Note de lecture
« Le retour des communs, la crise de l’idéologie propriétaire »
Les Liens qui Libèrent, 2015. Sous la direction de Benjamin Coriat
Pour libérer l’accès aux œuvres de l’esprit, ces biens qui se multiplient en se partageant [1] , la voie des « communs » semble fructueuse à l’heure d’Internet et de la mondialisation de la recherche. Le livre « le retour des communs, la fin de l’idéologie propriétaire », issu d’un premier programme de recherche, fait un premier bilan des innovations juridiques, à l’instar des licences « creative commons », de certaines expérimentations concrètes et des perspectives ouvertes par la diffusion des communs.
Cette fiche de lecture a été rédigée par :
Ingénieur de l’école centrale des arts et manufactures, économiste, est membre du secrétariat d’édition de l’encyclopédie du développement durable.
Le livre est composé de 12 contributions de différents chercheurs introduites par Benjamin Coriat, issues d’un programme de recherche de trois ans, PROPICE, financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Prolongeant cette exploration, un second programme de recherche « entreprendre en commun » a été initié en 2017 sur la base de l’analyse d’entreprises expérimentant l’esprit des communs, particulièrement dans le domaine de l’économie collaborative.
En 1980 la cour suprême des USA autorisait la brevetabilité du vivant, et, dans l’économie numérique, la brevetabilité non seulement des logiciels mais également des algorithmes qui leurs servent de support… Le Bay-Dole act accordait aux universités américaines la propriété des innovations résultant des recherches financées par l’Etat fédéral. Les universités ont créé des bureaux de transferts technologiques afin d’identifier les informations brevetables et de concéder des licences à des firmes privées. Il en résulte une augmentation considérable des prises de brevets et concessions de licences et une fragmentation des droits intellectuels.
Exemple : le projet PIPRA (Public Intellectual Property Resource for Agriculture) [2] , qui visait la mise à disposition des pays pauvres, pour des motifs humanitaires, des semences du « riz doré », riz transgénique supplémenté en vitamine A, a nécessité une négociation auprès d’une douzaine de détenteurs de plus de 70 brevets relevant de 5 champs technologiques complémentaires. Mais PIPRA n’a pu constituer qu’un seul bloc de brevets (patent pool) et dû restreindre son champ d’activité aux « cultures vivrières et spéciales » d’un moindre intérêt commercial, les brevets de biotechnologies sur les cultures de base étant exploités par six firmes multinationales qui détiennent 75 % des brevets en matière agricole.
L’envahissement des droits exclusifs dans tous les domaines de la production intellectuelle, entrave les progrès de la recherche.
En réaction on assiste au retour des communs avec le mouvement Floss (free open source software), les « Creative Commons » pour la recherche sur le vivant et les créations littéraires et artistiques. Ces initiatives préfigurent des alternatives aux constructions institutionnelles basées sur l’exclusivité des droits, elles sont porteuses d’une philosophie de l’inclusion.
L’objectif du programme de recherche, PROPICE, centré sur les communs informationnels et intellectuels (« knowledge commons » de Hess et Ostrom), était d’évaluer l’apport de ces nouveaux communs pour libérer l’accès aux œuvres de la pensée et affirmer des modes originaux de production et de création qui pourraient s’avérer plus efficaces. Ces nouveaux communs diffèrent des communs fonciers (forêt, pêcherie, …) analysés en premier lieu par E Ostrom dans la mesure où leur objet n’est pas la préservation de la ressource mais son développement. Car l’usage des ressources intellectuelles favorise leur développement, caractéristique parfois dénommée « additivité ».
Qu’est-ce qu’un commun ? [3]
Un commun se compose de trois ingrédients : la ressource objet du partage et donc du commun, la nature des droits et obligations qui lient les participants au commun, le mode de gouvernance du commun qui permet aux participants de faire respecter au cours du temps le système de droits et obligations qui le régit.
Pour Elinor Ostrom, un commun est un système institutionnel et de gouvernement. Elle distingue 3 niveaux de règles :
- Règles opérationnelles qui régissent les droits d’accès, d’usage, d’appropriation éventuelle ;
- Règles de « choix collectifs » qui régissent la participation à la gestion du commun : définir qui a droit d’usage, …
- Règles « constitutionnelles » qui établissent les conditions dans lesquelles les règles précédentes peuvent être modifiées.
Pour définir un véritable commun, Elinor Ostrom pose, outre l’ouverture de l’accès à la ressource, deux piliers complémentaires : un principe d’auto-organisation, d’autogouvernement, et un mode de gouvernance qui ne repose pas sur un principe hiérarchique.
Pour elle, ce qui fait du commun une organisation supérieure aux organisations marchandes et publiques c’est précisément ces aspects d’auto-organisation (capacité d’adaptation aux aléas, résolution des conflits d’intérêt) et de gouvernance polycentrique. Elle accorde une forte attention aux comportements individuels : ce sont les comportements coopératifs qui permettent que les individus puissent dépasser la recherche de leur intérêt immédiat et parvenir à un autogouvernement efficace et durable.
Une autre conception de la propriété [4]
« Le propre des communs est qu’ils sont construits non pas sur une négation du droit de propriété mais au contraire sur d’autres définitions de la notion de propriété, qui, rompant avec la conception exclusiviste héritée du droit bourgeois, rendent possible et effective une propriété partagée et, au-delà, une propriété communale associée non pas à des individus mais à des collectivités ».
Les juristes français ont durablement vécu sur le paradigme d’une propriété privée conçue comme nécessairement exclusive. Avec le Code Civil, la propriété exclusive s’est imposée comme la condition de la liberté individuelle ; détenir des biens en propre était saisi comme la garantie de l’autonomie personnelle ; l’autarcie matérielle conditionnait la liberté individuelle. L’article 544 du code civil « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » définit la propriété comme le droit d’exclure autrui de la jouissance de ses biens.
Les communs ne sont pas une négation des droits de propriété mais un renouvellement de ces droits et de la notion de propriété. Dans le monde anglo-saxon, la notion centrale est celle de « bundle of rights », faisceau de droits.
Celle-ci a été initiée par le courant américain du « réalisme juridique ». John Commons publie en 1893 « the distribution of wealth » dans lequel il défend que la répartition de la richesse dépende de la politique de l’Etat – sa régulation explicite mais aussi les règles juridiques qui définissent et protègent la propriété et gouvernent l’échange – et non des forces naturelles du marché. Dans une autre tradition juridique Léon Duguit dans ses conférences à la faculté de droit de Buenos Aires en 1911 affirmait que la propriété n’est pas un droit mais une fonction sociale. Pour lui la conception purement individualiste du droit sur lequel repose le Code Napoléon et la plupart des législations modernes est en train de s’effondrer. Pour Duguit, le début du 20ie siècle est marqué par une conscience de plus en plus vive et profonde de l’interdépendance sociale.
En Italie, en 2007, la commission Rodota, saisie par le ministère de la justice pour préparer une réforme constitutionnelle des normes du code civil en matière de biens publics, a proposé l’introduction de la catégorie juridique de biens communs, associée à la reconnaissance des droits des citoyens à la jouissance de ces biens. Cette proposition n’a pas été adoptée. Mais des initiatives locales et citoyennes en Italie donnent corps de fait à cette catégorie. Un « règlement pour une administration partagée »élaboré par le laboratoire pour la subsidiarité Labsus leur a donné un cadre juridique, cette charte a été adoptée par une centaine de villes.
Par ailleurs il faut souligner que, contrairement aux économistes libéraux qui considèrent l’entreprise comme fondée sur la propriété et le marché, Elinor Ostrom analysait la valeur créée par l’entreprise « comme une ressource commune qui doit être partagée entre les différentes parties prenantes ».
En ce qui concerne la propriété publique, la gestion des collections muséales ou biologiques [5] fait apparaître des risques pour leur alimentation et l’ouverture à l’accès public. Il n’existe pas d’obligation légale d’alimenter les bio-banques publiques (à l’exception de celle de la FAO), en revanche certains géants de la génétique mettent à disposition leurs collections sous réserve de capter ultérieurement les droits de propriété intellectuelle. A la recherche de financements les musées accordent des droits de licence (Louvre d’Abou Dhabi), interdisent la reproduction des œuvres, font des exceptions à l’inaliénabilité. Il manque ainsi un droit du domaine public [6] qui le protège, sur le fondement de l’inclusivité porté par les communs....
Mais, si la catégorie juridique n’existe pas, on constate, de fait, dans le droit français récent certaines traces des caractéristiques des communs (voir dans l’encyclopédie l’article de Valérie Peugeot« Facilitatrice, protectrice, instituante, contributrice : la loi et les communs »).
Les nouveaux communs du numérique [7]
De nombreuses tentatives de résistance cherchent à transformer la situation actuelle où, avec l’utilisation massive des données personnelles collectées, les grandes plateformes numériques tirent profit des communs sans y contribuer, pour évoluer vers un monde où l’activité entrepreneuriale contribue à renforcer les communs et les participants au commun, les commoners.
L’aventure des logiciels libres montre à quel point une gestion en communs libère la créativité des développeurs. La licence de logiciel libre, incluant le code source, accorde les libertés d’exécuter le programme mais aussi de le modifier pour ses besoins, d’en distribuer des copies et de publier des améliorations. Une clause « copy-left » permet d’éviter la migration d’un logiciel libre vers un logiciel propriétaire et préserve le commun. La distribution des logiciels libres, au départ communautaire, est devenue commerciale (Red Hat, Suse 1994, Mandriva Linux 1998). Participant de mondes économiques très variés, de l’économie du gratuit au capitalisme le plus ordinaire, les logiciels libres sont un commun hybride.
Avec l’extension considérable de la reproductibilité permise par le numérique, il était nécessaire d’adapter les droits d’auteur, afin de faciliter l’accès aux œuvres sans défavoriser l’auteur. Des juristes américains ont inventé les licences « Creative Commons », constituées de 4 éléments assemblables : BY sui reconnait la paternité de l’œuvre est présent dans toutes les licences, BY-NC s’oppose à toute exploitation commerciale, BY-ND refuse la modification de l’œuvre sans autorisation, BY-SA demande le même statut que l’œuvre initiale pour toute œuvre dérivée. On a ainsi 6 statuts possibles pour les licences Creative Commons : BY, BY-ND, BY-SA, BY-NC, BY-NC-ND, BY-NC-SA (ND et SA sont alternatifs). Sur la plateforme de musique en ligne Jamendo 20 % des professionnels adhèrent à la formule des Creative Commons.
Transitions vers les communs
En conclusion du livre Charlotte Hess, qui a cosigné avec Elinor Ostrom les travaux sur les communs de la connaissance, souligne que, même dans le cas de communs globaux comme le climat, il faut s’appuyer sur l’action locale. La gestion de ces communs globaux devrait reposer sur un système polycentrique avec des structures de gouvernance imbriquées depuis la petite ou moyenne échelle.
Michel Bauwens esquisse un plan de transition vers les communs, prenant en exemple la démarche de l’Equateur. Une transition simultanée des formes sociales que sont la société civile, le marché et l’Etat favoriserait l’avènement d’une économie éthique centrée sur des coopérations ouvertes, la mise en place de coopératives globales, la mise en œuvre de services publics co-produits et co-gouvernés par les citoyens et les communautés d’usagers associés.
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Pierre Calame, Essai sur l’oeconomie .
[2] Contribution de Sarah Vanuxem.
[3] Contribution d’Olivier Weinstein.
[4] Contributions de Fabienne Orsi, Judirh Rochfeld.
[5] Contributions de Florence Bellivier, Françoise Benhamou, Marie Cornu, Christine Noiville.
[6] Contribution de Séverine Dusollier.
[7] Contributions de Pierre André Mangolte, Jean Benoit Zimmerman, Isabelle Liotard.