Note de lecture
« Essai sur l’oeconomie »
Présentation sous forme d’une note de lecture de l’ouvrage de Pierre Calame, paru aux Éditions Charles Léopold Mayer, février 2009.
Pierre Calame livre une réflexion de fond sur la réforme des règles de l’économie mondialisée nécessaire à notre XXIe siècle. Cette somme intéresse tous ceux qui sentent confusément que les plans de sauvetage financier et de relance économique des principales économies, même agrémentés de quelques investissements et dispositifs environnementaux, ne sont nullement en mesure de mettre l’humanité sur la voie du développement durable. Et pourtant il y a urgence, nous n’avons que quarante ans devant nous, sans un changement de cap des régulations économiques les tensions que nous vivons déjà ne peuvent que s’aggraver.
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La nouvelle classification de cet article est :
• 1.3- Le développement durable en débat
• 4.1- Modèles de développement
Cette fiche de lecture a été rédigée par :
Ingénieur de l’école centrale des arts et manufactures, économiste, est membre du secrétariat d’édition de l’encyclopédie du développement durable.
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Pour se démarquer de la doxa dominante de l’économie libérale, selon laquelle l’équilibre et le bonheur général sont assurés par la main invisible du marché qu’il suffit de promouvoir et de laisser faire, cet essai rebaptise l’économie en « œconomie », terme repris du grec oïkos (le foyer domestique), pour suggérer qu’il est temps de reprendre la maîtrise des affaires dans notre maison commune, la terre.
Cet essai part des nombreuses critiques adressées à l’état économique actuel du monde, les classant en trois grandes catégories.
- La déconnexion entre la finance et l’activité réelle est génératrice de bulles spéculatives qui, de façon récurrente, créent des dommages graves aux sociétés humaines.
- La « globalisation » [1] , entendue comme l’extension illimitée de la sphère du libre marché, extension géographique avec la libre circulation des marchandises et des capitaux, mais aussi extension à des domaines nouveaux comme les produits de l’intelligence et de la culture, du vivant, … déstabilise les sociétés et leur gouvernance. Les inégalités s’accroissent. La structuration des filières de production et de distribution par un millier de multinationales organise le dumping social et fiscal et, d’une manière générale, amoindrit le pouvoir des peuples et de leurs représentants. Le primat de l’intérêt à court terme de l’actionnaire dans les entreprises crée une incertitude et une irresponsabilité incompatibles avec la stabilité des relations nécessaire à toute construction humaine. Le long terme est ignoré.
- L’épuisement des ressources de la biosphère et les menaces sur le climat sont patentes, elles ne peuvent que s’aggraver avec le fonctionnement économique actuel, qui est comparé à « l’équilibre de la bicyclette » drogué à la croissance de la production.
L’essai prend appui sur les alternatives économiques déjà mises en œuvre. La finalité de l’économie est redéfinie par la construction d’indicateurs alternatifs tentant de mesurer le bonheur ou le bien-être des hommes et non plus l’accumulation. Les activités relevant de la sphère de l’économie sociale et solidaire tentent de mettre en pratique cette autre finalité. La mise en place de monnaies locales permet de résoudre le paradoxe de la cœxistence entre des savoir faire inutilisés et des besoins insatisfaits. Les recherches visant à accroître l’efficacité énergétique ou à minimiser le prélèvement et le rejet dans la nature remettent en cause la fatalité du gaspillage. L’écologie industrielle qui prône un bouclage maximum entre les productions d’un même territoire, les rejets des unes étant la matière première des autres, et un développement des services d’usage en lieu et place de la production des biens, livre des recettes utiles.
La science économique telle qu’elle est enseignée et pratiquée est une idéologie dont les postulats n’ont rien de scientifique et sont contredits par les actes de ceux qui s’en prévalent et par les faits. Elle fait l’impasse sur le fonctionnement des écosystèmes. Elle professe que tous les biens sont susceptibles de la même et unique régulation, le marché et la concurrence qui est supposée y régner, alors qu’il existe des biens communs qui ne relèvent pas de cette forme de régulation, les acteurs y sont atomisés, sans projet commun… Pour bâtir « l’œconomie », alternative à cette « science » économique, dont les préconisations ont mené à la crise écologique, financière et sociale de ce début du XXIe siècle, l’auteur prône une observation fine des acteurs économiques et une attention particulière aux régulations qui en découlent. Il fait d’abord remarquer que l’établissement de relations économiques de production ou d’échange crée des liens et suppose la confiance et la coopération dans la durée, c’est particulièrement le cas au XXIe siècle avec l’importance de l’immatériel. Dès lors, la gouvernance est le cœur de « l’œconomie ».
Pierre Calame propose la définition suivante de l’œconomie : « l’œconomie est une branche de la gouvernance, elle organise la production, la répartition et l’utilisation de biens et services, crée pour cela des acteurs et des agencements institutionnels [2] , des processus et des règles en vue d’assurer à l’humanité tout le bien être possible, dans un souci constant de préservation et d’enrichissement de la biosphère, en préservant les intérêts, les droits et les capacités d’initiative des générations futures, dans des conditions de responsabilité et d’équité suscitant l’adhésion de tous ». Quel beau cahier des charges ! Mais comment y parvenir ?
Pour appréhender « l’œconomie », l’essai enrichit et complexifie les catégories de l’économie, avec une attention plus forte à la réalité. Là où l’économie ancienne ne distinguait que deux catégories de capital, le capital matériel (bâtiments, machines) et le capital immatériel (brevêts, licences, marques), Pierre Calame l’enrichit de deux catégories supplémentaires : le capital humain représentant les savoirs des hommes, leur aptitude à coopérer, qu’il distingue du capital immatériel car il fonctionne différemment, et le capital naturel (la fertilité des sols, l’aptitude des écosystèmes à se régénérer). Quatre catégories de biens sont distinguées dont la nature commande des régulations différentes.
* La catégorie 1 regroupe les biens qui se détruisent en se partageant, tels la biodiversité, le potentiel halieutique des océans, les écosystèmes remarquables.
* La catégorie 2 regroupe les biens qui peuvent se diviser mais sont en quantité finie tels que l’eau, les sols, l’énergie fossile.
* La catégorie 3 regroupe les biens qui se divisent en se partageant et sont en quantité indéfinie, ce sont l’immense variété des biens industriels et des services issus du travail des hommes.
* La catégorie 4 regroupe les biens qui se multiplient en se partageant, il en va ainsi du capital méthodologique, des connaissances, de l’expérience, ainsi que le démontrent certaines œuvres collectives d’Internet, mais aussi du capital vivant, semences, code génétique.
Les biens de catégorie 1 se situent à l’évidence à l’extérieur de la sphère marchande, mais, leur entretien et leur développement résultant de multitudes d’actes, une régulation exclusivement publique est inadaptée. Il faut articuler des règles s’appliquant depuis le niveau local jusqu’au niveau mondial pour encadrer le droit d’usage, préserver et entretenir ces biens communs. On peut imaginer des taxations au niveau des États, des sanctions commerciales au niveau international, mais aussi l’incitation par des labels et des campagnes citoyennes. La régulation des biens de catégorie 2 suppose également une restriction du droit d’usage afin de préserver l’équité et l’efficacité. Plutôt qu’une action autoritaire, possible uniquement à l’échelle d’un pays et souvent inefficace, la mise en œuvre de marchés des droits de consommation, chacun ayant au départ une dotation équitable, semble adaptée. Ces marchés sont organisés au niveau local, national et international selon le principe de subsidiarité active [3] . Les biens de catégorie 3 relèvent de la régulation par le marché, dont l’efficacité est avérée pour ce type de biens. Cependant pour que le marché joue pleinement son rôle et redonne au consommateur son pouvoir de décision il faut une traçabilité du contenu de ces biens en matières premières et en travail humain. L’intérêt général commande de s’opposer aux tentatives d’appropriation privée et de marchandisation des biens de catégorie 4, gratuité et mutualisation sont les règles qui doivent les régir. Ainsi, logiquement, les biens disponibles en quantité limitée font l’objet de restrictions d’usage, les biens dont le partage conduit à la richesse ne peuvent être privatisés, les autres biens et services sont régis par le marché avec l’exigence d’une transparence du processus de production et de distribution afin de promouvoir un usage économe des matières premières disponibles en quantité limitée incorporées dans ces biens.
Pour parvenir à cette « œconomie » du développement durable, Pierre Calame propose l’action croisée des territoires et des filières, deux « agencements institutionnels » clés. Le cahier des charges de leur action découle des objectifs de « l’œconomie » : équité, cohésion sociale, responsabilité, prise en compte du long terme, … Le territoire, échelle la plus naturelle de coopération, fédère les habitants, consommateurs et travailleurs, connaît les ressources de son sol et sous-sol, l’agence du territoire a pour objectif de tirer le meilleur parti de ces ressources humaines et matérielles, dans ce but elle procède à une comptabilité territoriale, suscite la coopération locale avec des échanges en monnaie locale, veille au recyclage et passe des contrats durables avec les filières. Les filières fédèrent au niveau mondial les acteurs concourant à la production à la distribution, à la consommation et au recyclage d’un produit. Le développement des normes ISO est une préfiguration des accords de filières. Initialement centrées sur les caractéristiques des produits elles s‘élargissent aux processus de production, sont négociées entre toutes les catégories d’acteurs et tendent à s’imposer à tous. Les accords de filières imposeront la traçabilité du processus de production, définiront des normes de production de distribution et d’usage, le site web de la filière permettra aux acteurs de dialoguer. Un rapport annuel fera le bilan de la mise en œuvre de ces accords.
S’appuyant sur les ouvrages d’auteurs spécialisés [4] , Pierre Calame constate que la monnaie et la finance se sont autonomisées loin au-delà de leur vocation première de servir les échanges et de financer la production en raison notamment de l’expansion des fonds de pension et de la rente des petro-dollars. Le financement des entreprises ne représente plus que 3 à 5 % du total des transactions boursières, 97 % des échanges de devises sont sans lien avec les achats de biens et services. Pour rétablir un lien vertueux avec l’activité réelle, l’auteur propose une monnaie à plusieurs dimensions. Dans leurs porte monnaie les acteurs économiques d’un territoire disposeraient de monnaie locale pour acheter le travail à l’intérieur du territoire, de monnaie internationale permettant d’acheter le travail extérieur, et de moyens de paiement pour l’énergie et les ressources naturelles ces deux derniers étant rationnés par l’attribution de quotas individuels équitables en début d’année et échangeables. Pour la finance, la responsabilisation des investisseurs institutionnels que sont les fonds de pension qui s’engageraient dans la durée dans le financement d’entreprises, notamment par le biais de fonds indiciels, plutôt que de participer à l’insécurité en multipliant les transactions sur des opportunités de court terme, contribuerait à assainir les marchés.
La proposition de reconstruction globale de cet « essai sur l’œconomie », tout en stigmatisant le laisser faire aveugle du libéralisme, se tient également éloignée des méthodes centralisatrices et dirigistes qui ont échoué dans le passé. Pour Pierre Calame, qui s’appuie sur des réflexions antérieures très approfondies, les solutions émergeront de débats et négociations démocratiques entre l’ensemble des acteurs économiques, une démocratie économique où les pouvoirs, notamment ceux des consommateurs-travailleurs, peuvent mieux s’équilibrer, avec l’aide des instances publiques, en raison de l’exigence de transparence et grâce aux progrès des techniques de communication.
L’auteur, conscient de l’inertie des systèmes de pensée, des institutions et des modes de fonctionnement des sociétés, veut s’appuyer sur la prise de conscience née de la crise. La stratégie de changement consiste à forger une vision partagée par le plus grand nombre, à mobiliser des alliés – les producteurs et consommateurs acteurs – et à mettre en place une transition. Quelques mesures significatives et simultanées dans divers domaines paraissent susceptibles d’enclencher cette transition. Il propose, à titre indicatif, un panier couvrant un large spectre : la réforme de l’enseignement de l’économie, l’établissement d’indicateurs de bien être, l’évaluation de la dette écologique des régions du monde, l’énoncé des règles internationales de partage et de gestion des ressources naturelles, la création d’un droit international pour les grandes entreprises, la modification des règles de nomination et de rémunération de leurs dirigeants, la constitutionnalisation du principe de responsabilité, le renforcement du droit d’alerte, l’affichage de la composition matière et carbone sur les produits, la taxation des consommations de ressources non renouvelables en remplacement de la taxation du travail qu’est la TVA, la monnaie carbone.
Cet essai trace des pistes mais laisse au débat et à l’expérimentation le soin de définir les solutions. Un site Internet se propose de poursuivre cette œuvre, l’IRE : Initiative pour Repenser l’Economie http://www.i-r-e.org/
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] L’auteur fait une distinction entre la « mondialisation » qui désigne la solidarité internationale nécessaire, compte tenu de l’état de fait de l’interdépendance des sociétés humaines dans une planète qui est aux limites de sa capacité à entretenir une niveau de vie satisfaisant pour la population mondiale et la « globalisation » qui désigne la chasse aux entraves au marché.
[2] Par agencements institutionnels il faut entendre un ensemble d’acteurs économiques coopérant dans des relations stables.
[3] Les échelons de niveau supérieur se bornent à définir le cadre des échelons de niveau local,ce qui permet une adaptation maximum
aux réalités de terrain.
[4] Paul H. Dembiski « Économie et finance globale, la portée des chiffres », New-York et Genève, Nations Unies, 2003 - Bernard Lietaer « mutations mondiales, crises et innovations monétaires », éditions de l’Aube, 2008.