Résumé
L’apparition de nouvelles exigences sociétales au cours des années 1990-2005, concernant la maîtrise de risques et la mesure des performances des entreprises en matière de développement durable ont intensifié les réflexions sur les indicateurs (GRI [1] 2000 ; WBCSD [2] 2000, OCDE 2005). Le concept émergent de Responsabilité Sociétale d’Entreprise (RSE) impose de nouvelles obligations aux dirigeants d’entreprises, notamment la nécessité d’un « triple bilan » des performances économiques, sociales et environnementales d’où le besoin d’indicateurs. Les propositions d’indicateurs au niveau des activités micro-économiques (projet d’investissement, innovation technologique, pilotage de l’entreprise…) se sont dès lors multipliées. Cet article d’universitaires engagés dans le conseil aux entreprises propose des pistes méthodologiques pour les construire.
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La nouvelle classification de cet article est :
• 4.6- Indicateurs
Auteur·e·s
Sylvie Faucheux est présidente de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et a été Directrice du laboratoire de recherche C3ED (Centre d’Economie et d’Ethique pour l’Environnement et le Développement) de 1995 à 2002. Elle a été responsable scientifique de nombreux programmes de recherche nationaux et internationaux avec différents ministères en France, en Europe et en Afrique, avec la Commission Européenne, ainsi qu’avec nombre de groupes industriels (EDF, Renault, Vinci, Association Européenne de l’Aluminium, Monoprix…), d’agences de rating (Vigéo) ou encore d’organisations internationales telle que l’OCDE. Elle est éditrice scientifique de l’« International Journal of Sustainable Developpement » depuis 1998 et co-éditrice de la collection « Current Series of Ecological Economics », publiée par Edward Elgar, ainsi que de la nouvelle édition « économie écologique » chez un éditeur suisse.
Isabelle Nicolaï est Maître de conférences en sciences économiques à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ). Elle mène des activités de recherche académiques et contractuelles aux niveaux national et européen. Ses thèmes de recherche portent sur l’innovation technologique environnementale, les indicateurs de développement durable, les conditions d’acceptabilité sociale du risque environnemental, l’écologie territoriale, la stratégie environnementale des entreprises et son évaluation (notation, ISR). Elle est également responsable du master professionnel par alternance « Stratégies de Développement Durable et Responsabilité Sociétale des Entreprises » de l’UVSQ et est coordinatrice des Formations au PRES UniverSud Paris.
Martin O’Connor est Professeur en sciences économiques à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. De formation universitaire en physique et sciences sociales, il est spécialiste en recherche inter-disciplinaire sur les problèmes d’environnement. Depuis 1995, il mène des recherches et études de scénarios, méthodologie des sciences sociales pour l’évaluation environnementale, en particulier des travaux d’expertise dans les champs de l’analyse du risque, gouvernance des ressources en eau et changement climatique. Il fut coordinateur des projets VIRTUALIS (2000-2004) financé par la Commission Européenne, GOUVERNe (1999-2003) et VALSE (1996-1998). Il édite l’International Journal of Water (une revue scientifique interdisciplinaire publiée depuis 2000)
La construction des indicateurs pour les entreprises
La définition et les caractéristiques d’un indicateur
Nous nous situons au niveau micro-économique concernant des indicateurs portant sur l’évaluation de la stratégie d’une entreprise, d’un projet d’investissement, de scénarios de prospective technologique, ou encore de la performance Responsabilité Sociétale de l’Entreprise.
Un indicateur se présente comme une donnée quantitative ou qualitative caractérisant une situation évolutive, des actions ou leurs conséquences, de façon à les évaluer et à les comparer au cours du temps.
La qualité principale d’un indicateur réside dans sa capacité à rendre compte le plus précisément possible d’un phénomène en général complexe. Un indicateur doit donc être adapté, spécifique, valide, fiable, précis, mesurable, comparable (dans le temps et dans l’espace), facile à utiliser. De nombreuses initiatives visant à définir des cadres pour l’élaboration d’indicateurs de développement durable ont vu le jour ces dernières années. La GRI, par exemple, qui a pour objectif de fournir aux entreprises des lignes directrices pour la publication de leurs rapports de développement durable, propose des principes d’élaboration des indicateurs portant sur le contenu mais également la qualité du rapport (voir http://www.globalreporting.org/Repo... pour une présentation complète). Selon elle, les indicateurs qualitatifs sont complémentaires et essentiels à la présentation complète de la performance sociale et environnementale d’une entreprise.
La finalité d’un indicateur est de clarifier les objectifs, d’évaluer les orientations actuelles et futures, de mesurer dans le temps des modifications, des conditions spécifiques, de déterminer l’impact des programmes et de transmettre des messages.
L’indicateur, porteur d’informations destinées à une cible spécifique, doit remplir deux fonctions essentielles : la première vis à vis du traitement de l’information et la deuxième vis à vis de la communication de l’information. L’utilisation d’indicateurs peut se justifier pour différentes raisons liées aux besoins des nombreux acteurs concernés :
- Les responsables politiques sont désireux d’évaluer l’efficacité d’instruments réglementaires et/ou économiques dans l’amélioration des performances des entreprises ;
- Les gestionnaires d’entreprise peuvent se servir des indicateurs comme outils de gestion interne ou de communication (par exemple pour l’élaboration de leur rapport de développement durable) ;
- Les banques et les assurances analysent les performances environnementales et sociétales en vue d’évaluer les risques à long terme ;
- Les gestionnaires de fonds d’investissement utilisent des critères extra-financiers pour pouvoir évaluer les actifs financiers et proposer aux investisseurs des informations supplémentaires ;
- Les ONG comparent les profils des entreprises en vue de faire pression sur celles qui sont peu soucieuses du développement durable ;
- Les habitants du voisinage ou collectivités souhaitent évaluer l’impact de la production des entreprises sur leur territoire ;
- Les chercheurs analysent les profils et tendances en vue d’améliorer la compréhension de ces phénomènes et peuvent proposer des analyses comparatives en termes de performance environnementale et sociétale.
Un survol de la littérature publiée et « grise » sur les indicateurs du développement durable et de la responsabilité sociétale de l’entreprise met rapidement en évidence la diversité des sources d’information et d’expertise pour l’obtention d’indicateurs. On peut ainsi recenser :
- Des concepts ou indicateurs fournis par les fédérations d’acteurs, par des agences internationales, etc. ;
- Les systèmes d’informations utilisés par les entreprises du secteur pour des objectifs de performances ;
- Des catégories d’indicateurs repérés ou utilisés par d’autres branches ou filières industrielles ;
- L’identification directe d’indicateurs à travers un processus de consultation des parties prenantes.
Afin d’aider au choix d’indicateurs de développement durable, quatre critères sont à considérer [3] :
- L’échelle : un indicateur établi pour une commune n’est pas nécessairement pertinent pour un pays ;
- Le public : les indicateurs utilisés en interne par le gestionnaire de la distribution de l’eau ne sont pas les mêmes que ceux proposés au grand public ;
- L’aspect de la soutenabilité du développement : il existe des indicateurs reliés aux quatre piliers du DD que sont le social ( tel que l’indicateur « pourcentage des salariés bénéficiant d’entretiens d’évaluation et d’évolution de carrière périodiques »), l’environnement (avec le « pourcentage et volume total de l’eau recyclée et réutilisée »), l’économique (comme les implications financières et autres risques et opportunités pour les activités de l’organisation liés aux changements climatiques) et l’institutionnel,(tel que les « missions ou valeurs, codes de bonne conduite et principes définis en interne par l’organisation sur sa performance économique, environnementale et sociale, et état de leur mise en pratique ») ;
- La localisation : les indicateurs adaptés aux activités sur le marché français ne le sont pas tous autant pour celles menées sur le marché béninois par exemple.
L’essentiel est de déterminer des indicateurs pertinents par rapport à l’usage qui en sera fait. Les indicateurs doivent être formulés de façon à respecter une adéquation entre les engagements d’une entreprise (en termes de gestion tels que la responsabilité, la qualité…) et les exigences des citoyens à l’égard de l’entreprise (en termes de critères d’acceptabilité sociale). Les indicateurs doivent ainsi être conçus comme un « contrat social » à respecter par deux parties : l’offre à construire (en termes de produits, technologies) et la demande sociale (qui détermine les conditions d’activité quotidienne de l’entreprise). Ils doivent en outre concilier deux pôles opposés : d’une part le besoin d’indicateurs spécifiques d’une situation déterminée ; d’autre part, le besoin d’un système universel qui permettra une comparaison aisée.
L’identification de l’offre et de la demande pour la construction des indicateurs
La démarche de sélection d’indicateurs et, encore davantage, celle du dialogue visant un « contrat social » sur un projet de développement industriel, peuvent énormément différer selon qu’il existe ou non, une entente préalable entre les participants potentiels quant à la désirabilité du projet et les justifications de la procédure envisagée.
Les valeurs et les préoccupations des parties prenantes susceptibles de peser sur l’acceptabilité de « l’offre » doivent pouvoir être définis par l’entreprise.
C’est pourquoi il est important d’insister sur la question de la compatibilité de la vision et des pratiques de l’activité industrielle par rapport aux valeurs et pratiques des composantes de la société. Cette question de compatibilité a deux aspects :
- L’aspect concret sera signalé à la fois par le caractère non significatif des retombées négatives du système de production et de distribution et, éventuellement, par des retombées positives (emploi, etc.) ;
- L’aspect imaginaire ou moral interviendra si l’entreprise est porteuse d’une vision ou d’un projet de société jugé « recevable ».
Prenons un exemple. EDF assure, pour la plus grande part de la population française, un accès fiable 24 heures sur 24, à l’électricité « courante ». Cet accès implique parfois des inconvénients sur le plan de l’habitat (chantiers, lignes haute tension, poteaux et câbles pas toujours très esthétiques, etc.) dont la distribution spatiale et sociale est plus ou moins contestée. L’accès effectif dépend quant à lui du statut socio-économique du consommateur potentiel. Quelle est la responsabilité de l’entreprise, dans une conjoncture de concurrence commerciale et de pauvreté grandissante au sein de certaines composantes de la société française ? Doit-elle assurer ou non, l’accès des plus démunis aux services dits de base pour la survie, la santé, la dignité, le confort ? Cette question, qui peut se prolonger sur le plan opérationnel par l’articulation avec des indicateurs de pauvreté (etc.), nous renvoie au rôle attribué à EDF dans un cadre politique et institutionnel.
Dès lors, un indicateur doit être négocié (d’où le concept de « contrat social ») en tenant compte des enjeux de performance signalés par l’entreprise et des jugements de la société sur l’usage d’un volet technologique ou d’un projet mis en œuvre par l’entreprise. Chaque technologie ou projet sera évalué par une gamme de parties-prenantes, qui portent chacune leur jugement en se référant à une gamme d’enjeux ou de critères de performance et de responsabilité.
Les enjeux se situant tant sur le plan politique que sur celui des performances techniques ou commerciales, leur identification et la sélection d’indicateurs s’avèrent inséparables de l’identification des « parties-prenantes ».
Nous proposons ci-après une typologie de ces dernières :
- Les parties-prenantes du développement durable : les générations présentes ; les générations futures ; la biodiversité ; ou les signaux faibles (ou lanceurs d’alerte) ;
- Les parties-prenantes représentatives des lignes de tension au sein de la société actuelle, par exemple : entre ‘nous’ et ‘les autres’ (NIMBY [4], altruisme et réciprocité) ; entre les puissants et les pauvres (les élites et la population ordinaire) ; entre les zones rurales et les métropoles ; entre les banlieues et les centre-ville ; entre ceux qui sont ‘internalisés’ dans le marché et ceux qui demeurent à l’extérieur ; entre ‘notre’ culture et les autres cultures (frontières de tolérance et d’intolérance voire incompréhension sur les plans racial, ethnique, religieux ou d’autre) ;
- Les parties-prenantes internes et externes à l’entreprise : [5] (i) internes, dont les employés, la direction de l’entreprise, les actionnaires non employés, ayant des intérêts économiques directs dans l’entreprise ; (ii) externes traditionnels comme les fournisseurs, les clients, les banques, etc., partenaires ayant tous une importance commerciale directe pour l’entreprise ; et (iii) externes élargis, des partenaires de dialogue comme les ONGs, les associations, les autorités locales ayant un intérêt concernant la performance d’une usine ou d’une entreprise (et, de ce fait, ont une incidence indirecte dans le succès commercial).
Il n’existe toutefois pas de classement de « stakeholders » adapté à l’ensemble des étapes d’analyse ou de concertation. Toute typologie met en évidence l’enjeu des asymétries de positionnement et de pouvoir qu’il s’agit d’adapter et de traduire en fonction des circonstances. [6]
À titre d’illustration, si l’on retient le principe de « soutenabilité » comme une réponse aux menaces pesant sur des valeurs des communautés ou sur des intérêts, alors les parties-prenantes pourraient être classées selon leur vulnérabilité et leur positionnement par rapport aux lieux de décision. [7]
Le croisement de ces deux axes donne naissance à quatre grandes catégories de parties-prenantes :
- Les perdants du risque : individus ou groupes d’individus pouvant être affectés, de manière négative, par une décision de prise de risque environnemental, en termes de santé, d’économie, de bien-être social,
- Les gagnants du risque : individus ou groupes d’individus pouvant être affectés, de manière positive, par une décision de prise de risque environnemental, typiquement au travers de gains économiques,
- Les auteurs du risque : individus ou groupes d’individus à l’origine du risque (en supposant qu’il ne s’agit pas d’un risque entièrement naturel ni d’un danger inattendu),
- Les gestionnaires du risque : individus ou groupes d’individus responsables de la prévention ou de la réduction du risque.
Il apparaît clairement que ces quatre catégories de parties-prenantes ne sont pas à même de participer de manière égale à toutes les décisions relatives aux bénéfices et aux risques (financiers, environnementaux) et que seule la négociation d’un contrat social permet d’intégrer la diversité des opinions et des valeurs de chacun. Il importe de situer toute question de choix des indicateurs dans le cadre d’un processus permanent multi-acteurs s’efforçant d’instaurer une confiance largement partagée. Les objectifs et les espoirs attachés aux négociations, c’est-à-dire les « enjeux » et le périmètre du « contrat social » recherché, doivent être identifiés. Ceci implique de se munir d’indicateurs sur les formes de pauvreté, d’injustice, d’inconvénient et de danger/risque jugées significatives (sur les plans moral et matériel) par les acteurs concernés. De même, des indicateurs sur des formes de « dialogue » et de négociation susceptibles d’être jugées respectueuses des valeurs et des capacités des « partenaires » présumés semblent nécessaires.
Indicateurs génériques ou spécifiques ?
L’utilisation d’indicateurs « génériques » peut se révéler pertinente pour des procédures de comparaison ou d’agrégation, essentiellement liées à des besoins de justification politique et économique. Cependant, étant donnée l’étendue de la gamme de technologies disponibles et la diversité de circonstances (physiques et sociales) de leur déploiement, l’aspect générique n’est pas nécessairement préférable. De plus, la comparabilité des informations entre sites ne signifie pas en soi qu’un indicateur peut être facilement agrégé à l’échelle locale pour être utilisé aux niveaux sectoriel, national, international. La question d’agrégation se pose par rapport à chacun des aspects d’organisation du système : la structuration intersectorielle des activités économiques, les systèmes naturels (infrastructures biologiques et environnementales), les formes de communauté, les organisations institutionnelles.
Afin que les délibérations liées aux choix technologiques soient intelligibles et légitimes aux yeux des parties-prenantes dans leurs divers contextes, il importe que les enjeux de choix soient caractérisés en termes adaptés à ces derniers et que les informations soient exprimées dans des cadres spécifiques et aux échelles accessibles aux acteurs concernés. Le défi consiste donc à obtenir un équilibre entre les sensibilités « spécifiques » à un projet et les bénéfices d’indicateurs « génériques » applicables à tous.
Comment concilier dès lors les deux catégories d’indicateurs, le générique et le spécifique ?
Plutôt que d’essayer de s’affranchir du contexte en favorisant le « générique », il paraît plus opportun d’organiser la mise en contexte des suggestions (cf., Faucheux & Nicolaï 2003, 2004a, 2004b). Cette approche aide à mettre en valeur (1) la ou les technologies de référence ; (2) la catégorie de parties prenantes ayant suggéré l’indicateur ; (3) le site ou contexte territorial par rapport auquel la suggestion a été faite ; et (4) les enjeux de performance que l’indicateur aborde.
Afin de répondre aux contraintes d’un contrat social, le développement d’un système d’indicateurs de développement durable implique un classement contextuel assurant un équilibre entre les quatre axes suivants :
- Le lien avec la technologie ou l’activité considérée : Quelles sont les spécificités de chaque projet pesant sur son acceptabilité sociale ?
- La représentation de l’ensemble des enjeux de performance : A-t-on établi un accord entre parties-prenantes sur la gamme d’enjeux (comme un socle commun pour les dialogues) et, a-t-on identifié des indicateurs pour et par rapport aux enjeux ?
- La reconnaissance des spécificités de territoire : Quels sont les facteurs sociaux, géographiques, territoriaux (etc.) pouvant peser sur la pertinence d’un indicateur ?
- Les procédures pour le dialogue entre les parties prenantes doivent offrir une compréhension commune des préoccupations des différents partenaires, permettant un équilibre entre des indicateurs génériques et des indicateurs spécifiques aux technologies ou aux sites, etc.
Il est également envisageable, pour chacun des axes, de développer un indice du degré de spécificité de l’indicateur afin de vérifier que le processus de construction n’omet aucune dimension importante ou opinion significative. Les processus de classification des indicateurs et de conciliation du générique avec le spécifique peuvent être sous-tendus par l’établissement préalable d’une « liste agréée » d’enjeux de performances aidant à structurer tant les systèmes d’information que les dialogues entre les parties prenantes.
L’ensemble agréé d’enjeux de performance joue plusieurs rôles importants pour l’élaboration et l’exploitation des indicateurs :
- Il peut servir de lien entre les acteurs à l’échelle locale leur permettant de situer leurs propres perceptions des enjeux par rapport aux critères de performances traités ;
- Il peut constituer le cadre d’une vision commune entre parties prenantes, des objectifs d’un exercice de prospective ou de négociation et, ainsi, contribuer à l’émergence d’un consensus sur des indicateurs appropriés.
Les outils de sélection des indicateurs de Développement Durable
Garantir la diversité représentative
Il apparaît que les indicateurs proposés dans le cadre d’une démarche de dialogue entre parties prenantes peuvent être nombreux, variés et définis sur différentes échelles. Cette base de données d’indicateurs « candidats » doit par la suite être structurée afin de sélectionner les plus pertinents par rapport aux enjeux recensés par les parties prenantes dans un contexte donné. Il importe de caractériser de manière méthodique chaque indicateur non seulement en fonction de sa pertinence par rapport à la technologie ou activité concernée, mais également par rapport à la classification des enjeux de performance, la typologie des parties prenantes et les particularités des territoires ou des sites.
Un classement méthodique des « indicateurs candidats » permet d’aborder des questions telles que, par exemple, la transférabilité des indicateurs d’un site à un autre, la robustesse d’un indicateur face à des changements d’échelle organisationnelle (et notamment l’agrégation), l’équilibre à rechercher entre parties prenantes. Une fois la liste des indicateurs candidats établie, il est nécessaire de sélectionner les plus pertinents par rapport aux enjeux et aux conditions d’acceptabilité déjà mis en évidence.
La question sous jacente est dès lors de savoir combien d’indicateurs candidats devraient être retenus afin de mieux refléter la diversité des parties prenantes, des enjeux de performance, des technologies ou projets analysés ? Cette question n’a pas de réponse unique et la bonne réponse peut être déterminée par chaque exercice d’évaluation. Quelques points de repère peuvent toutefois être avancés.
Dans une étude traitant des indicateurs pour la responsabilité sociétale d’entreprise (Faucheux et al., 2002), il était observé :
« Bien que les parties prenantes défendent le plus souvent une approche intégrée des responsabilités d’entreprise, elles ne veulent pas d’un indicateur unique qui prétend faire la synthèse de toutes les informations d’une entreprise. D’après l’opinion transmise par les parties prenantes [dans des groupes de discussion], un apprentissage, une compréhension et un engagement véritables ne peuvent se réaliser qu’avec un jeu d’indicateurs bien équilibré, chaque indicateur devant, de plus, être clairement identifié dans un aspect spécifique de responsabilité sociale. Mais pas trop ! Les parties prenantes de cette étude ont proposé de limiter le nombre d’indicateurs (sociaux et environnementaux) à une trentaine. Leur opinion était que, au-delà de cet ordre de grandeur, le système risquerait de perdre de la transparence et, de ce fait, du sens ou de la pertinence. »
La lisibilité d’un jeu d’indicateurs dépend autant de la structuration et des procédures de sélection des informations, que du nombre total d’indicateurs. Une évaluation implique des comparaisons. Pour la plupart des personnes, la comparaison perd de sa qualité si les éléments comparés simultanément excèdent un nombre restreint (certaines études psychologiques suggèrent un maximum de 7).
La démarche de sélection d’indicateurs vise à chercher un « équilibre » entre la diversité (maximum 360) reflétant les spécificités d’une technologie, des enjeux et des « stakeholders », et la parcimonie des indicateurs communs à plusieurs catégories voire pleinement « génériques ». Cependant, la recherche du bon équilibre pour un ensemble d’indicateurs ne se réduit pas à un arbitrage quantitatif. A l’instar d’autres formes de négociations industrielles, commerciales, inter-culturelles, des compromis peuvent être opérés si (et seulement si) chacun se voit écouté et respecté. La conservation d’un indicateur « préféré » de façon individuelle est toute aussi importante que la trace visible des processus de délibération ainsi que celle de la participation pertinente des échantillons de parties prenantes.
Ainsi, la sélection d’indicateurs par et pour les parties prenantes est un exercice indispensable à leur utilisation, adoption et diffusion. Sur la base de travaux empiriques, le recours à une démarche « concertative » a ainsi montré la nécessité de compléter la référence aux standards internationaux et sectoriels pour des indicateurs de RSE, avec les attentes et expériences des différentes parties prenantes. [8]
Le processus délibératif s’avère un élément déterminant non pas pour la seule qualité des informations et des évaluations mais surtout dans la construction du partenariat et du cadre de référence garantissant l’intelligibilité et la légitimité des résultats. [9] Une légitimation des choix sur des critères de gestion tels que des indicateurs nécessite la concertation des différents acteurs, sous la forme d’un arbitrage parfois conflictuel entre eux, afin d’identifier le champ des actions acceptables dans un contexte donné.
Construire le dialogue social
Pour un cadre de dialogue efficace, il importe de trouver un équilibre entre les indicateurs signalant les diverses préoccupations des parties prenantes et les indicateurs permettant des comparaisons grâce à leur caractère plus ou moins « générique ». Cette recherche d’un bon équilibre entre diversité et parcimonie, entre spécificité et générique, peut être entreprise par un processus délibératif entre « stakeholders ». Par exemple, dans la mise en place d’indicateurs de RSE pour l’Association Européenne de l’Aluminium, un déficit de légitimité procédurale a été invoqué par les critiques des approches décisionnelles traditionnelles de type ’top-down’. Une méthodologie « concertative » a été proposée en complément afin de proposer une approche dite ’bottom-up’ reposant sur l’appréciation des préoccupations exprimées par les parties prenantes.
La démarche de concertation doit être structurée pour être proposée comme outil de construction du contrat social avec un processus transparent de dialogue entre parties prenantes permettant d’obtenir une sélection « équilibrée » d’indicateurs jugés pertinents par les différentes parties prenantes impliquées pour la gamme d’enjeux identifiée. Cette structure doit garantir la mise en relation des enjeux de performance avec les jugements des parties prenantes pour chaque projet considéré.
Le processus de concertation réunit des représentants de chaque catégorie de parties prenantes dans le but de sélectionner un panier d’indicateurs parmi les « indicateurs candidats » pour chaque enjeu de performance défini. Dans l’éventualité où les participants jugeraient que les indicateurs déjà identifiés ne sont pas suffisamment représentatifs de leurs préoccupations, ils pourraient alors suggérer de nouveaux indicateurs venant compléter la liste déjà existante, et cela de façon itérative. De cette manière, chacune des parties prenantes peut porter un jugement sur chaque enjeu de performance considéré à partir des indicateurs choisis. Cet exercice peut être entrepris pour autant de projets, sites ou technologies concernés.
Une structure matricielle est ainsi obtenue dans laquelle chaque cellule correspond à un jugement porté par une catégorie de parties prenantes pour chaque catégorie d’enjeux de performance. Pour compléter le dispositif d’une évaluation comparative des projets ou des technologies, il faut évidemment effectuer la démarche multicritères multi-« stakeholders » pour une gamme de technologies ou sites considérés. Dans cette perspective, le dialogue de sélection des indicateurs du développement durable peut être structuré sous la forme d’un cube articulé autour des trois dimensions structurantes de la démarche proposée (voir le graphique 1 : pour une illustration de structuration du processus de concertation) : définir les enjeux de performance et les catégories de parties prenantes qui s’engagent par un contrat social sur un ou plusieurs projets.
Graphique 1 : La matrice de délibération (O’Connor et Spangenberg (2007))
Cette matrice permet de structurer la réflexion sur le bon équilibre d’indicateurs, de repérer, d’évaluer en termes de pertinence, et de mobiliser les catégories d’informations existantes. Elle permet également d’évaluer rapidement la représentation « équilibrée » ou non d’un jeu d’indicateurs par rapport à l’ensemble d’enjeux, la gamme de parties prenantes et la diversité de technologies à considérer. Enfin, la démarche d’évaluation comparative et de dialogue entre parties prenantes est également applicable à des comparaisons entre sites et à des comparaisons entre secteurs ou branches industrielles.
Toute la difficulté de construire des tableaux de bord réside dans le fait de trouver un bon équilibre par la négociation autour des questions de pertinence pour quelles parties prenantes et autour de quels enjeux de performance. Dans ce contexte, le processus de dialogue doit être envisagé comme étant bien plus qu’une sélection d’indicateurs. Il crée surtout une opportunité d’apprentissage collectif et de débat entre les parties prenantes qui perçoivent ainsi la gamme d’enjeux et d’acteurs se trouvant à même d’apprendre ce qui a de l’importance pour les autres et pour quelles raisons.
Conclusion
Les années 1990-2005 ont été marquées par de nouvelles exigences sociétales et légales concernant la maîtrise de risques et la mesure des performances des entreprises au travers de la publication d’indicateurs de développement durable. Deux techniques de construction d’indicateurs sont utilisées : le recours à des typologies internationales générales ou la construction négociée ou non d’indicateurs adaptés à un contexte.
Les indicateurs, construits suivant des modalités générales politiques ou techniques, refléteront toujours un modèle imparfait et réducteur de la réalité et non la réalité elle-même. La construction contextuelle d’indicateurs de développement durable négociée entre toutes les parties prenantes permet de proposer une vision plus consensuelle de la réalité (tout en restant un modèle également imparfait).
La méthodologie proposée dans cet article repose sur l’identification d’enjeux communs à tous les sites ou technologies envisagés, reconnus par toutes les parties prenantes et qui peuvent, de ce fait, être considérés comme génériques. C’est le consensus sur le plan de la liste agréée d’enjeux qui permet, par la suite, la négociation d’une diversité représentative d’indicateurs.
Des parties prenantes proposeront ou préféreront naturellement des indicateurs répondant à leurs préoccupations particulières. De ce point de vue, le défi et l’intérêt de l’identification d’indicateurs « génériques » et « spécifiques » ne sont qu’une des facettes de la question de la pertinence d’un indicateur. Il n’en reste pas moins que le bon « équilibre » entre la sélection d’indicateurs « génériques » et « spécifiques » ne peut être déterminé que par une délibération entre parties prenantes.
Toutefois, il demeure des obstacles épistémologiques aux changements d’échelles. En effet, ce ne sont pas des relations de détermination qui sont analysées mais des relations de co-évolution de différents ordres bio-physiques et socio-économiques.
Cette méthodologie a également deux inconvénients qui ne sont pas négligeables :
- elle débouche nécessairement sur un nombre important d’indicateurs, et donc sur un problème global de lisibilité ;
- elle ne dit rien sur la façon de hiérarchiser ou d’agréger ces indicateurs entre eux, ce qui pose en aval un problème d’évaluation globale de l’ensemble des informations collectées.
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Sylvie Faucheux, Isabelle Nicolaï,
Martin O’Connor
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Global Reporting Initiative, GRI, est une organisation internationale créée en 1997 par le CERES et le PNUE. En 2006, a été proposée la version 3 de la GRI pour proposer une méthode et des indicateurs d’évaluation des performances économiques, environnementales et sociales des entreprises.
[2] The World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) est une association internationale regroupant 200 entreprises traitant des questions de développement durable dans le monde des affaires. http://www.wbcsd.ch
[3] Kane 1999 “Sustainability concepts : From Theory to Practice, Sustainability in Question. The search for a conceptual framework”, Edward Elgar Publishing, Cheltenham Northampton (GB), pp. 15-31.
[4] Nimby est un acronyme pour Not In My Back Yard (pas dans mon arrière-cour). Le phénomène NIMBY se manifeste par une contestation contre un projet d’infrastructure dégradant la qualité de vie d’un quartier, sans nier l’utilité intrinsèque de celle-ci, mais en contestant son implantation et les troubles qu’elle créera dans le voisinage.
[5] Pour plus de détails, voir la démarche proposée par Faucheux & Nicolaï (2003, 2004a,b) en vue de structurer le dialogue entre parties prenantes autour de la responsabilité sociétale d’entreprise
[6] La typologie la plus citée, Mitchell et alii (1997), propose ainsi une typologie à partir de trois attributs : pouvoir, légitimité, urgence.
[7] Adaptation libre du cadre diagnostique proposé par Mary English dans son intervention « Quels sont les stakeholders impliqués dans les décisions portant sur des risques environnementaux ? », Symposium sur Stakeholder Confidence and Radioactive Waste Disposal (Paris, 28-31 août 2000).
[8] Faucheux et Nicolaï, 2004
[9] « Selon l’éthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont d’accord (ou pourraient l’être) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme. » (Habermas 1986 [1983], p. 87).
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