Entretien - Interview

Nous n’avons jamais été « soutenables » : plaidoyer pour une durabilité forte et une politique des limites.

Partie 2 : Politique et prospective des limites – regards sur la France et l’international.

11 mars 2020

Constatant l’échec de 30 années d’une approche procédurale du développement durable, Jacques Theys – dans cet entretien réalisé avec Clémence Guimont à l’été 2018 – plaide pour le retour à une soutenabilité forte qu’il définit comme la reconnaissance de limites absolues à l’action, mais circonscrites aux risques majeurs et aux impasses critiques pour les générations futures. Il en explicite les conséquences pour nos relations à la nature - irréductible à des fonctions – et l’articulation avec une approche substantive du développement durable – dont il rappelle les composantes. Revenant ensuite sur l’histoire, il montre dans quelle mesure cette conception forte a été ou pas présente dans les politiques publiques passées ou la prospective et s’interroge sur les conditions qui pourraient la rendre plus acceptable dans le contexte actuel.

We have never been sustainable : why must we rework strong sustainability concept ?
In an interview realized with Clémence Guimont in August 2018 Jacques Theys notices the procedural approach’s failure of sustainable development. He argues for a return to strong sustainability which is the recognition of absolute limits to actions but circumscribed to major risks and to critical breakdown for future generations. He clarifies the consequences for relationship with nature which are irreducible to functions. He also establishes connexions with a substantive approach of sustainable development. Then, he describes the history of strong sustainability. He highlights to what extent this strong approach has been represented or not in the past public policies and in prospective studies. He questions the possibilities which could make this approach acceptable in our actual context.

Les participants :

Guimont Clémence

Doctorante à l’université de Lille, ATER à l’Institut des administrations et des entreprises (IAE) de Nancy et membre du Centre d’études et de recherches administratives politiques et sociales (CNRS-UMR 8026). Sa thèse porte sur les politiques territoriales de biodiversité.
CERAPS UMR 8026, 1 place Déliot, CS 10629, 59024 LILLE CEDEX.

Theys Jacques

Jacques Theys, vice-président du Plan Bleu pour la Méditerranée, a été enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales, responsable de la prospective au ministère du Développement durable et directeur scientifique de l’Institut français de l’environnement (IFEN). Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur le développement durable, notamment, dans cette revue : « Le développement durable face à sa crise : un concept menacé, sous-exploité ou dépassé ? » (2014) et « L’approche territoriale du « développement durable », condition d’une prise en compte de sa dimension sociale » (2002).
Vice-président de la Société Française de Prospective

L’entretien a été réalisé en août 2018 par Clémence Guimont pour la Revue « Développement Durable et Territoires. Il a été publié en avril 2019 dans le volume 1O, N°1 de cette revue sous le titre « Nous n’avons jamais été soutenables : pourquoi revisiter aujourd’hui la notion de durabilité forte ? » - et est reproduit ici avec son accord. Pour faciliter sa lecture il a été divisé dans cette encyclopédie en deux parties. Une première, intitulée «  Echec de la durabilité faible, nécessité d’une durabilité forte  » explique pourquoi il est indispensable d’évoluer vers une conception forte du développement durable et ce que celle-ci signifie. Une seconde ayant pour titre «  Politique et prospective des limites – regards sur la France et l’international  », s’interroge sur la manière dont cette durabilité forte – ou politique des limites a été ou non prise en compte dans les politiques publiques ou la prospective en France et sur les conditions dans lesquelles elle pourrait l’être à l’avenir. On y trouvera aussi une bibliographie commune aux deux articles.

°O°

  Politiques publiques et durabilité forte : l'exemple de la France

Clémence GuimontNous en venons maintenant à un tout autre volet de notre discussion qui, cette fois-ci, a trait à votre expérience au ministère de l’Environnement et du Développement durable et porte sur la mise en œuvre politique de la soutenabilité forte. Pensez-vous que cette notion de soutenabilité forte ait joué un rôle dans l’orientation de la politique française de l’environnement ?

Jacques Theys –Votre question n’est pas facile, car les notions de soutenabilité forte ou faible sont des « idéaux-types », des représentations théoriques, qui ne correspondent pas aux catégories de l’action publique. Mais je vais quand même essayer de vous répondre aussi précisément qu’il m’est possible.
Je pourrais dire d’abord que les notions de soutenabilité forte et faible ont une certaine parenté avec la différence que l’on fait classiquement dans le domaine de l’environnement entre action réglementaire et régulation économique. D’un côté, une alliance entre le droit, les scientifiques et le mouvement écologique. De l’autre, entre les économistes, les ingénieurs et le marché. Mais ni les normes ni les instruments économiques n’ont jamais garanti à eux seuls un développement durable.
Si l’on jette un regard global sur ce qui s’est passé en France comme ailleurs depuis le rapport Brundtland, on ne peut par ailleurs que constater que c’est plutôt la version faible du développement durable – soutenabilité faible et conception procédurale – qui a dominé au cours de ces 30 dernières années – avec l’abus des procédures et de « soft commitments » –, au point que l’on peut légitimement se demander si la politique suivie a jamais été soutenable. Et pourtant, la France a été plutôt plus active que d’autres dans ce domaine, et la part du chemin qui a été fait – correspondant à ce qui était « gagnant-gagnant » –n’a pas été négligeable. Mais ce regard global est très réducteur et il faut entrer un peu plus dans l’histoire pour voir si, à certaines périodes, la notion de soutenabilité forte, que je réduirais à la conscience des limites, n’a pas implicitement joué un rôle important dans l’action publique – et pour évaluer l’évolution de cette conscience. Je me limiterai à ce que j’ai pu en percevoir directement – c’est-à-dire à la politique menée en France au niveau national.
Paradoxalement, je dirais que c’est dans les premiers moments de la politique de l’environnement, au début des années 1970, que ces questions sur la soutenabilité forte se sont posées avec le plus de force. Le contexte y était relativement favorable, et ce pour quatre raisons. Tout d’abord on était dans une période de planification forte avec des Commissions du plan dans lesquelles les problèmes de croissance à moyen terme pouvaient être publiquement débattus. Ensuite, l’État était encore très centralisé et disposait de marges de manœuvre importantes qui lui permettaient en principe d’imposer des contraintes sur tout le territoire. On était aussi à une époque dans laquelle la culture de la conservation était très dominante, comme en témoignent le développement des parcs nationaux, la création du Conservatoire du littoral en 1976ou au niveau international, par exemple, la Convention Ramsar. Enfin, il faut se rappeler l’impact qu’a pu avoir sur les politiques publiques la publication en 1972 du rapport au Club de Rome – dont la conférence de Stockholm a servi de caisse de résonance. Il y eut, tant en France qu’en Europe, un débat politique, scientifique et dans l’opinion très vif, dans lequel toute la presse et des personnalités majeures comme Raymond Barre ou Georges Marchais intervinrent. Et surtout, chose aujourd’hui encore inconcevable, le commissaire européen à l’Agriculture, futur président de la commission, Sicco Mansholt, alla jusqu’à proposer aux instances européennes un début de mise en œuvre du rapport au Club de Rome avec de très fortes économies de ressources, un changement des indicateurs de croissance et une baisse de la croissance matérielle compensée par des investissements massifs dans l’immatériel. Une rupture majeure par rapport aux Trente Glorieuses précédentes.
Ce débat eut quelques répercussions en France, notamment à travers la création du groupe Gruson–ou groupe interministériel d’évaluation de l’environnement –, qu’on peut considérer comme la réponse française au rapport au Club de Rome. Inventeur de la comptabilité nationale en France, longtemps directeur de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), Claude Gruson fut notamment chargé de réfléchir à la lutte contre le gaspillage et à la conception de nouveaux indicateurs de croissance, et bien avant la commission Stiglitz !Ses réflexions furent suivies par la création en 1978 d’une Commission interministérielle du patrimoine naturel qui réussit à mesurer ce patrimoine – avant sa disparition dans les années 1990. C’est aussi dans cette période des années 1970 que l’on créa au sein du Plan une commission chargée de proposer à l’échelle nationale des cartes de contraintes écologiques pour l’aménagement du territoire [1] et que furent lancées au niveau local les premières expériences de planification écologique– suivant une approche conçue aux États-Unis par Ian Mac Harg (1969), très inspiré par Aldo Leopold [2] . L’idée était que l’on pouvait encadrer les politiques d’aménagement par une cartographie synthétisant les aptitudes des territoires à différentes fonctions et les contraintes qu’on devait absolument imposer à ces espaces pour préserver la nature. On voit donc que la conscience de limites à respecter était dès cette époque très présente, et peut-être plus que dans les décennies qui suivirent immédiatement. Quand on relit aujourd’hui les journaux des années 1972-1973 –ou les grands magazines de l’époque comme L’Express, Le Nouvel Observateur, L’Expansion–, on est étonné de la profondeur des débats ou des analyses [3] qui, suite au rapport au Club de Rome, se sont alors interrogés sur le futur de la croissance. Comme je l’ai déjà dit, la publication aujourd’hui par la Commission européenne d’un rapport comme le rapport Mansholt serait inconcevable ! Mais il est vrai que c’était juste avant que ne commence la crise économique…Avec les effets de la crise, commencée en 1973, tout cela est parti assez rapidement dans les sables. La planification a progressivement disparu, on est entrés dans un monde à la fois plus décentralisé et global et dans un contexte économique marqué dès les années 1980 par le libéralisme. Les formes d’action publique ont changé – avec le passage à des formes plus négociées de gouvernance. Toutes les premières velléités de planification écologique se sont achevées très vite, sous la pression des politiques d’aménagement et d’équipement alors en plein développement. La Commission du patrimoine naturel fut supprimée après dix ans de fonctionnement et on ne se souvient même plus qu’elle a existé. Les cartes de contraintes écologiques restèrent dans les tiroirs…
On est passé, pendant la fin des années 1970 et les années 1980 à des formes d’action, plus sectorielles donnant moins prise à des interrogations plus globales sur la soutenabilité de la croissance. Cela ne veut pas dire qu’elles aient disparu et qu’il n’y a pas eu de décisions courageuses allant dans le sens d’une soutenabilité forte. On peut penser, par exemple, à la Loi « littoral » de 1986, à la signature du protocole de Montréal sur la couche d’ozone, l’année suivante, à la sanctuarisation de l’Antarctique ou, au niveau européen à la directive Habitat. Mais beaucoup de décisions lourdes ont également été prises en sens inverse, par exemple sur le programme nucléaire ou la relance de l’intensification agricole dans les années 1980, et il a fallu, par exemple, attendre les années 2000 pour que l’environnement soit introduit dans le calcul économique appliqué aux infrastructures, alors que le programme d’équipement de la France était déjà pratiquement mis en place dans sa plus grande partie. Une parenthèse assez courte s’ouvrit cependant au moment où Michel Rocard, l’un des rares hommes politiques personnellement très sensible à l’environnement [4] ,devint Premier ministre. C’était quatre ans après le rapport Brundtland et, à l’occasion du Plan national pour l’environnement, dernier avatar d’une démarche de planification, la question de la place de l’environnement dans le développement fut à nouveau explicitement posée dans toutes ses dimensions. Ce plan, prévu pour la décennie 1990, se fixa comme ambition « d’aller au-delà du développement durable  » et de positionner la France sur une « stratégie d’excellence écologique  ». Beaucoup de mesures furent prises, mais certaines, très importantes, comme la création d’une taxe carbone ou la mise en place de comités régionaux d’évaluation de l’environnement, n’aboutirent pas. Il en est de même de la proposition faite en 1989 de créer au niveau planétaire une Agence mondiale du climat, avec des pouvoirs normatifs et de sanction commerciale importants. Avec la déclaration de La Haye, Michel Rocard avait réussi à convaincre une quarantaine de pays, dont l’Inde, le Japon, l’Allemagne, l’Australie, le Brésil, le Canada et beaucoup de pays européens, de créer une telle structure institutionnelle qui aurait permis de gagner au moins une décennie dans la lutte contre l’effet de serre. Mais les États-Unis ont dit qu’ils ne feraient rien sans certitudes scientifiques… C’était au moment de la création du GIEC !
Hors de cette parenthèse du tournant des années 1980-1990, il faut bien constater que la publication du rapport Brundtland, comme la conférence de Rio qui en a assuré la diffusion institutionnelle, se sont –au moins pendant les années 1990– plutôt traduites par une interprétation très souple et procédurale des principes du développement durable. Paradoxalement , le succès mondial de ce rapport s’est accompagné , en France comme ailleurs d’une dilution de son message , et de l’oubli de quelques-unes de ses recommandations essentielles :plus d’efforts pour hiérarchiser les risques majeurs , la création de fonds spécifiques affectés à la protection des habitats et écosystèmes critiques , la possibilité de mettre en jeu les responsabilités en matière d’environnement devant la Cour de Justice Internationale et surtout la mobilisation massive de nouveaux moyens de financement prélevés sur l’usage des biens communs mondiaux – comme l’espace aérien- , le commerce international et les transactions financières .C’est la soutenabilité faible qui a été privilégiée, avec les Agendas 21, la responsabilité sociale des entreprises (RSE), les accords volontaires, les marchés de droits, les directives-cadres, des stratégies qui n’en sont pas…Mais à la fin des années 1990, un choc culturel se produit–à partir du moment où l’on commence à parler de facteurs 4, 10 [5] –avec l’idée que pour pouvoir atteindre des objectifs de DD il fallait avoir des politiques beaucoup plus fortes, beaucoup plus structurelles que les politiques existantes, à l’évidence insuffisantes. On a alors commencé à raisonner par objectifs chiffrés à long terme, par contraintes à ne pas dépasser, par exemple pour les émissions de CO2 à l’horizon 2050. Cela continué ensuite par les politiques de transition qui s’attachent à définir des chemins pour y parvenir. L’exemple type, c’est la loi de 2015 sur la transition énergétique. Mais l’objectif de facteur 4 pour les émissions de CO2 était déjà inscrit dans la loi de programmation énergétique de 2005 et l’on a aussi, dans un autre domaine, le cas de la directive-cadre sur l’eau fixant un objectif de bonne qualité écologique des masses d’eau à l’horizon 2015.

Le problème qui se pose est qu’il y a souvent un très grand écart entre les politiques affichées et les politiques réelles. Les politiques par objectif, qui s’inscrivent aussi dans le nouveau management public, s’exposent souvent au risque de n’être que virtuelles. On l’a vu avec le Grenelle de l’environnement et on le voit aujourd’hui avec la loi sur la transition énergétique, car on n’intègre pas suffisamment les contraintes financières ou sociales réelles et surtout les temporalités dans ces politiques. Quand on dit que l’on va avoir 50 % d’énergie nucléaire en 2025, par exemple, c’est complètement irréaliste. On se donne les objectifs sans évaluer concrètement ce qu’on peut ou doit faire sur le court, moyen ou long terme – et les horizons d’action sont souvent envisagés de manière« fantasmagorique ». Qu’ est-ce qui est urgent ou pas ? Que faut-il faire maintenant ou qu’ est-ce qui peut être fait plus tard ? Tant qu’on n’a pas fait ça, vu les difficultés à intégrer les enjeux de long terme dans les priorités immédiates, on ne peut pas mettre en place des transitions qui soient efficaces. On a désormais une conscience beaucoup plus claire des limites, mais les chemins pour les atteindre – y compris dans le domaine de la biodiversité – ne sont pas en cohérence…
Si l’on jette un regard sur ces 50 dernières années, on voit donc, en conclusion, que les réponses politiques à la question de la soutenabilité forte n’ont pas été nulles, même si elles ont pris historiquement des formes très différentes [6]. Il est même arrivé que les responsables publics devancent les scientifiques, ce qui correspond bien à l’idée, avancée par Jérôme Ravetz, que dans le domaine de l’environnement, l’homme politique doit « devancer les certitudes » et « prendre des décisions dures sur des connaissances molles ». Mais l’ampleur des ruptures à promouvoir pour aller vers une soutenabilité forte n’est pas à portée d’une simple politique de l’environnement – quelle qu’elle soit –ne serait-ce qu’à cause de sa dimension internationale. Ce sont toutes les sociétés qui doivent se mobiliser.

  Prospective et durabilité forte

Clémence GuimontNous en venons à présent à la troisième partie de notre entretien et je voudrais savoir, selon vous, quelle place a eut la durabilité forte au sein de la prospective ? N’est-ce pas justement le lieu approprié pour imaginer des scénarios proposant d’intégrer les limites aux politiques publiques ?

Jacques Theys –Contrairement aux politiques publiques, on peut dire que la prospective sur l’environnement s’est, elle, dès le départ, structurée autour de l’idée de soutenabilité forte. Elle s’est en effet construite en opposition avec les courants dominants de la prospective, qui, après la seconde guerre mondiale, faisaient la « promotion » de l’optimisme technologique. Naturellement on pense tout de suite au rapport Meadows sur les limites de la croissance. Mais ce n’est pas un exercice isolé, ni même le premier qui s’est intéressé à la question des limites. Je pense par exemple à l’ouvrage publié par Kenneth E. Bouldingen 1965 sur la « Grande Transition » [7] .Je pense aussi à l’énorme projet mené au début des années 1970 au Canada sous la direction de Kimon Valaskakis (1978) sur « La société de conservation sélective  », qui abordait toutes les dimensions d’un autre développement – depuis le changement des modèles économiques ou des modes de vie jusqu’aux dimensions culturelles ou géopolitiques. Je pense également au travail commandé par Jimmy Carter et publié en 1979, « Global 2000 », qui inscrivit sur l’agenda l’ensemble des problèmes globaux – avant d’être mis au pilon par Ronald Reagan. Et ce ne sont que quelques exemples…En France, je dirais que la prospective, qui a, depuis le départ, accompagné les politiques de l’environnement, a plutôt convenablement contribué à anticiper de nouveaux problèmes, et constamment produit des scénarios de rupture correspondant à la notion de soutenabilité forte. Je ne connais pas d’étude prospective importante qui n’ait pas proposé des scénarios alternatifs intégrant, d’une certaine manière, la notion de limite. Mais le problème était que, la plupart du temps, ces scénarii alternatifs ou de rupture étaient proposés parmi d’autres plus immédiatement acceptables. De plus, ils ne disaient pas suffisamment par quels chemins passer pour arriver aux objectifs souhaités. Cela restait trop abstrait. Les alertes n’ont donc pas toujours été écoutées et l’articulation avec la stratégie n’a jamais été évidente…
Ce qui a changé, c’est qu’à partir de la fin des années 1990, on a commencé, avec la notion de facteur 4, à faire la prospective sous contraintes :on est passé d’une prospective d’anticipation allant du présent au futur (« forecasting  ») à des méthodes de « backcasting » – allant du futur au présent– et imaginant des chemins permettant de respecter des contraintes fixées à l’avance. On peut penser dans le domaine de l’énergie aux scénarios « Negawatt », mais ce type de travail s’est multiplié dans tous les domaines – les transports, l’agriculture, le tourisme, le climat…avec des déclinaisons à toutes les échelles du local au mondial et une implication croissante des scientifiques. Il faut cependant remarquer une assez forte dissymétrie entre ce qui a pu être fait sur l’effet de serre et sur la biodiversité – qui pose des problèmes de territorialisation difficiles. Ce n’est donc pas un hasard si, au moins en France, la prospective s’est investie sur la notion de transition – bien avant que celle-ci soit institutionnalisée comme dénomination d’un ministère. Dans une période plus récente, un nouveau pas en avant a été franchi avec une attention beaucoup plus forte portée à la faisabilité et au réalisme des chemins de transition proposés et, en particulier, à la question des temporalités, des dynamiques sociales, économiques et écologiques. On peut citer comme exemple l’exercice fait sur la ville post-carbone [8] .C’est d’ailleurs la définition que je donne aujourd’hui de la prospective : « l’art de gérer intelligemment les temporalités », avec comme enjeu majeur d’intégrer les exigences de court terme et celles du long terme. Je dirais donc, pour conclure, que tout l’effort historique de la prospective de l’environnement a été de rendre progressivement plus acceptable et « écoutable » le discours sur la soutenabilité forte. Elle a joué un rôle majeur de sensibilisation, mais elle n’a pas suffi pour provoquer les ruptures nécessaires. Le paradoxe est qu’elle est entrain de disparaître au sein du ministère de la Transition écologique.

  Quel avenir pour la durabilité forte ?

Clémence GuimontAprès ce détour par le passé et par la prospective, nous allons revenir au présent et terminer par une question sur la place que pourrait selon vous jouer aujourd’hui cette notion de soutenabilité forte. Même si vous avez bien montré qu’historiquement cette perspective n’a pas été absente des politiques publiques, vous avez à plusieurs reprises fait remarquer que, globalement, c’est une conception faible et procédurale de la soutenabilité qui s’est imposée, et que la soutenabilité forte se heurte à des problèmes majeurs d’opérationnalisation. Comment penser que ce qui n’a pas pu se mettre en place ou être accepté dans le passé pourrait l’être à l’avenir ?

Jacques Theys –Sur le fond, beaucoup d’obstacles demeurent et je ne sous-estime pas ces difficultés. Mais j’insiste encore sur le fait que l’enjeu n’est pas seulement de savoir si la soutenabilité forte a un avenir. Il est, plus largement, de choisir si nous souhaitons ou pas donner, dans nos actions de tous les jours, une place réelle à la notion de développement durable. Car nous savons maintenant que tout ce que nous pouvions attendre de la soutenabilité faible ou procédurale est épuisé – et que nous avons échoué. Renoncer à la soutenabilité forte, c’est renoncer au développement durable. On pourrait répondre que celui-ci a déjà été remplacé par la notion de transition écologique, mais on voit bien qu’il manque à la transition un cadre plus clair – ne serait-ce que pour déterminer dans toutes ses dimensions ce vers quoi il faut aller, dans quelles conditions et surtout dans quels délais.
Ce qui permet aujourd’hui d’être plus optimiste que dans le passé, c’est que le contexte a changé et que des progrès ont été faits dans le sens d’une possible opérationnalisation de la soutenabilité forte. L’inquiétude par rapport aux ressources ultimes de la planète s’est généralisée, et chacun a maintenant conscience de la nécessité de fixer des limites pour le climat, l’épuisement de la biodiversité terrestre ou marine, la perte de sols, etc. La perception de la nature s’est aussi modifiée en profondeur, et la vision purement anthropocentrique et fonctionnaliste qui avait dominé dans l’époque moderne perd du terrain. Les scientifiques, de leur côté, ont progressé dans leur capacité à définir des limites précises et à les transformer en objectifs ou en normes pour l’action – qu’on pense à nouveau aux travaux récents sur les « limites planétaires » dont quatre ont d’ores et déjà été franchies – sur le climat, la biodiversité et la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore (Rockström etal., 2009). Enfin, et c’est à mon sens très important, la notion de responsabilité des générations présentes par rapport aux générations futures commence depuis quelques années à trouver des formes plus concrètes – avec dans de nombreux pays –, notamment aux Pays-Bas – les premiers procès accusant les gouvernements précédents de n’avoir pas pris les mesures nécessaires en matière de changement climatique et de n’avoir pas assumé leur devoir de diligence ou de précaution [9] . On évoque même l’idée qu’une Cour internationale de justice pourrait condamner les États – mais aussi les entreprises ou éventuellement les collectivités territoriales –pour crime climatique ou écocide.

Sur un plan plus institutionnel, les choses aussi évoluent. Je ne pense pas seulement à l’accord de Paris, où plus de 150 États ont décidé d’avaliser la contrainte d’un réchauffement inférieur à deux degrés à la fin du siècle. Mais aussi à la proposition – malheureusement non acceptée – qui a été faite en 2012 par le secrétaire général des Nations Unies d’adopter lors de la conférence Rio+20 les frontières planétaires proposées par Rockström et ses collègues. On peut évoquer également le récent plan biodiversité de Nicolas Hulot de juillet 2018 – qui s’est fixé des objectifs de zéro artificialisation nette pour la consommation des sols ou de zéro plastique dans les océans… – ou encore la décision de certains États comme la Bolivie de donner des droits à certains éléments de la nature. Tout cela témoigne que l’idée d’encadrer l’action par des limites au nom des générations futures – et plus seulement pour le bien-être des générations présentes – est de plus en plus acceptée – au moins dans son principe.
Fixer des objectifs est une chose, les mettre en œuvre est un problème beaucoup plus difficile. Chacun mesure combien les transitions à mener pour aller vers une durabilité forte seront difficiles – comme l’a bien illustré récemment un article fait par des chercheurs finlandais pour le prochain « Global sustainable development report 2019 » des Nations unies (Järvensuet al., 2018). La prise de conscience croissante de l’urgence de s’occuper du long terme se heurte à la réduction des marges de manœuvre publiques, aux contraintes budgétaires, à l’ampleur des obstacles économiques et sociaux, à un agenda politique qui, au moins en France, est déjà saturé par les urgences immédiates -et plus généralement par un environnement culturel privilégiant, dans tous les domaines, l’immédiateté et le court terme. Les meilleures intentions, comme celle du Grenelle de l’environnement, se perdent dans le sable…Il ne faut pas sous-estimer, par ailleurs, les difficultés à concrétiser la notion de limites au niveau du terrain – par exemple en matière de biodiversité – avec d’importantes controverses sur la notion de biodiversité nette et de compensation. C’est pour ces raisons que je propose une conception de la soutenabilité forte qui soit plus sélective, plus limitée dans ses ambitions, avec peu de priorités, mais avec une attention beaucoup plus grande à la mise en œuvre des moyens, à leur application juste et surtout aux temporalités de l’action. L’intelligence des limites dont j’ai parlé, c’est d’abord ainsi pour moi une intelligence des temps. Il faut savoir ce que l’on peut ou doit faire à court, moyen et long terme et trouver les moyens de raccorder ce qui doit être fait pour les générations futures et la nature, et ce qui doit être engagé face aux urgences immédiates. C’est tout l’objet du travail – déjà cité –que nous avons animé avec Éric Vidalenc sur les villes post-carbone, centré sur la co-construction de chemins réalistes de transition prenant en compte, par exemple, les problèmes de reconversion d’activités, de concurrence internationale ou d’inertie des systèmes urbains (Theys et Vidalenc, 2014). La proposition de Dominique Bourg et de Kerry Whiteside (2010) de transformer le Conseil économique et social en chambre du futur –qui aurait le droit de mettre en cause les décisions contraires à l’intérêt des générations futures – serait, si elle était acceptée, décisive pour faire en sorte que cette articulation entre présent et futur ne se fasse pas aux dépens du second. Il ne s’agit pas d’imposer une dictature écologique au nom du développement durable – comme a pu en son temps le proposer Hans Jonas - mais de modifier en profondeur notre fonctionnement démocratique à tous les niveaux – en faisant le pari qu’ouverture démocratique et prise en compte du long terme ne sont pas incompatibles [10] .

Ce serait, avec la mise en place de mécanismes suffisamment justes et dimensionnés de financement à long terme des transitions, une façon tout à fait explicite de concrétiser le passage à une véritable politique de développement durable.

Pour conclure, je dirais que la soutenabilité forte est la seule alternative qui s’ouvre à nous si nous croyons encore que le développement durable a un sens pour l’action. Elle ne suppose pas de tout conserver dans la nature (une bonne partie de celle-ci peut se régénérer rapidement), ne recouvre pas non plus tous les enjeux qui sont ceux du rapport entre nature et société, mais elle devrait nous aider à sauvegarder sérieusement l’essentiel. C’est vrai que nos marges de manœuvre sont réduites, mais dans certains domaines -y compris ceux liés au climat ou à la biodiversité -ce n’est pas trop tard. Sinon, comme conclut Peter Sloterdijk dans son ouvrage Après nous le déluge (2016), « il faudra exercer les générations à retrouver l’art oublié de l’endurance » – et espérer qu’ils seront à leur tour plus responsables.

°O°

Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1Groupe présidé par Daniel Macquart, de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar).

[2La planification écologique a été importée en France par Max Falque.

[3Notamment l’enquête publiée par Jean Boissonnat en juin 1972 dans l’Expansion, « La croissance demain ».

[4Voir notamment l’article de Bernard Barraqué et al. (2017), ainsi que Theys (2015a).

[5Voir à ce sujet le dossier « Facteur 4 » coordonné par Antoine Bonduelle, Mathilde Szuba et Bertrand Zuindeau dans Développement durable et territoires (vol. 2, n° 1, 2011).

[6Pour une synthèse plus complète sur la politique française de l’environnement depuis 50 ans, voir l’article de J. Theys (2018).

[7Connu pour avoir le premier suggéré l’image d’une humanité embarquée dans le même vaisseau spatial terre, Kenneth Boulding, président de l’association des économistes américains, propose dans cet ouvrage le premier scénario de transition vers une planète durable (Boulding, 1965).

[8Mené pendant deux ans avec six villes françaises, cet exercice propose six scénarios de transition vers des villes post-carbone et un septième, de synthèse, détaillant les mesures à prendre à court, moyen et long terme (Vidalenc et Theys, 2013).

[9Plus de 1 000 procès sont ou ont été engagés contre des États pour non-respect des contraintes environnementales. Voir Marta Torre-Schaub (2016) à propos du jugement de la cour de La Haye du 24 juin 2015. Dans ce jugement, l’État néerlandais a été condamné pour non-respect de ses engagements en matière d’énergie et de climat, mais sans sanction autre que déclarative (injonction à agir).

[10C’était le message du colloque organisé en 1996 à Fontevraud par l’Association GERMES sur le thème : « L’environnement au XXIème siècle, Démocratie et politique à long terme sont-ils compatibles ? ».

 Outils

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 Bibliographie

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{{dans l'encyclopedie}} * Theys J., 2018, "{[Cinquante ans de politique française de l’environnement : évaluation et perspectives->327]}", N° 246 .
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