Résumé
Face à l’idée, née de la révolution industrielle du XIXe siècle, selon laquelle le progrès technique assurera une croissance indéfinie et un progrès linéaire, on a assisté à une progressive prise de conscience, à partir des années 1920, relative aux effets négatifs de l’industrialisation sur les milieux naturels, faune, flore, milieux aquatiques…
Après la deuxième guerre mondiale, non seulement les constats se sont multipliés dans ce domaine, mais en même temps, de nouvelles réflexions ont montré que la croissance ignore le facteur humain.
En 1968, les travaux du Club de Rome, avec la publication du rapport “Halte à la croissance”, ont été le point de départ d’un très large débat qui a conduit au concept d’écodéveloppement débattu à la conférence de Stockholm en 1972, puis “au développement durable” prôné par le rapport Brundtland, “Notre avenir à tous”, publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement.
La Conférence de Rio, ou Sommet de la terre, de juin 1992, avec ses avancées et ses compromis, a contribué très largement à une prise de conscience planétaire autour de l’idée de développement durable – économique, social, environnemental. Depuis cette date, les États et les acteurs économiques et sociaux, s’efforcent de mettre en œuvre le développement durable.
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• 1.2- Histoire d’une idée
Auteur·e
Jean-Pierre Nicol a milité et milite dans des associations de promotion du développement durable et de défense de l’environnement. Historien et économiste, il a collaboré à plusieurs ouvrages et collabore régulièrement au Courrier de l’Environnement (INRA Mission Environnement et Société).
“Qui veut voyager loin ménage sa monture”, dit la sagesse populaire. “En toute chose il faut considérer la fin”, ajoute La Fontaine (Le renard et le bouc). Cette morale définirait volontiers les buts du développement durable. Ce concept, adopté officiellement par la Conférence des Nations-Unies pour l’environnement et le développement, à Rio-de-Janeiro en 1992, conjugue les actions dans les domaines de l’économie, de l’écologie et du social, dans le souci des générations futures. Il est issu d’une longue tradition de gestion des ressources naturelles et de la prise de conscience des menaces qui pèsent sur le monde vivant. Laisser à nos successeurs un monde où ils pourront vivre mieux, un monde où les ressources seront disponibles en quantité suffisante pour satisfaire les besoins vitaux de tous, un monde où les contraintes sur l’avenir ne résulteront pas d’une gestion à courte vue de l’environnement, cet énoncé est l’aboutissement d’une réflexion jamais achevée. Le concept remonte à loin, mais il a été renouvelé il y a près de quarante ans.
Comme monsieur Jourdain découvrant qu’il parlait en prose, nous pouvons nous apercevoir qu’une idée de développement durable sous-tend l’activité sociale, en fait, depuis que l´homme a pris en main son destin avec le premier outil. Le souci du lendemain implique un premier geste : ne pas gaspiller ce qui sera utile plus tard et maintenir l’usage des choses. Au moyen-âge, le ménagement (l’ancêtre du management) s’appliquait à l’économie domestique (la ménagère) aussi bien qu’au patrimoine royal : comment préserver les ressources de chasse et de pêche, comment s’assurer de disposer du bois nécessaire au chauffage, à la construction des habitations, à la confection d’outils et instruments ainsi qu’à l’armement des navires ? Sachant qu’un arbre est exploitable dans un délai de 30 à 300 ans, la durée s’impose comme facteur premier pour obtenir un meilleur rendement, Les cycles de reproduction des richesses naturelles s’imposent à l’activité, pour ordonnancer l’exploitation des ressources. La récurrence des famines et des accidents naturels a conduit à s’interroger sur la gestion des stocks. L’insuffisance des moyens techniques a longtemps limité le choix des solutions.
La révolution industrielle a stimulé la réflexion sur la manière d’exploiter au mieux les ressources dans un cycle de production. L’économie de la production repose d’abord sur la gestion minière et l’approvisionnement en matières premières. Les économistes classiques libéraux ont parlé les premiers du caractère durable des produits, au sens où nous le comprenons. Jean-Baptiste Say (1829, Catéchisme d’économie politique, Édition Garnier-Flammarion 1995 p. 405) insiste notamment sur la durée d’usage des biens afin d’en tirer le meilleur rendement, et la valeur qu’en retire le corps social : “La consommation des objets qui s’usent lentement procure des jouissances moins vives mais plus durables, et l’espèce de bien-être qu’on en retire, contribue davantage au bonheur. – N’y a-t-il pas un choix à faire dans les produits durables ? – Ceux qu’il convient de préférer sont ceux dont l’usage est fréquent, usuel”. Par ailleurs, les ingénieurs ont orienté leurs recherches vers les substitutions de matériaux pour surmonter les difficultés dues à la raréfaction de certaines ressources.
Apparaissait ainsi l’idée, popularisée par les Saint-simoniens et par les utilitaristes, que le progrès technique assurerait une croissance de la production indéfinie. La philosophie positiviste a ensuite contribué à diffuser l’idée d’un mouvement continu d’amélioration, d’un progrès linéaire qui tendrait vers “les lendemains qui chantent”. Découvertes scientifiques, inventions techniques et accroissement des puissances contribueraient ainsi au bonheur de l’humanité. Le développement économique résulterait de l’application de ce progrès grâce à des investissements appropriés. La théorie moderne du développement (W. Rostow, J. Hicks) a systématisé cette approche en introduisant dans les modèles macroéconomiques le “progrès technique”.
Les deux guerres mondiales, dans la première moitié du XXe siècle, ont accéléré l’industrialisation du monde occidental… et les inégalités entre zones géographiques. Les effets destructeurs de la puissance industrielle s’y sont révélés avec une intensité croissante, tant métaphoriquement que concrètement. Les stratèges ont mobilisé la science et la technologie pour mener la guerre chimique, bactériologique et nucléaire. La puissance mécanique et l’équipement logistique ont induit la mise en œuvre de nouveaux matériaux, la planification des opérations et le traitement de systèmes complexes ont accru les capacités de calcul, non sans que la société civile bénéficie de retombées plus ou moins immédiates. Mais les résidus, déchets et produits fatals apparus dans les processus de production, et les effets à long terme de certains produits ont été négligés bien trop souvent – ne faudrait il pas plutôt dire “systématiquement” ? – par l’appareil économique : le stimulus financier vise davantage les profits monétaires que la gestion des biens publics ou libres tels que l’air et l’eau.
L’industrie ne répond pas à tous les besoins humains, de plus, elle constitue même parfois une menace pour la santé et l’économie elle-même. Dans un article de 1920, A. Marshall mettait en lumière les « effets externes » et autres pertes d’aménités qu’une activité industrielle faisait surgir. L’exemple exposé dans cet article fondateur considérait l’implantation d’une usine, rejetant des effluents pollués, en amont de propriétés privées. La valeur des propriétés en aval se trouve diminuée de ce fait. A.C. Pigon amplifiera la réflexion entamée sur ce thème et de nombreux économistes lui emboîteront le pas ultérieurement.
L’alarme est donnée dès avant la IIe guerre mondiale. Un botaniste suisse, Robert Hainard, décrit les atteintes à la faune et à la flore que les activités industrielles occasionnent, et publie en 1943 “Nature et mécanisme”. Les dénonciations se feront plus précises et plus véhémentes après cette guerre. Dès après la seconde guerre mondiale, les naturalistes regroupés dans l’Union Internationale pour la Protection de la Nature (UIPN, créée en 1948, connue aujourd’hui sous le nom d’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, UICN) établissent un catalogue des menaces qui pèsent sur les espèces tant animales que végétales (1951 et 1954). Mais la croissance économique continue dans les pays occidentaux reléguait au second plan ce qui fut alors considéré comme des atteintes mineures et inéluctables.
Rachel Carlson, Barry Commoner et d’autres dénoncent l’accumulation de déchets inéliminables avant un très long temps, la pollution des rivières, l’eutrophisation des lacs, le brouillard et quelques autres phénomènes attentatoires aux équilibres naturels. Le mouvement « écologiste », basé sur la protection des milieux considérés comme des équilibres fragiles, a trouvé là ses premiers arguments.
Dans le même temps, nombre d’économistes se préoccupaient du problème d’affectation des investissements dans les pays dits sous-développés. Wilhelm Vogt (1950) rappelait le problème de la faim dans le monde. Alfred Sauvy inventait l’expression Tiers-monde, en 1952, pour désigner ces pays qui aspiraient à être reconnus. René Dumont (L’Afrique noire est mal partie, 1965) dénonçait le pillage des ressources naturelles des pays d’Afrique au seul avantage des industries du monde développé et pointait les zones de pauvreté et les blocages qui enfonçaient les populations de ce continent dans la misère. Le concept de développement « classique » (au sens des économistes) était remis en question tant par les planificateurs (Charles Bettelheim 1959, Jan Tinberghen 1961) que par les tenants du développement humain (François Perroux, Louis-Joseph Lebret, Gunnar Myrdal, Colin Clark …) soucieux de dégager des stratégies qui ne reproduiraient pas les modèles occidentaux, qui seront relayés à partir des années 80 par Amartya Sen et les tentatives pour systématiser cette référence jusqu’à construire un indicateur (IDH, indicateur de Développement Humain). Les tensions géopolitiques, nées de la guerre froide, ont freiné les expériences originales de construction économique. Les institutions internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale, censées faciliter ces projets, ont souvent imposé des conditions de réalisation antagonistes des conceptions initiales. Elles se sont montrées plutôt des auxiliaires dociles des thèses néolibérales qui ouvraient la voie aux prises de contrôle des ressources par les pays développés, (J. Stiglitz 2005).
La technique a fait également l’objet de critiques fortes. La plupart de celles-ci visent le rôle social de la technique. Le mythe prométhéen d’un progrès toujours favorable, guidé par les ingénieurs, avait occulté les ratés de la mise en œuvre de techniques ignorant le facteur humain. Jacques Ellul (La technique, enjeu du siècle, 1954) parlait d’oubli de l’homme et rappelait son statut d’instrument soumis à la volonté humaine et à la morale sociale.
En 1968 fut créé le Club de Rome. Ses réflexions ont abouti en 1972 à la publication d’un rapport rédigé par Donnela et Dennis Meadows The limits of growth , traduit en français Halte à la croissance ! Les limites de la croissance. Il reprend et actualise les thèses malthusiennes sur le décalage entre croissance démographique et ressources disponibles, en introduisant le facteur pollution de l’écosystème comme appauvrissement des ressources et renchérissement des prix. Un monde fini ? Une casse généralisée de la planète ? Une plus grande inégalité ? Une croissance illimitée ? La discussion fut nourrie et perdure encore aujourd’hui, en 2007, sur cette référence.
Déjà plusieurs penseurs originaux avaient travaillé sur le futur de l’humanité. La prospective, inventée par Gaston Berger en 1957 et relancée par Bertrand de Jouvenel en 1965, prenait place dans le paysage intellectuel. Les exercices de planification avaient perdu de leur utilité dans un monde où l’abondance semblait acquise. Place à la prospective, exercice à la fois périlleux (qualité des prévisions) et salutaire (scénarios de l’impossible). Alvin Töffler connut en 1970 un succès international de librairie avec son essai Le choc du futur. L’année suivante, Ivan Illich publiait Libérer l’avenir qui exposait une critique radicale du mode de vie occidental et des contraintes économiques et écologiques qu’il imposait aux autres parties du monde.
Plusieurs accidents industriels ou pollutions spectaculaires ont, dans le dernier tiers du XXe siècle, suscité des réflexions sur le modèle économique de la croissance et les difficultés éprouvées à maintenir des systèmes complexes. Les catastrophes naturelles, ou bien des processus d’appauvrissement d’écosystèmes (désertification, érosion des sols, déforestation, disparition d’espèces animales et végétales ont contribué à multiplier les alertes. Pluies acides, forêts malades, sécheresses subsahariennes, eaux polluées, marées noires [Torrey Canon (1967), Olympic Bravery et Urquiola (1976) Amocco Cadiz (1978)] catastrophes industrielles [Feyzin (1966), Minamata (1968), Seveso (1976), Bhopal (1984)], risques nucléaires [Three Miles Island (1972), Tchernobyl (1986)] et déchets radioactifs, “trou” de la couche d’ozone, effet de serre et changement climatique, sont apparus comme autant de signaux d’une dégradation des conditions d’existence sur l’ensemble de la planète. Le premier choc pétrolier (renchérissement de 1973-1974) a focalisé l’attention sur une possible pénurie énergétique.
Le débat a permis, au moins, de s’interroger sur les conditions d’équilibre de l’activité, et le maintien dans la durée de sociétés humaines. Le rapport du Club de Rome a souligné les interdépendances, ce qui était alors loin d’être admis hors des cercles universitaires, entre les zones géographiques et entre les activités économiques. La croissance et le progrès technique engendraient certaines pénuries, provoquaient des gaspillages et nourrissaient des pollutions dont les effets à long terme portaient préjudice à tous. On proposait alors de viser l’équilibre, d’assurer une meilleure répartition des produits et des richesses pour satisfaire les besoins essentiels de l’humanité (en cela, le rapport s’oppose à la conception malthusienne) tout en réorientant l’activité économique vers le secteur des services et la dépollution.
La critique du Club de Rome prit deux orientations. La pertinence des prévisions fut réfutée en s’appuyant sur la possibilité de mettre à jour de nouvelles réserves soit par l’effet prix (règles de Hötelling) soit par le progrès technique. Cette réfutation adoptait le postulat de la poursuite de la croissance économique puisqu’elle était nécessaire. Les critiques les plus vigoureuses dénonçaient le catastrophisme et le radicalisme du rapport Meadows. Un autre chemin fut suivi par un courant issu de la réflexion sur le développement des pays pauvres. Il visait à concevoir les stratégies permettant d’insérer la protection de l’environnement et des ressources naturelles dans un mouvement combinant réaffirmation de l’objectif du développement et réorientation profonde de ses priorités, de son contenu et de ses modalités. Ce fut, de 1973 à 1979, le temps de l’écodéveloppement naissant (I. Sachs, 1972, 1980). Quelques idées clés en formaient l’armature.
- Critique du marché : comme seul allocataire de bienfaits : les contraintes financières de rentabilité à court terme et les « mécanismes aveugles » (alias lois économiques) sont insuffisants pour obtenir la meilleure répartition des ressources et la diffusion moindre des pollutions. La nécessaire liberté des transactions ne suffit pas pour satisfaire en priorité les besoins fondamentaux, matériels et immatériels, des populations les plus démunies. La mise en place de moyens d’éducation et de santé, l’émancipation des femmes et la prise d’autonomie des personnes est en mesure d’assurer l’épanouissement des populations, sans confondre autonomie et autarcie.
- Coordination politique : les sociétés et communautés (très souvent fragmentées dans les pays du Tiers-monde) devaient mobiliser les ressources disponibles localement pour développer les capacités. La planification centralisée ayant montré ses défauts et ses inconséquences, le processus d’écodéveloppement nécessitait l’institution d’une instance de “planification” pour coordonner la mobilisation des ressources nécessaires à la répartition de moyens spécifiques (compétences, équipements, capitaux) aux populations, communautés et sociétés locales. L’initiative locale assurait la prise en compte des caractères sociaux et écologiques de la contrée. “…conformément au principe de subsidiarité, le rôle général du centre était de lever les obstacles au développement local, idée qui permettait de retrouver l’étymologie : développer, c’est dégager le grain de son enveloppe…” 1
- Bouclage de la production : La majeure partie des pollutions provient de l’accumulation de déchets et résidus que les cycles naturels se révèlent incapables de transformer ou d’intégrer dans une chaîne alimentaire. L’extension des pollutions résulte de l’impossibilité d’éliminer de tels produits fatals. Il faut donc mettre en route des technologies qui permettent de boucler les cycles de la matière en faisant des déchets une ressource, dans la limite des coûts supportables, afin, tout à la fois, de préserver des ressources et de limiter les rejets polluants.
- Transformation des technologies : plutôt que de vouloir adapter milieux et populations aux techniques façonnées par et pour l’Occident développé, il faut préférer l’adaptation des techniques aux caractéristiques naturelles et sociales de la communauté d’accueil (problématique des techniques appropriées) ; ceci n’exclut ni les transferts de technologies, ni les apports de la science moderne. La mise en œuvre de stratégies de techniques combinées, insérant des maillons modernes de haute technologie dans des séquences techniques reposant sur des activités de main d’œuvre de qualification faible ou moyenne, fournit une meilleure réponse que l’importation brute des procédés.
- Solidarité avec les générations futures : Les mêmes raisons qui réorientent les technologies, conduisent à ménager les ressources afin de conserver le potentiel pour les futurs habitants et assurer l’équilibre du système. Ceci implique notamment la préservation des écosystèmes et des aménités naturelles.
L’écodéveloppement souhaitait une mutation des relations économiques internationales. L’une des conditions de succès était de stabiliser les cours des matières premières exportées par les pays en développement dans le cadre de contrats d’approvisionnement de longue durée. Une autre condition supposait des coopérations scientifique et technique sur la base de l’économie des biens publics. L’inégalité de situation ne pouvait pas s’accompagner d’une asymétrie de même direction. On parlait alors de nouvel ordre économique international…
Le débat sur la croissance ne cessa point. Après le rapport Meadows, nombreux furent les économistes à reprendre les analyses sur les modalités d’accroissement de la richesse en intégrant d’autres éléments que les classiques facteurs « capital/travail ». Mais surtout, il se déplaça sur le terrain politique pour quatre raisons. La politique économique des pays développés se trouvait critiquée. L’attitude des autorités lors des accidents industriels ou des catastrophes majeures, et les choix technologiques opérés étaient mis en cause. Un nouveau courant politique plus sensible aux problèmes d’environnement prenait son essor. Les institutions internationales étaient confrontées à des aspirations au développement comme à des préoccupations écologiques.
La conjoncture économique défavorable après 1973 ne fut pas pour peu dans la poursuite du débat. L’augmentation brutale des prix pétroliers activa la crainte d’une pénurie énergétique, plus ou moins annoncée. Croissance zéro ? interroge Alfred Sauvy (1973). Ce à quoi, Paul Samuelson et les économistes professionnels opposaient l’impossibilité d’une activité sans investissements et donc sans croissance. Demain la décroissance, leur renverra Nicholas Georgescu-Roegen (1979). Selon lui, les lois de la thermodynamique (à laquelle les sciences économiques se référaient peu) interdisaient de poursuivre indéfiniment la croissance. L’entropie devait nécessairement diminuer l’énergie sur la longue durée, et perturber le schéma linéaire d’un accroissement continu de la richesse ; l’accumulation des pollutions et la raréfaction des ressources naturelles obligeraient l’humanité à changer de cap, voire à inverser la machine. Cette analyse aboutissait à une remise en cause radicale du concept même de développement. Il faut donc mener l’économie mondiale vers un état stationnaire, stable matériellement et énergétiquement à démographie contrôlée, sous la contrainte d’une juste distribution entre les peuples et à l’intérieur de chaque société.
D’autres économistes s’attachaient à intégrer l’environnement et ses variables dans des modèles économiques plus ouverts. C’est en 1975 que paraît, en France, un recueil d’articles de Robert et Nelly Dorfmann intitulé Économie de l’environnement. Ils partent d’analyses classiques des effets externes pour ramener dans le calcul économique les atteintes à l’environnement. René Passet, également théoricien du développement, élargit le champ d’investigation de l’économie de l’environnement en faisant place à la biologie et en incluant les éléments de la biosphère dans le domaine du raisonnement économique (et non pas du seul calcul). Économie de l’environnement parut en 1979.
Le changement de paradigme est notable également dans les sciences humaines. Edgar Morin entame en 1973 un périple intellectuel avec Le paradigme perdu : la nature humaine qui reconsidère les rapports anthropologiques avec la nature et ses implications tant méthodologiques que scientifiques et philosophiques. C’est aussi Joël de Rosnay Le macroscope. Vers une vision globale (1975) qui fait œuvre pédagogique en mettant en évidence les interactions entre grands systèmes. Les sociologues Henri Mendras (1979) Voyage au pays de l’utopie rustique et Patrick Lagadec (1981) La civilisation du risque : catastrophes technologiques et responsabilités sociales relient les problèmes sociaux aux atteintes environnementales. Il n’est pas jusqu’aux historiens qui ne s’intéressent au domaine ; Emmanuel Leroy-Ladurie publie, en 1983, L’histoire du climat depuis l’an mil. En cette même année, sort Ages of Gaïa de James E. Lovelock, livre dans lequel il émet “l’hypothèse Gaïa” : la Terre est un être vivant dont l’homme n’est qu’une petite partie. L’auteur se démarquera des interprétations ésotériques et fumeusement mystiques que des épigones peu scrupuleux produiront.
En 1974, l’élection présidentielle française donna l’occasion au mouvement écologiste, jusque là peu audible au-delà de cercles naturalistes ou d’associations locales, de se présenter sur la scène politique. René Dumont évoqua dans la campagne électorale les problèmes d’environnement et de développement du Tiers-monde, ce qu’aucun parti politique classique n’avait jamais abordé. En fait, le mouvement d’écologie politique est apparu en Allemagne et dans les pays scandinaves. Il fait son apparition également dans les années 1970 aux Etats-Unis et au Canada. Des mouvements comme les Amis de la Terre (1970) ou Greenpeace (1971) naissent dans cette période.
On assiste aussi à l’éclosion de nombreuses associations préoccupées par les problèmes d’environnement ou, le plus souvent, par des nuisances et des pollutions locales (associations nimby – not in my backyard : pas dans mon jardin – ou plus vastes) marquant l’émergence d’une conscience plus vive de ces problèmes dans le public. Mais souvent de telles associations se limitent à une défense ambiguë d’intérêts particuliers et locaux sans véritable dimension environnementale. Certaines, cependant, ont dépassé le périmètre du village pour agir soit en fonction d’objectifs plus généraux (nucléaire, OGM, protection de la faune et de la flore, qualité de l’eau…) soit dans des périmètres régionaux ou interrégionaux. Entre activisme et groupes de pression, ces associations ont eu le mérite de faire entendre dans le débat des voix différentes de la voix institutionnelle. Les ONG ont joué un rôle pédagogique important dans la diffusion politique des thèmes environnementaux.
Dario Moreno le chantait au début des années 1960. Et c’est à Rio-de-Janeiro, au Brésil, que s’est réuni le deuxième sommet de la Terre. La grand’ messe des États qui a donné au développement durable ses lettres d’accréditation et son caractère officiel a été précédée par 20 ans de rencontres, conférences, négociations et autres actes.
16 juin 1972, Conférence mondiale des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm. Le thème a été inscrit à l’initiative de la Suède. Le souci majeur était de faire émerger une coordination des États pour améliorer les conditions de vie et faire face aux menaces de pollutions. Ce premier “sommet de la Terre” a créé le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et nommé Maurice Strong Secrétaire général. Le même Maurice Strong sera le maître d’œuvre du Sommet de Rio. L’écodéveloppement inspira en bonne part le programme de travail. Mais le concept fut abandonné sous l’influence des lobbies industriels qui voyaient alors dans l’attention portée aux pollutions un frein à leur activité. Et les pays moins développés jugeaient cette préoccupation luxe de pays riches. Ce fut l’une des causes de l’échec d’un projet de deuxième Sommet de la Terre tenu à Nairobi en 1982.
La Commission mondiale pour l’environnement et le développement des Nations Unies continua à travailler. Le souci d’allier protection de l’environnement et développement économique et social et d’inscrire ceci dans une stratégie globale guida les réflexions de ce groupe de travail présidé par Madame Gro Brundtland, premier ministre de Norvège. Par ailleurs, des négociations avaient été engagées sous l’égide des Nations Unies à propos de la pollution de l’atmosphère (négociation sur les gaz CFC), de la désertification, du changement climatique, de la déforestation, de la protection des espèces (Convention CITES). C’est d’ailleurs l’Union internationale pour la conservation de la nature qui, pour la première fois, a fait référence à l’idée de développement durable comme horizon nécessaire de toute action de protection de la nature en 1980 (Stratégie mondiale de conservation de la nature). Publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre Avenir à Tous (ou Rapport Brundtland), définit la politique nécessaire pour parvenir à un “développement durable”.
Le rapport définit le concept ainsi : “Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs”. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de “besoins”, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir.” La plupart des éléments constitutifs de la Déclaration de Rio s’y retrouvait : équité, solidarité entre générations et projet social.
Le 4 juin 1992, s’est ouvert à Rio-de-Janeiro le troisième sommet de la terre. La capitale du carnaval le plus célèbre du monde a sans doute insufflé un certain esprit festif à ce grand rassemblement de 182 états, souvent représentés par leur chef ou leur premier ministre, et plus de mille ONG. Pendant 10 jours (4-14 juin), forums et discussions officielles furent menés tambour battant, aboutissant à la rédaction et à la signature de la Déclaration de Rio en 27 principes. Elle fut pour la première fois le théâtre d’une rencontre entre un aussi grand nombre d’États pour débattre de l’avenir de la planète. Et surtout, elle donna naissance à de nouveaux types d’accords multilatéraux sur l’environnement. Certes, une première génération d’accords multilatéraux sur l’environnement s’était déjà développée après Stockholm : notamment la convention de Washington sur les espèces menacées d’extinction, le protocole de Montréal sur la couche d’ozone ou encore la Convention de Bâle sur les déchets dangereux.
Bien entendu, le protocole final a toute la consistance d’un texte diplomatique. Fruit de nombreux compromis, sa rédaction ménage parfois la chèvre et le chou. Il ne lève pas certaines ambiguïtés et laisse place à l’interprétation. On discute encore aujourd’hui du contenu du concept de développement durable, du principe de précaution et de la solidarité entre générations (entre autres). Mais à Rio, un pas fut franchi car, pour la première fois, les États se devaient d’adopter des engagements contraignants sur le plan économique, et validés par l’ensemble des pays, au nord comme au sud. Les conventions signées à Rio ont été le point de départ de nombreuses actions dans la plupart des pays signataires. De timides changements de comportement ont suivi. Le protocole final prévoyait la mise en place de commissions nationales du développement durable, les Nations Unies devraient consacrer une session annuelle au développement durable, etc … Les industriels ont commencé à investir dans les technologies propres, les organisations non gouvernementales se sont étoffées, les budgets liés à l’environnement ont augmenté, le principe de précaution est devenu une priorité qui a notamment permis un moratoire européen sur les organismes génétiquement modifiés... Partout dans le monde, les citoyens s’expriment de plus en plus en faveur d’une nouvelle solidarité, du progrès social, du commerce équitable et du respect de l’environnement comme le montrent les sommets sociaux de Porto Alegre, Seattle ou Gênes organisés pour donner une autre approche que les réunions du G7.
Par ailleurs, les États présents à Rio ont également adopté l’Agenda 21, c’est-à-dire un programme (non contraignant) de 2 500 actions à mettre en œuvre aux niveaux international, national et même local. Outre les grandes conférences qu’elles ont inspirées (sommet mondial pour le développement social à Copenhague, sommet mondial de l’alimentation à Rome, sommet des Villes à Istanbul...), beaucoup de ces recommandations ont donné naissance à des initiatives locales, d’autres sont restées lettre morte. Ce sera l’une des missions de la conférence de Johannesburg dix ans plus tard d’en faire le bilan ; une autre de tenter d’imposer à l’ensemble des États de relancer, renforcer et concrétiser davantage cet Agenda.
S’est alors ouvert un nouveau chapitre de l’action en faveur du développement durable. Mais, ceci est une autre histoire, aurait dit Rudyard Kipling.
Bibliographie
Pour en savoir plus
- Serge Antoine, Martine Barrère, Geneviève Verbrugge, La planète Terre entre nos mains, La documentation française, 1994.
- Rachel Carlson, Le printemps silencieux, Plon, 1962.
- Barry Commoner, Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ?, Editions du Seuil,1969.
- Jean Dorst, Avant que la nature ne meure, Editions Delachaux et Niestlé, 1965.
- René Dumont, L’Afrique noire est mal partie, Editions du Seuil, 1962.
- René Dumont, L’utopie ou la mort, Editions du Seuil, 1973.
- Jacques Ellul, La technique enjeu du siècle, 1954.
- Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, Editions Pierre-Marcel Favre, 1979.
- Robert Hainard, Nature et mécanisme, Le Griffon, 1943.
- Ivan Illich, Libérer l’avenir, Editions du seuil, 1971.
- Ivan Illich, Énergie et équité, Editions du Seuil, 1973.
- Louis-Joseph, Lebret, Suicide ou survie de l’Occident, Ouvrières, 1951.
- James E.Lovelock, Ages of Gaïa, Oxford University Press, 1983.
- Dennis Meadows, Les limites de la croissance, Universe Books, 1972.
- René Passet, L’économique et le vivant, Payot, 1979.
- Ignacy Sachs, La logique du développement, Revue internationale des Sciences sociales, 1972.
- Ignacy Sachs, La lutte contre le gaspillage, Institut des études fiscales de Haciendas, 1974.
- Alfred Sauvy, Croissance zéro ?, Calmann-Lévy, 1973.
- UIPN, État de la protection de la nature en 1950, 1951, addendum 1954.
- Alvin Töffler, Le choc du futur, Denoël, 1970.
- Wilhem Vogt, La faim du monde, Hachette, 1950.
- EDD35Douard (PDF – 142 kio)
- EDD51Ruellan (PDF – 218 kio)