La gestion en commun avec les agriculteurs de la qualité du vivant :
Une voie pour dépasser nos crises environnementales et territoriales
Résumé
Nous sommes et serons confrontés à une pression anthropique croissante sur le vivant. Elinor Ostrom a démontré que des collectifs d’usagers auto-organisés, les « communs », étaient capables, sous certaines conditions, d’autoréguler leurs prélèvements pour garantir la pérennité d’une « ressource ». Didier Christin complète cet apport avec les thèses d’Henry d’Ollagnon qui a observé les dommages liés au désinvestissement des hommes à l’égard de la nature qui les environnait. Il propose, au-delà la seule question de l’usage d’une ressource naturelle, la constitution de collectifs locaux associant les agriculteurs, forestiers, chasseurs, pêcheurs, habitants, propriétaires ruraux, … engagés en faveur de la qualité totale du vivant qui les entoure. Il ne s’agit plus seulement de limiter les prélèvements dans une nature considérée comme un donné mais d’investir dans ce patrimoine, d’agir sur le vivant proche pour en améliorer la qualité globale, ce qui s’étend y compris à des domaines non concernés par les prélèvements humains. Ce type de démarches de longue haleine porte déjà ses fruits dans certains territoires en France.
Auteur·e
Délégué général, Sol et Civilisation
Ingénieur agronome AgroParisTech (1991) et docteur en science politique et sciences de l’environnement (2014), Didier Christin est délégué général de l’association Sol et Civilisation, think-tank tourné vers l’action créé en 1991 pour comprendre, faciliter et anticiper les transitions agricoles et rurales, dans un contexte d’urbanisation de la société.
Il accompagne de nombreux gestionnaires du vivant dans les territoires afin de faciliter l’adaptation de leurs stratégies dans un monde complexe et changeant.
Il œuvre également à une meilleure reconnaissance des métiers et des savoir-faire de la facilitation stratégique, notamment au travers de son engagement dans l’Union professionnelle des facilitateurs en stratégies patrimoniales dont il est actuellement président.
- I. – Réguler les usages pour préserver une « ressource »
- II. – La gestion en patrimoine commun de la qualité du vivant : susciter la prise en charge
- III. – Propositions de convergences entre ces approches
- IV. – Tragédie ou apologie des communs, seule régulation des usages ou investissement dans la (…)
- °0°
Avertissement : cet article reprend, avec l’ajout d’une illustration par quelques exemples en France, la contribution de Didier Christin aux actes des rencontres de droit rural du 11 avril 2019 « les biens communs en agriculture – apologie ou tragédie » publiée par les éditions LexisNexis.
Les éléments et les enseignements présentés dans cet article se situent à la confluence de diverses trajectoires. Une trajectoire professionnelle d’abord, celle d’un praticien facilitateur stratégique qui œuvre depuis plus de vingt ans à une « meilleure gestion du vivant en bonne santé ». Celle d’un praticien-chercheur aussi, qui cherche à mieux comprendre sur un plan plus théorique les ressorts et les modalités d’une gestion en patrimoine commun de la qualité du vivant. Celle d’un corpus théorique et méthodologique, l’approche patrimoniale, très largement fondé par Henry Ollagnon qui va notamment s’appuyer sur et réactualiser le terme de « commun » dès les années 1970 à partir d’interventions et de recherches menées au sein du ministère de l’Agriculture. Celle de Sol et Civilisation, association créée en 1991, think tank tourné vers l’action, qui cherche à faciliter et à faire connaître les innovations en milieu rural, convaincu qu’elles contribuent à faire émerger de nouveaux équilibres de société. Et enfin celle des trajectoires de nos sociétés contemporaines dont les membres constatent de multiples façons qu’un certain modèle de développement, qui s’est affirmé au fil des siècles, a délaissé le champ de « l’action ensemble » de même que la difficulté à (ré)activer cette modalité d’action, plus coopérative, ne nous permet pas de répondre efficacement aux multiples défis à la complexité croissante que nos sociétés ont à relever.
Dans les deux premières parties, nous présenterons certains enseignements de deux approches dans le domaine dit des « communs naturels ». La première, « la théorie des ressources communes » très majoritaire et la plus connue, envisage pour l’essentiel la « gestion en commun » comme une modalité permettant d’éviter la surexploitation des « ressources naturelles ». La deuxième, « l’approche patrimoniale », plus confidentielle aujourd’hui, mobilise le « commun » pour chercher à réunir les conditions et les moyens d’une prise en charge « en patrimoine commun de la qualité du vivant ». Nous chercherons ensuite à insister plus sur les convergences que les divergences entre ces deux approches.
La conclusion nous permettra de mettre en évidence les perspectives dans lesquelles cette réactualisation de la notion de « commun » place les agriculteurs (et les autres « gestionnaires de proximité du vivant ») soit au cœur des défis que la gestion du vivant nous pose, soit au cœur de la tragédie maintes fois et toujours plus annoncée.
I. – Réguler les usages pour préserver une « ressource »
Dans le domaine du vivant, plus généralement abordé sous l’angle de « l’environnement », la notion de « commun » est très majoritairement associée à la préservation de ressources dites « naturelles », ou plutôt, comme le synthétise très clairement Benjamin Coriat dans une interview [1] , à celle de la préservation d’une ressource et de la reproduction de la communauté des ayants droit. C’est cette tension entre préservation de la ressource et reproduction de la communauté qui est au coeur du regain très important du commun dans le champ de l’environnement. En cela, ce regain fait écho aux préoccupations très profondes de nos sociétés contemporaines nées de leur inquiétude concernant le devenir du vivant sur Terre face à la « pression anthropique » croissante et aujourd’hui sans commune mesure avec celle exercée jusqu’alors. Elle doit aussi son intérêt et son succès au très important travail de conceptualisation/théorisation mené par E. Ostrom et l’école de Boomingtown au travers de sa « Théorie des Ressources Communes » et à la consécration internationale de ces travaux par l’attribution du « prix Nobel d’économie » en 2009.
À l’origine, c’est également cette préoccupation qui est au cœur de l’article « fondateur » de G. Hardin, The Tragedy of The Commons en 1968. Avant de décrire son allégorie en lien avec un (sur)pâturage, Hardin précise le cadre qui l’amène à imaginer cette situation. C’est une catégorie de problème particulier qui le préoccupe, celle qui n’a « pas de solution technique » et tout particulièrement pour lui celle de la croissance de la population humaine sur Terre (Hardin est un biologiste, spécialiste de la dynamique des populations). C’est un thème qu’il a déjà abordé dans un précédent ouvrage, en 1950, « mais il choisit en plus d’aborder deux problèmes qu’il juge essentiels : la conservation des ressources naturelles et la gestion de la population » [2] .
Dans l’article d’Hardin, la notion de « commun » va être introduite sous l’angle du statut de la propriété à savoir, selon l’allégorie proposée, la propriété communale, la propriété privée ou la propriété publique attachée à une ressource dite « naturelle ». Pour Hardin, « les communaux » ne sont pas à même d’assurer une régulation des usages telle qu’elle permette de préserver la « ressource naturelle » (le pâturage). Pour lui, seule la propriété privée ou publique, car liées aux signaux et aux normes envoyés par le « Marché » ou la « Puissance publique », permettraient d’éviter la surexploitation de la ressource.
De très nombreux travaux ultérieurs vont permettre d’extraire les communs de cette approche assez manichéenne. Par exemple, des auteurs [3] vont arriver à la fin des années 1980 par leurs travaux à la conclusion que ce n’est pas le statut de propriété qui est en jeu et que : « La gestion durable des ressources communes n’est pas intrinsèquement liée à un régime précis de propriété ». Ils vont d’ailleurs mettre en garde sur les dangers à chercher à expliquer l’usage des ressources dans des contextes socio-écologiques complexes par des modèles déterministes simples. Et ils introduisent l’idée que c’est le libre accès, sans aucune règle, à la ressource qui est une question clé, bien plus que son statut juridique. « En assimilant les ressources en propriété commune au libre accès, et en supposant que le libre accès conduit à la surexploitation, le modèle [d’Hardin] tombe dans le piège d’assimiler les communs à la surexploitation ».
Les travaux d’Elinor Ostrom, avec cet ouvrage référence paru en 1991, Governing the Common, vont conduire à conceptualiser la Théorie des Ressources Communes. De cet ouvrage et de cette théorie, très denses, nous retiendrons ici qu’Ostrom s’inscrit dans cette perspective du libre accès, ou non, à la ressource mais elle va constater et étayer, au travers d’observations empiriques mais aussi de travaux et de réflexions plus théoriques, l’efficacité des communautés qui trouvent des solutions par elles-mêmes pour gérer durablement leurs ressources versus des individus organisés par des autorités extérieures que sont le Marché ou/et l’État (les « Léviathan »).
De ce fait, elle va mettre en évidence le fait qu’il n’y a pas nécessairement besoin de « signaux » ou d’autorités extérieurs pour favoriser une régulation durable d’une « ressource naturelle », ils peuvent d’ailleurs bien souvent être perturbateurs, mais que dans bien des cas cette régulation va venir des communautés elles-mêmes qui s’auto-organisent pour se donner des règles permettant à la fois la préservation de la communauté et la préservation de la ressource, dans un système pouvant être qualifié de durable. Elle va proposer un ensemble de principes et de règles afin de préciser ce qu’est « une ressource commune », ou plutôt « une gestion commune de la ressource ».
Pour autant, et quelle que soit l’appréciation que l’on peut porter aux conclusions de Hardin, la question centrale dans ce « retour des communs » est celle de la régulation des usages associés à une ressource dite « naturelle ». Et c’est bien sous cet angle que de multiples travaux continuent d’être menés.
II. – La gestion en patrimoine commun de la qualité du vivant : susciter la prise en charge
Une autre approche s’est développée en France. Henry Ollagnon en a posé les fondements conceptuels, méthodologiques et les outils à partir de 1975 au sein du ministère de l’Agriculture puis à l’Institut national agronomique Paris-Grignon (aujourd’hui AgroParisTech) sous le terme d’ « approche patrimoniale de la gestion de la qualité appliquée à la gestion des ressources et des milieux naturels ».
Les premiers « chantiers » qui ont conduit à l’élaboration de cette approche étaient singuliers par rapport à la problématique précédente. Ce n’est pas dans des contextes de rareté d’une « ressource naturelle » et de compétition par rapport à ses usages qu’est née l’approche patrimoniale, mais bien au contraire dans celui d’un sous-investissement, d’une « sous-implication » des communautés humaines a priori concernées dans la prise en charge d’une « ressource » ou « d’un milieu de vie ». Ce sous-investissement allait se révéler préjudiciable pour le devenir des hommes et des milieux, comme dans le cas de la dégradation de la nappe phréatique d’Alsace, processus caché et lent (Ollagnon, 1979 [4] ; Ollagnon, 1991), ou encore pour celui de la gestion de la sécurité en montagne (Ollagnon, 1982) [5] où « les milieux naturels souffrent d’abandon » et où « la majeure partie des Français et des montagnards (…) ne perçoit guère la nature des besoins de sécurité et d’entretien du milieu physique ».
L’exemple de la prise en charge en commun du maintien de la production de fromage dans les estives du Haut Béarn Dans les années 1990, dans un contexte de crise de l’ours, sa gestion lointaine par l’Etat étant vécue comme un risque de désertification de leur territoire par les habitants des hautes vallées du Béarn, l’impératif de mise aux normes de la production de fromage dans les estives [6] , déstabilise gravement cette activité économique et suscite une mobilisation de toutes les parties prenantes. Suite à la proposition d’Henry Ollagnon « l’Institution Patrimoniale du haut Béarn » (IPHB : http://iphb.free.fr ) est créée en 1991 qui réunit les associations de bergers, de chasseurs, les associations environnementalistes, les élus. Ils signent une charte de « développement durable des vallées béarnaises et de protection de l’ours ». En 2010 95% des cabanes fromagères sont aux normes et on compte 10% de cabanes supplémentaires. L’implication active de tous, leur action coordonnée grâce à l’équipe de facilitation de l’IPHB, a permis ce résultat. La réfection des cabanes d’estive a bénéficié du financement d’un contrat patrimonial pluriannuel, ce qui a redonné confiance aux bergers. Un outil efficace de collecte et d’analyse des échantillons d’eau et de fromage a été mis en place. Un système de gradation de la mesure de la qualité de l’eau a été accepté par l’administration, encourageant ainsi la progression. En investissant dans le dialogue et la recherche de solutions l’IPHB a obtenu ce résultat bénéfique. |
Cette approche allait dès lors s’intéresser non pas à limiter par une communauté les prélèvements d’une « ressource naturelle » dont elle dépendrait, mais plutôt à comprendre et à réunir les conditions et les moyens pour que des individus et des institutions se constituent en tant que « titulaire commun » pour investir, prendre en charge et améliorer des dimensions dans une situation donnée qu’aucun ne peut piloter seul. Pour le dire autrement, il s’agit de faire exister et « augmenter » des « dimensions qualité » liées au vivant qui n’existent pas en elles-mêmes, qui ne peuvent exister que si elles sont prises en charge et en commun.
Repartons de l’allégorie de Hardin. Avant de se préoccuper de sa préservation d’éviter sa surexploitation, encore faut-il que le pâturage existe… Sous nos latitudes, de nombreuses prairies ne sont pas « naturelles » mais sont tout autant la résultante de conditions pédoclimatiques particulières que d’interventions humaines.
Pour qu’il y ait pâturage, il a bien souvent fallu défricher, mais surtout il est nécessaire que des générations d’éleveurs se succèdent pour qu’au travers de leur activité ces prairies ne retournent pas à l’état de forêt. L’existence et la « préservation » du pâturage reposent ici non pas sur la (seule) régulation des usages pour en éviter la surexploitation, mais aussi (principalement) sur l’implication, l’engagement, génération après génération de ces éleveurs. Cette implication dans la « gestion du vivant » est bien spécifique, car c’est un équilibre instable et évolutif qu’il s’agit de « gérer » [7] (6) au quotidien, ce qui n’avait pas échappé à B. Latour et Le Bourhis lorsqu’ils constatent, cette fois-ci à partir de la gestion de l’eau, que : « Quelles que soient les forces mobilisées il faut agir localement sur la rivière (…). Autre façon de le dire, on ne peut se passer de l’action continue, volontaire, efficace de chaque membre de chaque section de rivière ou de chaque zone de nappe. Alors que l’on peut mettre en boîte noire la plupart des volontés, une fois les décisions prises, pour les routes, pour l’urbanisme, ou même pour les adductions d’eau ou que l’on peut déléguer à l’autre le soin de combattre les pollutions de l’air ou entretenir les écoles » [8] . Dit autrement là encore, cette gestion ne peut-être « déléguée », elle repose et passe par les personnes, par leur implication, sinon elle n’est pas.
L’exemple de la coopérative « Fermes de Figeac » devenue « fabrique de territoire » La SICASELI, coopérative d’approvisionnement agricole qui fédère des petites et moyennes exploitations d’élevage bovin de la région de Sagala Limargue au nord-est du département du Lot est créée en 1984. A la suite d’un audit patrimonial initié dans les années 1994 elle fait le choix de ne pas fusionner avec d’autres coopératives des régions voisines, selon la logique en vigueur de recherche de gains de productivité par les économies d’échelle, et de rester concentrée sur l’avenir de ce territoire rural. Ayant pris conscience que « le territoire n’est pas seulement un espace de proximité mais porte en lui les ressources et les partenaires de son développement », la coopérative étend son domaine d’activité aux diverses opportunités de développement durable du territoire et agrège progressivement toutes les forces vives du territoire autour d’elle. Elle mène des animations avec les acteurs locaux à la « recherche d’une haute valeur ajoutée par l’innovation ouverte ». Tous ses projets sont coconstruits, co-évalués. A cette fin son statut évolue de coopérative agricole en SICA puis SAS de l’économie sociale et solidaire. Elle se dénomme « fermes de Figeac », son siège social affiche fièrement son projet élargi « la fabrique de territoire ». Le nombre de ses salariés est passé de 10 à 150. Elle se positionne comme acteur d’une alimentation locale de qualité pour tous, offre aux consommateurs dans ses magasins un assortiment complet de produits marqués « les sens du terroir ». Ils sont choisis selon une logique de subsidiarité : le local d’abord, à défaut des produits de qualité répondant à un cahier des charges précis qui insiste sur la dimension territoriale. Une boucherie des éleveurs est créée (auparavant, paradoxalement, l’intégralité de la viande consommée localement provenait d’autres régions) ainsi qu’une table des éleveurs. Des projets de traiteur de territoire et de food lab (aide à la transformation sur place) pour les agriculteurs sont en cours. Elle participe au PAT du grand Figeac avec, notamment, une aide à l’implantation de maraîchers. Elle vise à créer de nouvelles valeurs agricoles et territoriales en accompagnant les agriculteurs dans une diversification (exemple graines de bourrache pour une fabrique de cosmétiques de la région voisine) et une transition écologique. Elle crée une filière bois locale, avec la marque « made in Aynac », et explore la voie de biomatériaux (isolation en paille). Elle transforme les agriculteurs en acteurs d’énergies renouvelables : sous l’impulsion des « fermes de Figeac » 8ha de toits solaires couvrent les bâtiments d’élevage, une ferme éolienne a été financée par crowdfunding, des unités de méthanisation en petits collectifs (rayon inférieur à 5km) se construisent, une SCIC bois-énergie propose des solutions intégrées de chauffage des bâtiments publics. La progression se nourrit d’expériences extérieures. La devise de la dynamique à l’œuvre est : la création de valeur vient de l’intensité des liens que l’on réussit à tisser. |
La gestion en commun, c’est ici cette modalité d’action qui permet cette implication continue, volontaire, efficace, auquel j’ajoute coordonnée, des acteurs directement concernés. Nous en trouvons des analogies chez Gregorio Arena [9] , l’action commune permettant pour lui de « libérer les énergies précieuses et cachées dans nos communautés » car « être citoyen actif, c’est une forme de liberté, non pas un droit, ou un devoir » ou encore chez le philosophe François Jullien pour lequel « le commun est ce à quoi on a part ou on prend part, qui est en partage et à quoi on participe. Ce concept est politique : je décide d’assumer les relations d’appartenance que je me reconnais ou d’en investir de nouvelles (le politique étant bien le lieu de l’action concertée) » [10] .
Henry Ollagnon a proposé des méta-principes sous la dénomination de « Règles du Maire Suisse » permettant de faciliter une telle gestion en commun (faciliter, car elle repose intrinsèquement sur l’implication libre et volontaire de chacun, elle ne peut donc être décrétée) :
- respecter l’identité de l’autre pour passer de bons contrats avec lui ;
- avoir des structures vulnérables au désengagement pour mieux s’engager ;
- susciter le désir qui qualifie l’engagement plutôt que la contrainte qui le déqualifie.
Mais imaginons. Les éleveurs décident de remembrer le foncier pour faire de vastes parcelles de prairies artificielles (donc régulièrement labourées) en arrachant haies et murets, les prairies sont ensemencées avec des graines clonées et OGM, traitées avec des produits phytos et irriguées pour de meilleurs rendements permettant d’engraisser « à l’herbe » de jeunes bovins (clonés et génétiquement modifiés également) dans des « fermes de 1 000 vaches » qui ne sortiraient de l’étable que pour aller par camion à l’abattoir.
Imaginons toujours. Les « ayants droit » assuraient pourtant une gestion autorégulée de l’accès à ces pâturages permettant d’éviter sa surexploitation ainsi que de préserver la reproduction de la communauté des éleveurs. Est-ce que ces pâturages seraient pour autant considérés comme une « ressource commune », comme un « bien commun » ? Par qui ? Pourquoi ?
N’est-il pas attendu aujourd’hui de ces pâturages et dans des communautés élargies qu’ils contribuent à une riche biodiversité, à lutter contre le changement climatique, à préserver les sols et l’eau au-delà de leurs seuls usages agronomiques, à maintenir une diversité de races bovines élevées en respectant les conditions d’un « bien-être animal », à permettre la production de fromages et de viandes appréciés (à consommer « avec modération »), à maintenir des paysages attachants, à faire vivre un tissu rural dynamique, à faire perdurer une « civilisation paysanne » de grande valeur pour tous ? La « ressource commune » s’arrête-t‑elle à l’herbe ? Non. Elle ne peut-être commune que si elle intègre un ensemble des dimensions qui sont en jeu y compris des dimensions relationnelles. C’est « ce tout »
qui devient « la ressource commune » à faire exister et à augmenter par une communauté ouverte et élargie.
Cette « qualité totale » est systémique-stratégique. Là encore, H. Ollagnon (1991) en a précisé les contours. Elle comprend :
- la Qualité intrinsèque du vivant dans tous ses attributs ;
- la Qualité des relations de chacun des acteurs concernés à la Qualité intrinsèque du vivant ;
- la Qualité de la relation des acteurs entre eux par rapport à la Qualité intrinsèque du vivant.
L’exemple de l’Association Patrimoniale de la Plaine de Versailles et du Plateau des Alluets un commun associant agriculteurs et citadins pour un développement durable du territoire. Elle est créée en 2004 avec pour objectif : « Créer un espace de communication pour faire se rencontrer, puis rassembler, les personnes physiques et morales représentatives des différents intérêts locaux, afin de réfléchir, étudier et formuler des propositions visant à l’établissement d’un projet de développement durable, commun aux agriculteurs et aux citadins, sur les territoires de la Plaine de Versailles et du Plateau des Alluets,… Cette association est organisée en trois collèges : un collège d’élus représentant les communes adhérentes et les élus régionaux et nationaux ; un collège d’agriculteurs ; un collège de représentants de la société civile (associations, particuliers et entreprises depuis peu). Elle mène des études prospectives et a noué à ce titre de nombreux partenariats avec les établissements d’enseignement supérieur de son territoire : Agro Paristech, Ecole nationale supérieure du paysage. Sous son impulsion les agriculteurs ont mené des projets innovants et de diversification : farine de la Plaine, valorisation de l’huile de colza en tant que combustible, lombricompostage de fumier de cheval, ouverture de boutique de produits fermiers, transformation à la ferme, gîtes équestres... La construction de filières d’approvisionnement de proximité a été menée en partenariat avec des restaurants et une cuisine centrale de collectivités territoriale. Son action pour la qualité du patrimoine vivant s’est traduite par l’édition d’une charte paysagère, des actions de restaurations de haies et de prairies, un programme collaboratif d’observation de la santé des abeilles a été mis en place. Son action de sensibilisation et de formation vise à faciliter la transition écologique de ce territoire. |
Cette « qualité totale du vivant », nous en voyons des similitudes avec la façon dont Fehrat Taylan décrit et analyse « La personnification juridique du fleuve Whanganui via une loi adoptée en mars 2017 par le Parlement de la Nouvelle-Zélande ».
Il apparaît dans cette loi que : « Au-delà de la protection d’une entité naturelle à travers l’attribution du statut de “sujet de droit”, la loi adoptée en mars 2017 par le Parlement de la Nouvelle-Zélande institue une nouvelle entité juridique composée des êtres naturels du fleuve et des Maoris qui l’habitent » [11] (10). « Te Awa Tupua (ou “milieu commun”) est une entité singulière composée de plusieurs éléments et communautés, travaillant de manière collaborative pour leur objectif commun qui est la santé et le bien-être de Te Awa Tupua » [12] (11).
Autre similitude par un détour chez les « communs numériques ». Il est sans doute plus évident dans ce domaine de constater que sans investissement personnel et sans « communauté » qui se constitue librement pour le créer, un « logiciel libre » n’existe pas… Et sans gestion pour en réguler les usages « en commun » (licences creative commons, etc.), le logiciel ne sera pas largement utilisé, adapté et finira par être désinvesti par ceux qui pourraient contribuer à l’enrichir (« usagers » comme « codeurs informatiques »). La gestion en commun permet de faire exister une « qualité totale de logiciel », dans laquelle la dynamique de la communauté des programmateurs et des « usagers » est incluse, dynamique et « qualité totale » qui n’existeraient pas sans activer cette modalité de gestion « en commun ».
III. – Propositions de convergences entre ces approches
Entre les deux approches du commun présentées ci-dessus, on peut identifier ou déceler sur le fond de fortes convergences.
La première, c’est le « retour à la réalité » qu’elles ont opéré. Ce qu’il y a d’intéressant dans la plupart des travaux présentés succinctement ici, c’est qu’ils ne reposent pas sur une approche « théorique » des communs mais sur une approche empirique. Les conceptualisations et les « montées en généralité » proposées s’ancrent d’abord dans des « situations d’action » bien précises, dans de multiples territoires, de multiples communautés, dans la gestion de multiples « ressources ».
La deuxième, essentielle, est qu’un commun n’existe pas en soi. D’une certaine façon, on peut dire que c’est parce qu’une communauté se donne des règles et des institutions pour gérer « en commun », qu’un « commun » finit par exister. « Il n’existe pas de biens matériels ou immatériels qui, par nature, seraient ou devraient être des communs ; et d’autres qui pourraient l’être (au moins partiellement). Il ne s’agit pas d’un stock de choses mais de formes d’action collective spécifique » [13] .
La plus délicate question du terme « ressource », « ressource commune »
Le terme « ressource » a de nombreux défauts. Il laisse tout d’abord penser que « la ressource commune » existerait en soi, ce qui n’est pas le cas, nous l’avons dit, et les deux approches convergent sur ce point. Autre défaut, comme ce terme est emprunté à la théorie économique, de fait il oriente sur l’accent mis sur les usages, les prélèvements, et non sur la prise en charge. Enfin, ce terme exclut en lui-même du champ du « commun » l’ensemble du vivant qui ne peut pas être considéré en tant que tel comme une ressource pour les communautés humaines, mais qui n’en demeure pas moins un enjeu fort du point de vue de la gestion du vivant en bonne santé (comme par exemple la dynamique des populations de moustiques, en fort déclin aujourd’hui et base de la chaîne alimentaire, ou encore celle des grands prédateurs, également en déclin et eux au sommet de la chaîne alimentaire).
Comment alors préciser ce que serait cette « ressource commune », « ces communs » ? Il ne faut réduire un commun ni à la seule « ressource », ni à la seule « action collective ». Les deux sont inséparables. « Un commun » est un tout qui n’existe que parce qu’il est pris en charge en commun ». Dans sa théorie des ressources communes, Ostrom décrit ce tout, comprenant : i) une ressource en accès partagé ; ii) un système de droits et d’obligations – un faisceau de droits – pour ceux qui vont avoir accès à la ressource ; iii) des règles de contrôle et de gestion des conflits – système de gouvernance.
Ce tout est proche de la « qualité totale » définie par Henry Ollagnon ( (i) qualité intrinsèque ; ii) qualité de la relation de chacun à la qualité intrinsèque ; iii) qualité de la relation des gens entre eux par rapport à la qualité intrinsèque). C’est également dans cette perspective que F. Taylan aborde Te Awa Tupua, comme un « milieu commun », qui renvoie pour les Maoris à leur cosmologie selon laquelle « je suis la rivière, et la rivière est moi ». La logique est à chaque fois circulaire, systémique, inclusive…
Il est néanmoins essentiel de rapporter ici que la composante intrinsèque de ce qui est à gérer « en commun » (« la ressource » pour certains) n’est pas sans lien, bien au contraire, avec cette modalité d’action particulière qu’est l’action en commun. L’eau circule ; les poissons circulent ; les moutons circulent ; l’air circule ; l’information numérisée circule sur le web… Ces réalités circulantes échappent de par leur caractéristique même à toute « mise en boîte », pour reprendre les termes de Latour et Le Bourhis, à toute « appropriation exclusive ». La gestion en commun apparaît dès lors comme une modalité particulièrement adaptée à la prise en charge de dimensions (matérielles comme immatérielles) qu’Henry Ollagnon a qualifiées de transappropriatives, qui se jouent dans, au-delà et au travers des propriétés publiques et privées [14] . Dans le champ du vivant, et cela peut engendrer certaines confusions, les dimensions sont bien souvent « doublement transappropriatives », par exemple l’eau et la qualité totale de l’eau… Par exemple, l’eau d’une rivière circule, donc sa « qualité intrinsèque » (pollutions ou non, nombre et diversité des populations de poissons, etc.) intègre le comportement des multiples riverains / usagers / décideurs / habitants, plus ou moins proches. Elle intègre d’une part le comportement des habitants du bassin versant dans lequel elle s’écoule (les agriculteurs, les pêcheurs, les élus, etc.). Mais elle intègre aussi les décisions d’administrations et d’élus lointains qui définissent et votent les politiques publiques de l’eau, de l’agriculture, de l’environnement… comme celles, autre exemple, d’acteurs économiques prises parfois à l’autre bout du pays ou de la planète… Ainsi la « qualité intrinsèque » de l’eau est la résultante (outre les conditions naturelles) du comportement de ces multiples acteurs. C’est une première dimension transappropriative, qui conduit parfois certains et à ce titre là à vouloir décréter hâtivement l’eau comme « un bien commun ». Mais comme nous l’avons vu, un commun ne se réduit pas à sa seule dimension intrinsèque ; la qualité intrinsèque n’est qu’une des facettes de la « qualité totale de l’eau » au sens déjà définie, deuxième réalité transappropriative. Et un tel « commun » portant sur la « qualité totale de l’eau » ne peut se décréter… puisque la gestion en commun, qui est intégrée à cette qualité totale, ne peut se décréter…
IV. – Tragédie ou apologie des communs, seule régulation des usages ou investissement dans la prise en charge… Éléments de conclusion
Les agriculteurs, comme l’ensemble des gestionnaires de proximité du vivant (forestiers, chasseurs, pêcheurs, propriétaires ruraux…) sont à l’avant-garde de ce à quoi l’ensemble des personnes et des activités humaines vont être confrontées.
Du fait de la pression anthropique croissante sur le vivant, la remise en question du rôle et de la place des hommes et des « collectifs humains » dans son devenir ne va cesser de s’accroître.
Si l’on ne retient des travaux menés sur « les communs » que la seule dimension liée à la « régulation des usages », alors, pour les agriculteurs comme pour tous, cela risque d’accentuer la pente déjà prise depuis quelques décennies consistant à ne considérer que le rôle « nuisible » [15] de l’homme par rapport à la nature. Alors, au nom de la préservation des biens communs, des « ressources communes », il sera aisé de réclamer l’imposition de toujours plus de normes, alors même que les travaux sur les « communs » insistent sur les limites voire les dangers de la multiplication de règles prescrites de l’extérieur…. Dans la société, le statut des gestionnaires qui vivent et qui travaillent au quotidien avec « le vivant » risque de n’être guère enviable si leur activité doit désormais et en permanence se conformer à limiter toujours plus leur impact sur le vivant…
Par contre, une approche plus globale, plus systémique et plus stratégique du commun permet d’entrevoir des pistes autrement positives pour tous et pour mieux comprendre et agir. Sous certaines conditions, les hommes et les communautés humaines peuvent s’organiser pour à la fois prélever de façon mesurée dans « le vivant » mais aussi et surtout pour le prendre en charge pour augmenter son potentiel, pour faire exister un « état de nature » qui n’existerait pas sans eux et qui passe par eux. Devenir les acteurs incontournables permettant de conjuguer usage et prise en charge au service de tous (y compris le vivant non humain), il y a là pour les gestionnaires de proximité du vivant, dont les agriculteurs – pour peu qu’ils parviennent à se reconnecter avec leur histoire et bien souvent avec ce qu’ils ressentent intimement – une place de choix à reconquérir sur une planète où les relations homme-nature ne vont cesser, sauf catastrophe, de s’intensifier, que nous le voulions ou non.
°0°
Dernière mise en garde cependant. Le « commun » ici ne doit pas être perçu comme une « troisième voie », exclusive du « Marché » et de « l’État ». La gestion en commun est une modalité d’action complémentaire à la gestion individuelle et à la gestion collective (ou par délégation). Pour assurer une gestion durable du vivant, ce qui est essentiel c’est que chaque individu, chaque communauté, chaque institution ou encore chaque territoire puisse fonctionner selon une combinaison de ces trois modalités, combinaisons changeantes au gré des événements, du temps et des défis à relever.
.
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[2] F. Locher, Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la « Tragédie des communs » : Revue d’histoire
moderne & contemporaine 2013/1, n° 60‑1, p. 7‑36.
[3] F. E. Berkes, The Benefits of the Commons : Nature 1989, 91‑93
[4] Propositions pour une gestion patrimoniale des eaux souterraines : l’expérience de la nappe phréatique d’Alsace
: Bull. interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, mars 1979, n° 36.
[5] La RTM dans une France décentralisée : plusieurs acteurs pour un dessein commun : Rev. for. française mars 1982, n° 34.
[6] Il est exigé une eau sans germes pour nettoyer les instruments de fabrication.
[7] Non au sens de « gestion comptable », mais au sens de « prise en charge », de « s’occuper de », de « prendre soin de ».
[8] « Donnez-moi de la bonne politique et je vous donnerai de la bonne eau », Rapport sur la mise en place des Commissions locales de l’eau, 1995.
[9] Professeur de droit administratif, conférence à Cerisy, « For the care and regeneration of urban commons »,2017.
[10] De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, 2008.
[11] Droits des peuples autochtones et communs environnementaux : le cas du fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande : Annales des Mines 2018.
[12] La stratégie d’inséparabilité des collectifs humains et des milieux naturels. La loi Te Awa Tupua en Nouvelle-
Zélande, in Ch. Laval, P. Sauvetre et F. Taylan, Alternative du commun, Paris, Hermann, 2019, p. 165‑178.
[13] Bollier, 2014 ; Coriat, 2015 ; J.-M. Servet, Liquidité, commun(s) et développement, colloque AFD, 1er-2 déc. 2016.
[14] Stratégie patrimoniale pour la gestion des ressources et des milieux naturels : approche intégrée de la gestion du milieu rural, Actes du colloque « Gérer la nature ? », Enseremme (Belgique), 1989.
[15] Pretty, Social Capital and the Collective Management of Resources, 2003.