – ont d’ailleurs tenté de le faire. Cependant, ces études sont difficiles, leurs résultats varient selon les contextes spatiaux et temporels, et ils donnent lieu à de multiples divergences d’interprétation, en partie pour des raisons idéologiques. On n’essaiera donc pas de dresser ici un tableau résumé de leurs conclusions. En revanche, puisqu’il s’agit d’intégration dans une logique d’ensemble, il faut surtout essayer d’identifier les liaisons logiques mises en œuvre à l’occasion de cette ouverture : c’est une telle approche qui sera esquissée ci-dessous.

 Implications de la logique dominante

Ces implications sont celles qui relient entre elles les composantes principales du modèle dominant. Dans la perspective de l’ouverture, on peut les résumer comme suit :

  • Insertion de chacune des économies nationales dans un système mondial caractérisé par un modèle de développement qui accorde une place prépondérante aux mécanismes de marché. Ce modèle a vocation généralisante, c’est-à-dire qu’il est destiné à s’ouvrir en principe à tous les secteurs d’activités et à toutes les économies nationales sans s’embarrasser de distinctions de frontières : le marché ne peut devenir parfait qu’à la condition que tous les échanges deviennent marchands.
  • Par définition, la logique du marché s’appuie sur la demande solvable, ainsi que sur le profit des offreurs et la concurrence entre eux. A l’échelle internationale, la conséquence principale est qu’un système économique inspiré par une telle logique s’orientera en priorité vers les besoins les plus solvables (et donc les meilleures occasions de profit) qui apparaissent au niveau international, quel que soit le degré d’urgence des besoins sociaux (mais non solvables, ou insuffisamment rentables) au niveau de chacune des économies nationales, en particulier les besoins nationaux d’équité sociale et de respect de l’environnement. Insistons sur le fait qu’il ne s’agit nullement d’une quelconque intention politique qui serait inspirée par la volonté de nuire ou de dominer, mais de l’effet prévisible d’une logique économique.
  • De la même manière et pour les mêmes raisons, l’insertion dans le système mondial des économies nationales conduira celles-ci à privilégier l’objectif de la croissance globale maximale et indéfinie. Il en est ainsi parce que, dans une économie de marché en voie de généralisation, la maximisation du revenu constitue une condition suffisante de la maximisation du bien-être, tous les besoins étant satisfaits par voie de “retombées” (“trickle down”) de cette croissance globale ; mais cette croissance maximale va entraîner des effets évidents sur le rythme et les modalités de l’utilisation des ressources naturelles, dont la protection n’est évidemment pas une priorité dans cette perspective.
  • Enfin, puisque l’échange marchand en voie de généralisation ne connaît pas de frontières, l’insertion maximale dans les échanges internationaux de marchandises va tendre à se poursuivre indéfiniment : mais cette poursuite est conditionnée, pour chaque économie nationale concernée, par le maintien de sa compétitivité dans les échanges marchands, ainsi que par l’attraction qu’elle permet d’exercer sur les investissements étrangers. Cette dernière exigence risque d’entraîner une priorité à la rémunération des facteurs extérieurs “rares” (les capitaux extérieurs, en particulier) de préférence aux facteurs internes “abondants” (les ressources naturelles, la main d’œuvre, l’équilibre social) ; elle incite ainsi les pouvoirs publics dans le pays d’accueil à un comportement de “moins-disant” en matière de fiscalité et de réglementation sociale et environnementale.
  • Au total, on le voit, les effets positifs théoriquement attendus de cette ouverture maximale des économies nationales vers l’extérieur résultent de la spécialisation internationale qu’elle engendre, de l’accroissement de production et de productivité qu’elle provoque, et enfin de la clarté qu’elle apporte dans les priorités d’allocation des ressources en raison du critère de la rentabilité.

Cependant, la nature même des effets “positifs” de cette “logique” doit donner lieu à une appréciation critique, parce qu’elle procède d’une inversion radicale des relations entre les moyens et les fins : l’ouverture et les échanges extérieurs, qui devaient être des moyens sélectifs au service du bien-être interne (avec les éléments économiques, sociaux et écologiques qui le conditionnent) sont désormais promus au rang d’objectifs prioritaires généraux pour toutes les économies nationales, parce que le raisonnement sur les priorités ne s’établit plus par rapport aux populations concrètes de chaque pays et à leurs besoins essentiels, mais par rapport à celui des agrégats de l’économie mondiale et des intérêts dominants qu’ils représentent.

Telles sont les conséquences prévisibles du recours de l’économie mondiale à une logique marchande généralisée. Reste à voir si ce sont bien de telles conséquences qui apparaissent au niveau des économies concrètes. Pour ne pas s’engager dans une analyse excédant largement les limites d’un bref article, on prendra ici l’exemple des économies dites “en développement” – mais il vaudrait mieux dire des économies basées pour l’essentiel sur des ressources naturelles – lorsqu’elles sont soumises à l’ “ajustement structurel” imposé par les organisations financières internationales pour résoudre le problème de l’endettement, celui-ci étant évidemment lié à l’ouverture maximale des économies.

 Les conséquences environnementales des programmes d'ajustement structurel

L’endettement international, on le sait, s’est fortement accéléré à partir du premier choc pétrolier, en 1973-1974 ; il a donné lieu, surtout à partir de la décennie 80, à l’imposition aux économies endettées de “programmes d’ajustement structurel”, sous l’impulsion des organisations de Bretton-Woods. L’idée centrale de ces programmes était d’orienter les capacités productives des économies nationales en priorité vers la demande internationale, afin de permettre le règlement des obligations de la dette, certes, mais en même temps d’accélérer le processus d’intégration de l’économie mondiale. Les effets pratiques de ces programmes sur la soutenabilité des économies nationales à qui ils sont imposés ne sont pas faciles à mesurer, parce qu’ils sont complexes, mais aussi parce que leur mesure pose un redoutable problème de méthode : en analysant la situation “post-ajustement” dans ces économies, il n’est guère possible d’identifier rigoureusement les effets qui résultent à coup sûr de cet ajustement, d’abord parce que la plupart des économies “pré-ajustement” ne se caractérisaient certainement pas par la soutenabilité, mais aussi parce qu’on ne peut pas toujours imaginer de manière précise ce qui se serait passé en l’absence d’ajustement.

Malgré ces difficultés, on constate aujourd’hui – et diverses études le montrent en détail – que ces effets pratiques sont considérables, parce qu’ils concernent le plus souvent des économies nationales dont l’activité est basée directement sur l’exploitation des ressources naturelles (agriculture, forêts, mines), parce que la situation de pauvreté de beaucoup de ces pays entraîne, pour la majorité de leur population, des exigences de survie qui viennent aggraver considérablement les effets de l’ajustement, et enfin parce que ces effets sociaux et écologiques ne sont pas considérés, dans la logique de l’ajustement (et malgré quelques correctifs imposés par les circonstances), comme des besoins prioritaires réclamant une protection spéciale : ce qui importe, pour les promoteurs de l’ajustement, c’est la mise des ressources nationales sous le contrôle du système international et de ses gestionnaires. Quelles sont alors les catégories principales de ces implications [1].
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A court terme, les effets de l’ajustement se traduisent notamment en termes de prix relatifs. Le taux de change est dévalué pour des raisons de compétitivité et incite à un usage accru des ressources naturelles pour l’exportation ; avec d’autres mesures générales de libéralisation du commerce, cet ajustement du taux de change permet de favoriser les agriculteurs et les éleveurs plutôt que les consommateurs urbains, et de créer ainsi des occasions de production, de diversification, d’emploi et de revenus. Mais il en résulte souvent aussi une production excessive, sans considération de la concurrence internationale entre pays producteurs “ajustés”, et surtout sans prendre en compte les risques d’épuisement des ressources et les effets d’érosion probables de cette exploitation accrue ; de manière plus générale, la libéralisation commerciale et la suppression des subventions internes à l’agriculture accroît la concurrence des produits agricoles importés vis-à-vis des produits locaux.

Cependant, le coût des équipements et autres intrants agricoles importés peut devenir inaccessible pour les petits paysans, qui préfèrent se préoccuper de leur sécurité alimentaire sans souci des règles de jachère. De même, le pétrole pour la cuisine et le chauffage devient trop cher et est remplacé par le bois ; et par ailleurs les exigences de reconstitution des forêts ne sont guère respectées par les exportateurs. L’exploitation accélérée des mines – et dans une moindre mesure, celle de certaines activités industrielles – ne tient guère compte des coûts écologiques qu’elle entraîne, sans que les gouvernements puissent intervenir pour modérer cet impact négatif. Cette insuffisance du contrôle gouvernemental se retrouve également dans le secteur touristique.

A moyen et long terme, les effets doivent s’apprécier au niveau des structures sociales et du fonctionnement des institutions. Pour des raisons de compétitivité extérieure, le marché du travail fait l’objet de pressions à la baisse de l’emploi et des salaires ; le recours massif au travail informel ou même à l’émigration (vers les villes ou vers l’étranger) s’en trouve accru. Les ressources publiques sont réduites, ce qui se traduit en particulier par la réduction des dépenses au titre de l’éducation et de la santé, ainsi que par une moindre capacité de l’Etat pour instaurer des politiques compensatoires de l’ajustement, notamment en vue d’assurer la satisfaction des besoins essentiels de la majorité. La pauvreté s’aggrave, et cette aggravation peut entraîner elle-même des effets écologiques négatifs, en raison des impératifs de survie des groupes les moins favorisés. De manière générale, l’ajustement aux conditions extérieures s’opère le plus souvent au détriment des plus faibles : les groupes sociaux les plus pauvres sont moins capables de se défendre que les plus riches, les petits producteurs moins bien que les grands, les consommateurs modestes moins bien que les firmes ou que les commerçants. Les inégalités s’accroissent profondément, la désintégration du tissu social et de son équilibre s’accentue.

 Conclusion

Au total, on peut conclure que l’ouverture systématique des économies nationales vers les échanges internationaux – ouverture qui constitue un principe de base des politiques internationales récentes – entraîne de multiples conséquences pratiques, qui comportent à la fois des avantages et des coûts pour les populations dépendant de ces économies. Dans les pays ne figurant pas parmi les plus favorisés, qui sont en même temps ceux qui dépendent le plus directement de l’exploitation des ressources naturelles, les coûts en termes de soutenabilité sociale et écologique du développement risquent de se révéler particulièrement lourds, à court terme mais aussi dans la longue période. Il reste cependant difficile d’envisager des stratégies nationales visant à combattre ces effets négatifs, parce que la logique de l’ouverture extérieure revient à placer ces économies sous le contrôle quasi-totalitaire du système mondial, dont la logique marchande ignore de tels coûts collectifs.

Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1Cet exposé, comme d’ailleurs l’ensemble de cette section sur l’ajustement, s’inspire particulièrement d’un ouvrage collectif réalisé par le World Wildlife Fund : voir David REED (editor), 1996.

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 Bibliographie

Pour en savoir plus

  • Banque mondiale, Rapports sur le développement dans le monde, annuels.
  • Philippe Hugon, “Le consensus de Washington en question”, Revue Tiers Monde, n°157, janvier-mars 1999.
  • David Reed, (ed), “Structural Adjustment, the Environment, and Sustainable Development”, WWF and Earthscan, London, 1996.
 Lire dans l’encyclopédie
- René Passet : {[Croissance, décroissance, développement->35]} (N°2). - Christian Comeliau : {[Croissance, décroissance, développement->11]} (N°4). - Pierre Johnson : {[Le Forum Social Mondial, vers un dialogue multi-acteurs ?->9]} (N°58).
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