Entretien - Interview
Nous n’avons jamais été « soutenables » : plaidoyer pour une durabilité forte et une politique des limites.
Partie 1 : Echec de la durabilité faible, nécessité d’une durabilité forte.
Constatant l’échec de 30 années d’une approche procédurale du développement durable, Jacques Theys – dans cet entretien réalisé avec Clémence Guimont à l’été 2018 – plaide pour le retour à une soutenabilité forte qu’il définit comme la reconnaissance de limites absolues à l’action, mais circonscrites aux risques majeurs et aux impasses critiques pour les générations futures. Il en explicite les conséquences pour nos relations à la nature - irréductible à des fonctions – et l’articulation avec une approche substantive du développement durable – dont il rappelle les composantes. Revenant ensuite sur l’histoire, il montre dans quelle mesure cette conception forte a été ou pas présente dans les politiques publiques passées ou la prospective et s’interroge sur les conditions qui pourraient la rendre plus acceptable dans le contexte actuel.
We have never been sustainable : why must we rework strong sustainability concept ?
In an interview realized with Clémence Guimont in August 2018 Jacques Theys notices the procedural approach’s failure of sustainable development. He argues for a return to strong sustainability which is the recognition of absolute limits to actions but circumscribed to major risks and to critical breakdown for future generations. He clarifies the consequences for relationship with nature which are irreducible to functions. He also establishes connexions with a substantive approach of sustainable development. Then, he describes the history of strong sustainability. He highlights to what extent this strong approach has been represented or not in the past public policies and in prospective studies. He questions the possibilities which could make this approach acceptable in our actual context.
Les participants :
Doctorante à l’université de Lille, ATER à l’Institut des administrations et des entreprises (IAE) de Nancy et membre du Centre d’études et de recherches administratives politiques et sociales (CNRS-UMR 8026). Sa thèse porte sur les politiques territoriales de biodiversité.
CERAPS UMR 8026, 1 place Déliot, CS 10629, 59024 LILLE CEDEX.
Jacques Theys, vice-président du Plan Bleu pour la Méditerranée, a été enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales, responsable de la prospective au ministère du Développement durable et directeur scientifique de l’Institut français de l’environnement (IFEN). Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur le développement durable, notamment, dans cette revue : « Le développement durable face à sa crise : un concept menacé, sous-exploité ou dépassé ? » (2014) et « L’approche territoriale du « développement durable », condition d’une prise en compte de sa dimension sociale » (2002).
Vice-président de la Société Française de Prospective
L’entretien a été réalisé en août 2018 par Clémence Guimont pour la Revue « Développement Durable et Territoires. Il a été publié en avril 2019 dans le volume 1O, N°1 de cette revue sous le titre « Nous n’avons jamais été soutenables : pourquoi revisiter aujourd’hui la notion de durabilité forte ? » - et est reproduit ici avec son accord. Pour faciliter sa lecture il a été divisé dans cette encyclopédie en deux parties. Une première, intitulée « Echec de la durabilité faible, nécessité d’une durabilité forte » explique pourquoi il est indispensable d’évoluer vers une conception forte du développement durable et ce que celle-ci signifie. Une seconde ayant pour titre « Politique et prospective des limites – regards sur la France et l’international », s’interroge sur la manière dont cette durabilité forte – ou politique des limites a été ou non prise en compte dans les politiques publiques ou la prospective en France et sur les conditions dans lesquelles elle pourrait l’être à l’avenir. On y trouvera aussi une bibliographie commune aux deux articles.
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Clémence Guimont –Bonjour et merci beaucoup d’avoir accepté cet entretien. L’objectif de celui-ci est d’interroger le potentiel de la notion de « durabilité forte » et ses limites dans l’opérationnalisation. L’entretien portera dans un premier temps sur les origines et l’intérêt de la notion de « durabilité forte » [1] , notamment par rapport au développement durable. Ensuite, nous interrogerons la place qu’a occupée la durabilité forte tant dans les politiques publiques que dans les exercices de prospective. Pour finir, nous interrogerons le futur de cette notion.
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Clémence Guimont – Tout d’abord, je souhaiterais vous demander pourquoi il vous semble important de s’intéresser aujourd’hui à la soutenabilité forte.
Jacques Theys –L’opposition entre les soutenabilités faible et forte, empruntée aux économistes, a joué un rôle historique important dans la structuration théorique du développement durable, qui en avait besoin. Elle doit être revisitée aujourd’hui après le constat que 30 années de pratiques du développement durable (DD) ont été impuissantes à inverser les tendances vers un développement non durable, dans un contexte où, par ailleurs, nos représentations de la nature ont aussi fortement évolué.
L’enjeu n’est pas seulement théorique, il est aussi de redonner un contenu substantif à une notion de DD qui s’est progressivement affadie pour aujourd’hui se confondre de plus en plus avec celle, plus classique, de préservation de l’environnement. On a gaspillé la plupart des ressources que pouvait procurer l’usage spécifique de cette notion, et le passage à la notion de transition écologique, ainsi que d’ailleurs le lancement plus récent des objectifs du développement durable [2] , ne constituent pas de réels substituts. La conséquence, c’est que notre génération va devoir assumer la responsabilité d’avoir accepté des politiques insoutenables.
Clémence Guimont – Les notions de soutenabilité faible et forte ont été imaginées par les économistes. Quelle est l’utilité de cette opposition d’après vous ?
Jacques Theys –En deux mots, je dirais que cette opposition proposée par les économistes a été très utile pour penser et donner une structure au DD, mais qu’il s’agit plus d’une formalisation théorique autour « d’idéaux-types » que de catégories de l’action publique directement opérationnelles. J’ajoute que cette distinction ne couvre qu’une partie de la problématique du développement durable.
Il faut se souvenir que le DD – tel que défini par le rapport Brundtland [3] – est un concept politique et non scientifique. C’est essentiellement un principe de justice intergénérationnelle, sur lequel s’est greffé un objectif de justice et de solidarité, cette fois-ci intragénérationnel – entre personnes ou territoires – à travers la notion de besoin (avec cette idée qu’il fallait d’abord s’occuper de ceux dont les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits). Son objet, ce sont les stratégies ou logiques de développement, et l’environnement n’apparaît que parce qu’on peut penser que les générations futures disposeront a priori de plus de revenus ou de capitaux économiques, et que le facteur limitant essentiel au développement sera la capacité de l’environnement à supporter cet accroissement. Les enjeux du DD, ce sont donc tout à la fois la justice entre générations et la solidarité intragénérationnelle – la préservation de marges de développement pour les générations futures et la satisfaction des besoins essentiels pour la génération présente – avec comme moyen le changement des logiques et finalités du développement, et comme condition la préservation de l’environnement et des ressources critiques pour le futur. On met souvent en avant l’idée d’interdépendance entre les « 3 piliers » du DD – viabilité économique, équité sociale et soutenabilité écologique –, mais j’y vois surtout la volonté de donner une forte priorité aux générations futures.
J’ai écrit plusieurs fois que, tel qu’il est proposé, le développement durable est une énigme, « un concept normatif sans norme »(Theys, 2001). Il est, par construction, impossible de savoira priori quels seront les besoins des générations futures ; difficile aussi d’évaluer les limites naturelles qu’ils vont devoir concrètement surmonter pour les satisfaire et, plus largement, de trouver des critères simples d’arbitrage entre générations ou dimensions du développement. On peut simplement mesurer le risque lié aujourd’hui à certaines tendances non durables, comme par exemple la formation de trappes à pauvreté ou une dynamique continue d’accroissement des inégalités–qui rendrait impossible dans le futur l’accès des plus pauvres aux besoins essentiels, l’effondrement des systèmes sociaux ou institutionnels, l’épuisement des ressources naturelles critiques, un déséquilibre irréversible de la biosphère ou du climat, une baisse tendancielle de la productivité globale, ou un endettement insupportable, etc. Il est donc plus facile de savoir ce qu’est un développement non durable qu’un DD. Il faut retenir en tout cas que, dès le départ, cette notion de DD s’est avérée difficile à opérationnaliser, ce qui a laissé une large place à l’ambiguïté : les indicateurs de DD sont globalement un immense cimetière !
Les différentes disciplines scientifiques se sont donc emparées de ce principe politique pour lui donner une forme, une structuration théorique – et pour essayer de donner des réponses à cette énigme [4] . Certaines, comme la géographie, l’ont fait avec beaucoup de réticence [5] , d’autres l’ont fait insuffisamment (on aurait souhaité plus d’investissements sur les questions de justice entre générations) [6] , c’est l’économie qui a le plus investi sur ce thème. C’était normal, compte tenu du sujet lié au développement. Mais surtout l’économie avait une longueur d’avance sur tous les autres. Elle avait depuis très longtemps investi sur les ressources naturelles et, depuis les physiocrates, sur les relations entre croissance et ressources physiques. Tous les éléments de la controverse entre soutenabilités faible et forte étaient pratiquement sur la table dès les années 1970. Leur rôle de structuration a été en effet très important – allant très au-delà de ce qu’on aurait pu attendre a priori d’économistes – grâce, notamment, à l’extraordinaire profondeur de vue de précurseurs hétérodoxes comme Nicholas Georgescu-Roegen ou René Passet – avant beaucoup d’autres défenseurs de l’économie écologique.
Clémence Guimont – Pouvez-vous, en quelques mots, rappeler ce qui oppose ainsi soutenabilités faible et forte ?
Jacques Theys –Tout cela est très connu [7] mais je vois mal, en effet, comment faire l’économie d’un bref rappel de la manière dont les économistes ont ainsi défini ces deux visages possibles de la soutenabilité, qui se répondent comme dans un jeu de miroirs et ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre. Je vais donc y revenir quelque temps pour insister surtout sur ce qui en fait, à mon sens, à la fois les avantages et les limites. Comme on le sait, ces deux conceptions se différencient essentiellement sur la manière dont sont perçues les limites liées à la nature [8] . Elles situent donc le développement durable comme étant principalement une question de relation entre environnement, ressources naturelles et développement.
Pour les tenants de la soutenabilité faible – les économistes néoclassiques –, ces limites sont relatives. Elles peuvent être surmontées par un système de prix efficace et la substitution de ressources ou fonctions naturelles rares ou menacées par d’autres capitaux, qu’ils soient naturels, humains ou physiques (équipements, techniques). Les deux seules conditions pour un développement durable – défini comme la constance du revenu net distribué –, ce sont à la fois la vérité des prix et le maintien dans le temps du stock global de capital (par habitant) – incluant le capital naturel. C’est une vision économiciste du développement, réduit à la croissance matérielle évaluable en monnaie. Et une vision fonctionnaliste de la nature, réduite à son utilité pour le développement économique. Solow, qui a joué un rôle central dans la formalisation de cette conception, explicite clairement ce qui est au cœur de cette soutenabilité faible : « La plupart des ressources naturelles ordinaires sont désirables pour ce qu’elles font et non pour ce qu’elles sont. » (Solow, 1992). Il importe seulement que ces fonctions puissent être remplies d’une manière ou d’une autre, soit par une ressource comparable ou substituable, soit par une technique. C’est une vision très optimiste du développement durable qui sous-estime les contraintes écologiques et fait confiance au marché et à la technique pour résoudre les problèmes. Mais cette conception faible suppose néanmoins toute une série de conditions qui sont loin d’être négligeables : un effort de valorisation économique des capitaux naturels et des effets externes, la vérité des prix (suppression des subventions et fiscalité écologique), des investissements importants dans la technologie – et notamment dans l’industrie verte –, le souci d’une meilleure productivité des ressources, sans oublier des stratégies efficaces de substitution des ressources ou des activités entre elles (par exemple remplacer les ressources non renouvelables par des renouvelables, les produits par des services….) . Ce n’est pas du tout le laisser-aller total.
L’avantage de la soutenabilité faible est qu’elle est en théorie facile à mettre en pratique. La commensurabilité assurée par la monnaie permet de passer facilement du niveau macroéconomique, celui des politiques nationales ou même mondiales de développement, au niveau microéconomique, celui des décisions individuelles. Cela résout, en principe, un problème majeur du DD, qui est celui des échelles et de la répartition des contraintes. L’autre avantage est qu’elle n’impose pas de contraintes très fortes aux générations présentes, sauf en termes d’investissement et de fiscalité– des efforts qui sont le plus souvent modulables dans le temps et dimensionnés pour être gérables–et qu’elle est donc a priori socialement et économiquement acceptable. Le problème est qu’elle repose sur une hypothèse en large partie fausse, et que la confiance qu’elle place dans le marché et la technique a été depuis longtemps, pour une part importante, infirmée par ce qui se passe dans le monde réel. Beaucoup de fonctions assurées par la nature et même beaucoup de ses composantes ne sont pas substituables ni même évaluables ; leur substitution, si elle est possible, exige l’usage d’autres ressources ; la vérité des prix n’est pas réalisée et ceux-ci ne reflètent pas les raretés à long terme ; les corrections fiscales qui devraient être faites ne le sont pas ; les signaux produits par le marché ne permettent pas de faire à temps les investissements et les changements d’activité qui seraient nécessaires. Le résultat est que les actions menées dans le cadre d’une telle conception se réduisent à des stratégies gagnant-gagnant ou limitées à l’immédiatement acceptable qui n’assurent absolument pas un développement durable pour les générations futures. On pourrait dire que c’est parce que les mécanismes de marché efficaces ne sont pas mis en place. Mais pour les tenants de la soutenabilité forte, c’est une illusion de penser qu’ils pourraient l’être.
Clémence Guimont – Voilà pour la soutenabilité faible, nous en venons donc à la définition de la soutenabilité forte.
Jacques Theys –J’ai parlé d’un jeu de miroirs et, en effet, la soutenabilité forte, telle que défendue par les tenants de l’économie écologique, se définit, de son côté, par opposition presque terme à terme avec la soutenabilité faible. Les limites imposées par la nature sont absolues et non relatives : les systèmes économiques et sociaux sont une des composantes de la biosphère, dont ils dépendent et dont ils doivent intégrer les règles de fonctionnement. Les différents capitaux – physiques, humains, naturels –ne sont pas substituables mais complémentaires. Ce n’est donc pas le stock de capital total dont il faut assurer la constance dans le temps, mais le stock de capital naturel. Les prix ne garantissent pas les régulations nécessaires et tout n’est pas évaluable en monnaie : ce ne peut être aux marchés de définir ces limites naturelles absolues qui ne devront pas être dépassées, mais aux scientifiques et aux responsables politiques. La confiance dans la technique est, elle aussi, surestimée : elle n’est qu’une réponse partielle aux questions posées par le DD et ne fonctionne le plus souvent qu’en créant directement ou indirectement de nouvelles pressions sur l’environnement (nouveaux risques, usage d’autres ressources, effet rebond…). L’hypothèse centrale est ainsi que la principale vulnérabilité à laquelle va être confronté le développement futur est celle de la nature – et qu’inversement l’économie ou la société pourront s’adapter, y compris en acceptant une certaine décroissance.
Sur le plan de la mise en œuvre, les avantages et inconvénients sont aussi symétriques. On peut, par définition, attendre de la soutenabilité forte ainsi conçue qu’elle garantisse aux générations futures un potentiel minimum de ressources naturelles suffisant pour leur développement, à condition que le point de départ soit lui-même satisfaisant (ce qui pose un problème de période de référence). Est ainsi assurée une des conditions majeures du DD. Inversement, les problèmes d’opérationnalisation sont considérables. La notion de stock global de « capital naturel » n’a qu’un sens très limité ; elle mélange des éléments, des fonctions, des espaces, des temporalités qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et on ne dispose pas, comme pour la soutenabilité faible, d’une monnaie qui permet de rendre commensurables toutes les composantes, d’opérer des compensations et de passer plus facilement des stocks aux flux ou du micro au macro sans trop se préoccuper des problèmes d’échelle. On peut certes se fixer des règles par grandes catégories (pollution, renouvelables, non renouvelables, biodiversité…) comme l’ont proposé Daly, Pearce et Turner (Daly, 1990 ; Pearce et Turner, 1990) [9] , utiliser des indicateurs de pression agrégés (comme l’empreinte écologique) ou même définir un nombre restreint de grandes limites planétaires (Rockström etal., 2009). Mais ces regroupements – par ailleurs très utiles – sont eux aussi trop grossiers et appellent des découpages sans cesse plus fins. La question se pose ainsi à un moment de savoir s’il faut conserver tout le patrimoine existant – ce qui est à la fois impossible et insuffisant [10] – quitte à s’autoriser quelques substitutions internes [11] ; ou si l’on peut limiter les contraintes aux ressources ou fonctions critiques pour les générations futures – à la fois indispensables, non substituables et menacées de manière irréversible – avec comme difficulté majeure de définir ce que sont ces ressources critiques. Dans les années 1990, j’avais, en tant que directeur scientifique de l’Institut français de l’environnement (IFEN) [12] , lancé une enquête pour essayer de connaître quelle était la perception de ces ressources critiques en France. Les résultats ont été décevants (IFEN, 2001), sans doute parce que nous n’avions pas suffisamment bien posé les problèmes d’échelles de temps ou d’espace. Les questions de gouvernance sont aussi considérables. Faute de faire confiance au marché, faut-il accorder cette confiance aux scientifiques et aux responsables politiques pour définir les priorités et imposer à temps les limites et les normes nécessaires ? Et surtout y a-t-il une probabilité suffisante pour que ces contraintes fortes, imposées d’en haut, soient acceptées puis mises en œuvre également à temps – compte tenu du fonctionnement de la démocratie et du système politique, de la faiblesse des régulations internationales ou des logiques économiques et financières dominantes [13] ? Définir et même parvenir à justifier la mise en place de limites ne suffit d’ailleurs pas : c’est un début et non une fin. Et il faut se souvenir que l’objet essentiel des stratégies de développement durable, c’est d’abord d’aider à trouver la meilleure voie pour les mettre en œuvre… Les moyens, dans ce domaine, sont plus importants que les fins [14].
Clémence Guimont –Voilà donc rappelés les grands éléments de cette opposition entre soutenabilités forte et faible. Je souhaiterais maintenant que nous en venions à des appréciations plus personnelles. Compte tenu de ce que vous venez de dire, pensez-vous qu’il faille abandonner cette distinction, et si non, quelle serait votre propre définition de la soutenabilité forte ?
Jacques Theys –Nous sommes placés devant un dilemme. D’un côté, une stratégie a priori réaliste, mais dont on peut anticiper qu’elle ne conduira pas à un développement durable. De l’autre, une orientation qui semble efficace, mais dont l’expérience montre qu’elle se heurte à des problèmes d’acceptabilité et d’opérationnalisation considérables. Les deux conceptions restent des modèles théoriques, des « idéaux-types » dont l’application pratique pose problème et ne peut donc suffire à garantir un développement durable. Mais elles n’en ont pas moins une grande utilité. D’abord, parce qu’elles représentent deux modèles d’action très contrastés de l’action publique. Ensuite, parce que leur opposition permet de comprendre pourquoi la soutenabilité faible ne peut pas être – à elle seule – une solution, ce qui recentre le débat sur les relations entre soutenabilité forte et développement durable. Enfin, parce que leur confrontation éclaire – ne serait-ce qu’ a contrario– une partie du débat sur les relations entre nature et société. Tout en reconnaissant la relation de dépendance qu’ont les sociétés par rapport à la biosphère et en prenant en compte la valeur culturelle que peut avoir le patrimoine, les défenseurs de la conception forte ont finalement la même vision fonctionnaliste et anthropocentrique. Ils utilisent eux aussi le terme de « capital » (naturel), s’appuient sur la notion de « services écosystémiques », ne se refusent pas à faire des évaluations économiques des ressources ; mais les uns et les autres ont au moins le mérite de dire qu’il peut y avoir des exceptions (par exemple les Séquoias de Californie) et d’admettre que l’approche fonctionnaliste s’oppose à celle de « l’être de la nature », de la nature comme fin ou entité autonome et non comme moyen – qui, elle, n’entre pas dans le domaine économique. C’est, a contrario, une passerelle possible avec ceux qui pensent, par exemple, que la nature devrait avoir des droits [15] .
Comme je l’ai dit, il faut renoncer à considérer la soutenabilité faible comme une solution. C’est globalement la politique que nous avons suivie depuis 30 ans, au moins en partie, et nous en voyons aujourd’hui les résultats, dans des domaines comme le climat, la biodiversité, la pollution chimique, les sols ou les océans. Hors du champ de l’environnement, les héritages laissés aux générations futures ne témoignent pas non plus de politiques très durables – avec, par exemple, des niveaux d’endettement très élevés ou l’extension des poches d’exclusion – qui mettent une partie de nos sociétés ou territoires en marge. Il ne peut plus y avoir aujourd’hui de développement durable qui ait un sens sans une part majeure de soutenabilité forte.
Quelles pourraient être les composantes de cette soutenabilité forte ? Comment la définir ? Je dirais, mais j’y reviendrai plus tard, que l’enjeu majeur d’un passage à la soutenabilité forte devrait être de revenir à la définition du développement durable qu’avait donnée le rapport Brundtland : mettre en place une véritable justice au profit des générations futures. Mais dans l’immédiat, et pour répondre plus directement à votre question, je proposerais de définir cette soutenabilité forte comme une politique raisonnée des limites, la reconnaissance de limites absolues à l’action, mais circonscrites aux risques majeurs et impasses critiques pour les générations futures, et de l’avenir de la planète. Plus précisément, il me semble que cette « soutenabilité forte » pourrait être caractérisée par quatre grands traits :
- ) d’abord une vision ouverte à la fois du développement et de nos relations à la nature qui ne réduit pas le premier à la croissance matérielle et la seconde à une fonction ;
- ) ensuite une extension de ce qui doit être « soutenu », transmis aux générations futures, à d’autres domaines que la nature, comme certains patrimoines économiques, sociaux ou institutionnels majeurs ;
- ) en troisième lieu et de manière centrale, la volonté de se situer sur des trajectoires de développement qui ne conduisent pas à des impasses pour les générations futures. Ce qui suppose, dans le domaine de l’environnement ou d’autres, de ne pas détruire les ressources ou patrimoines critiques pour ces générations, les biens communs indispensables et menacés (y compris les grands équilibres de la biosphère), et de mener les transitions nécessaires pour éviter les risques majeurs ou des crises systémiques pouvant conduire à des effondrements ;
- ) enfin la mise en place de mécanismes « d’accountability » garantissant que les responsabilités des générations présentes seront bien engagées ; avec des sanctions juridiques ou économiques, une prise en compte sérieuse des temporalités, une extension de la planification ou des programmes structurés de transition et une répartition claire des rôles institutionnels.
Il y a dans cette définition personnelle plusieurs différences par rapport à celle dont nous avons parlé précédemment : une perspective moins économique et fonctionnaliste, un élargissement des préoccupations environnementales aux risques sociaux ou économiques majeurs pour les générations futures, la mise en place de mécanismes de responsabilisation des générations actuelles, une plus grande prise en compte des temporalités. L’accent est volontairement mis sur les risques que fait courir pour les générations futures un développement manifestement non durable, dans une perspective qui est assez proche du principe de responsabilité de Hans Jonas (1990) : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre et ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie [16] . » Les mots importants sont « critiques », « majeurs », et je dirais surtout « irréversibilités ». C’est une notion qui devrait occuper au moins la même place que celle de « substituabilité » : il ne s’agit pas de réduire tous les risques ou de protéger tous les patrimoines, mais d’éviter les destructions irréversibles de grandes régulations écologiques et de patrimoines majeurs, et de mettre les générations futures dans des situations manifestement non gérables. On pense naturellement au climat ou à la biodiversité, mais on pourrait prendre aussi des exemples dans les domaines sociaux ou culturels. Cela devrait appeler à mon sens une « une approcheduale » des risques – avec des contraintes très strictes imposées dans ces domaines prioritaires (d’où le qualificatif « forte ») et des possibilités beaucoup plus ouvertes de négociation, de transactions ou de compensations dans les autres [17] . L’horizon de cette soutenabilité forte, ce sont donc d’abord les générations futures – ce qui peut, naturellement, poser un problème d’acceptabilité pour celles qui sont présentes. D’où l’importance de replacer cette perspective – qui reste idéale – de soutenabilité forte dans une vision plus large du développement durable. Nous y reviendrons.
À ce stade, je voudrais simplement insister sur une dimension qui me semble inséparable de cette conception de la soutenabilité forte – centrée sur l’évitement des situations critiques pour le futur – qui est celle du temps. Dans le domaine de l’environnement, la question n’est pas seulement de faire quelque chose, mais de le faire à temps. Avant c’est souvent trop tôt, après c’est trop tard : l’inanité est une des menaces les plus importantes qui pèse sur l’efficacité des politiques de la nature. L’intelligence des temps est ainsi pour moi une des conditions majeures d’une soutenabilité forte [18] .
Clémence Guimont –En somme, vous associez « soutenabilité forte » avec des contraintes beaucoup plus fortes pour la prévention des « risques majeurs » ou la protection des « patrimoines critiques » – au sens large. Mais cela suppose de définir ce qui est intolérable ou pas pour les générations futures, ce qui est un patrimoine important à leur léguer ou pas.
Jacques Theys –J’ai toujours pensé qu’il fallait faire la distinction dans les politiques de développement durable entre la prévention ou l’atténuation des situations manifestement non durables [19] et des stratégies plus positives d’intégration de l’environnement, du social et de l’économique. Il y a une différence qui est presque de nature entre, par exemple, la promotion d’un produit « durable » dans une grande surface ou la conception d’un « quartier durable » dans une ville touristique et le choix de trajectoires de développement qui conduisent des territoires, des pays entiers ou la planète dans des situations de catastrophe ingérables ou vers des pertes écologiques irréversibles. Cette différence appelle aussi des modes d’action qui ne sont pas de même nature [20] . Progressivement, on a voulu tout mettre sous le chapeau du DD – comme en témoigne l’initiative récente des Nations Unies sur les ODD –, mais faute d’avoir défini de vraies priorités, on a finalement échoué dans la prévention des problèmes les plus graves. Et on est maintenant rattrapés par le temps. Je sais que ce n’est pas facile de faire des choix et que ceux-ci ne sont pas toujours ouverts, notamment au niveau international. J’ai mentionné l’expérience infructueuse que nous avons menée à l’IFEN sur la notion de capital naturel critique. Il y a un investissement scientifique important à faire ou à reprendre sur cette notion, mais aussi sur celles de risques majeurs ou systémiques, de réversibilité ou irréversibilité – en complément de ceux existants sur la résilience et la précaution ou la décision en univers controversé [21] . Il faut aussi tenir compte du fait que la notion de patrimoine contient une dimension subjective et culturelle qui ne peut pas être confiée aux seuls experts ou même responsables politiques. Mais il me semble que le développement durable ne peut se contenter de principes beaucoup trop généraux, trop englobants, pour être appliqués et que son opérationnalité est liée à sa sélectivité. D’ailleurs, il n’est pas difficile de savoir où sont les vraies priorités aujourd’hui et de déterminer les vraies échéances. Puisqu’on parle du futur, la prospective peut nous y aider, mais beaucoup de priorités sont déjà évidentes.
Clémence Guimont –Vous avez dit à plusieurs reprises que la soutenabilité forte ou faible ne recouvrait pas toute la problématique du développement durable. Pouvez-vous expliciter pourquoi et nous dire comment vous voyez la relation entre la soutenabilité forte et le DD tel que vous l’entendez ?
Jacques Theys –L’opposition construite par les économistes entre soutenabilités forte et faible s’est, comme je l’ai déjà dit, essentiellement structurée autour des limites écologiques à la croissance, dans une perspective de long terme. Mais le développement durable n’est pas seulement lié aux questions d’environnement. Et j’ajoute – même si c’est sa spécificité majeure – qu’il ne peut pas être seulement tourné vers les générations futures. Il concerne aussi les besoins des générations présentes et la manière dont ils sont ou pas satisfaits - notamment ceux des populations les plus pauvres et vulnérables - la viabilité des systèmes économiques, les solidarités entre pays ou territoires, la qualité de vie quotidienne, nos conceptions du bien-être et de la richesse… Il s’agit de définir une stratégie globale de développement, et pas seulement d’environnement, et de la mettre en œuvre, en essayant de résoudre les contradictions entre social, économique et écologique, et entre les intérêts divergents des différentes générations. Il y a donc une différence claire à faire entre les deux perspectives, même si elles s’emboîtent à l’évidence l’une dans l’autre. Pour ma part, je ne dissocie pas la manière dont je conçois la « soutenabilité forte » d’une des façons d’envisager le développement durable – ce que j’ai appelé la « conception substantive du DD » (Theys, 2010).
Je fais en effet une distinction entre deux conceptions du développement durable – une conception « procédurale » et une conception « substantive ». Dans la conception procédurale, le développement durable n’est pas un contenu défini a priori, mais plutôt un « contenant », un ensemble de procédures qui permettent de faire tenir ensemble des principes généraux comme la prise en compte de l’environnement, l’éthique de responsabilité, l’entreprise citoyenne, la participation du public, la précaution, avec comme objectif de permettre des compromis acceptables par tous. Les objectifs ne sont pas donnés a priori, ils se construisent « en marchant [22] ». On peut prendre l’exemple des Agendas 21. Dans la conception substantive, au contraire, le développement durable a un contenu substantif, il a sa grammaire spécifique, un ensemble de conditions qui doivent en principe permettre d’atteindre les objectifs fixés par le rapport Brundtland. D’abord, naturellement, la volonté de donner une forte priorité aux générations futures et aux ressources critiques pour ces générations – ce qui correspond à la soutenabilité forte. Mais aussi le souci de construire de véritables stratégies de développement à long terme, et d’accorder dans ces stratégies une place spécifique aux besoins essentiels – notamment des populations les plus modestes et vulnérables – et aux solidarités Nord/Sud ou articulations entre territoires – du local au global ; ce qui suppose une autre manière de gérer démocratiquement les contradictions entre les objectifs du développement et finalement une modification profonde de ces objectifs qui ne se réduise pas à un simple collage de ceux qui existent : passer de la profitabilité à court terme à la viabilité et productivité globale à long terme (y compris des ressources naturelles), de la pure conservation écologique à l’équité environnementale inter et intra-générationnelle, et de la réduction des inégalités sociales à une efficacité distributive de long terme et à une conception élargie du bien-être et de la richesse. J’ai précisé ailleurs les éléments de cette grammaire et ce qu’ils impliquent – notamment des règles claires de régulation des externalités entre territoires [23] , d’importantes transformations dans la gouvernance ou le fonctionnement de la démocratie et une autre mesure de la croissance– et je ne peux aller ici beaucoup plus loin (Theys, 2010,2014)(voir le tableau 1 ci-après). Ce que je veux simplement dire dans le cadre de notre discussion, c’est qu’il y a pour moi une correspondance naturellement étroite entre d’un côté soutenabilité faible, conception procédurale et discours faible sur le développement durable, et de l’autre soutenabilité forte, conception substantive et discours fort. Lorsque je défends la soutenabilité forte, c’est en fait à un retour à la conception substantive du développement durable que je pense.
Ce qui me semble important, c’est de rappeler que le développement durable est en effet une notion qui a une spécificité forte, qui ne se confond ni avec les politiques classiques d’environnement, ni avec la transition écologique, ni avec la décroissance. Je dirais que c’est une troisième voie entre le court-termisme et l’économicisme existant (« Après nous le déluge ») et un absolutisme écologique qui ne laisserait d’autre choix que de s’adapter à des contraintes allant au-delà du raisonnable – quel qu’en soit le prix social ou économique.
Tableau 1 : La conception spécifique du développement durable
La volonté de mener démocratiquement des stratégies à long terme de développement – avec les transitions justes indispensables – ayant les caractéristiques suivantes :
Dimensions Objectifs transversaux | Dimension économique | Dimension sociale | Dimension écologique |
---|---|---|---|
De nouveaux objectifs pour le développement |
Accroissement de la viabilité et de la productivité globale de long terme (travail, capital et ressources) | Efficacité et équité distributive de long terme et conception élargie du bien-être et de la richesse | Équité environnementale intra et intergénérationnelle |
Une priorité aux générations futures et aux ressources et risques critiques pour ces générations |
Prévention des risques systémiques d’effondrement économique | Prévention des risques d’implosion sociale et d’effondrement ou explosion démographique | Prévention des risques de catastrophes majeures ou des destructions irréversibles (dont : climat, biodiversité) |
Réduction de la vulnérabilité économique (ex. : mono-industrie) et renforcement de la résilience économique | Financement soutenable des « stabilisateurs sociaux » et renforcement de la résilience sociale | Réduction de la vulnérabilité aux risques majeurs et renforcement de la résilience des écosystèmes | |
Maintien ou développement des « capitaux » économiques « critiques »« écologiquement compatibles » (tissus économiques locaux, secteurs stratégiques) Baisse de l’endettement | Maintien ou renforcement des « capitaux sociaux critiques » (liens sociaux essentiels, patrimoines culturels) Renouvellement démographique écologiquement soutenable | Maintien ou restauration des ressources naturelles critiques (importantes, menacées, non substituables) Substitution de ressources non renouvelables par des ressources renouvelables | |
Un accès aux besoins essentiels des populations et territoires les plus pauvres et vulnérables |
Accès à l’emploi des populations les plus précaires et sans ressources alternatives Choix d’une croissance plus riche en emplois | Accès aux besoins essentiels des populations les plus pauvres ou vulnérables | Réduction des inégalités majeures Réduction des inégalités écologiques (au profit, notamment, des populations les plus exposées et des territoires d’exclusion) |
Une attention majeure aux articulations global-local et aux solidarités territoriales |
Accès gratuit aux biens communs économiques-connaissances, brevets, etc. | Reconnaissances de biens culturels ou sociaux mondiaux | Gestion juste des biens communs écologiques, mondiaux et solidarités interterritoriales |
Lutte contre le dumping fiscal et les paradis fiscaux | Lutte contre le dumping social | Lutte contre le dumping écologique | |
Codéveloppement (Nord-Sud ; entre villes- et espaces ruraux ; entre quartiers ou régions) | Financement soutenable des solidarités au profit des territoires les plus pauvres et vulnérables | Réduction et compensation des externalités entre territoires |
Source : Theys, 2014
Clémence Guimont – Aussi bien dans votre conception de la soutenabilité forte que dans votre vision du DD substantif, vous semblez mettre essentiellement l’accent sur la justice entre générations, et moins que cela n’est fait habituellement sur la question de la nature et de ses relations avec l’économie ou la société. Pouvez-vous expliciter un peu plus cette place que vous accordez à la nature – ce qui nous renvoie aussi à nouveau à la question des limites.
Jacques Theys –Bien qu’ayant travaillé depuis très longtemps dans le domaine de l’environnement, j’ai toujours abordé le développement durable dans une perspective très large, en accordant une importance égale aux dimensions sociales et économiques et en privilégiant les questions de justice -pour les générations futures mais aussi présentes. Réduire le développement durable à la question écologique, c’est se priver de la part de solutions qu’il propose pour n’en retenir que le problème. Il existe aussi des limites sociales et pas seulement écologiques au mal développement et il n’y aura pas de développement durable sans prise en compte des inégalités – et notamment celles liées à sa mise en œuvre (Theys, 2007). Les différentes crises s’enchevêtrent (di Castri, 1998), et on ne pourra pas, par exemple, imposer des contraintes fortes en matière d’effet de serre ou de biodiversité sans en mesurer les effets distributifs sur les groupes sociaux ou les territoires les plus vulnérables ou en détruisant massivement des emplois. Ceci n’entre pas pour moi en contradiction avec l’idée que la nature doit cependant jouer un rôle central dans la problématique du développement durable. En effet, parmi les risques majeurs, ceux causés à l’environnement ont un caractère tout à fait spécifique, notamment en raison de leur fréquente irréversibilité, des effets de seuil et cumulatifs, et parce que les non-humains ne participent pas directement au débat démocratique. On ne pourra donc pas faire l’économie du respect de limites fortes imposées par la fragilité de la nature : la seule question est de savoir comment les mettre en œuvre de manière efficace.
La nature a existé bien avant l’homme, elle a ses modes de fonctionnement et ses dynamiques propres, elle nous survivra. Mais, en même temps, nous sommes dans des relations d’interdépendance fonctionnelle ou culturelle très étroite avec elle. Nous en faisons partie, elle influence nos activités, comme symétriquement nos activités et nos représentations ont sur elle des impacts majeurs. Cette situation hybride – à la fois d’autonomie de la nature et d’interdépendances – questionne à mon sens la coupure que l’on fait classiquement entre vision anthropocentrique et vision écocentrique du développement durable et de l’environnement. Et personnellement je partage l’idée exprimée par Anna Peterson (1999 : 350) que le « nouveau naturalisme » « doit être un équilibre entre la vision “social constructiviste”– critique d’une conception naïve d’une nature essentielle, universelle – et la reconnaissance d’une réalité de la nature indépendante de l’homme, avec sa valeur spécifique ». S’il y a des limites à définir, elles doivent donc faire entrer en ligne de compte à la fois ce qui peut être indispensable dans son fonctionnement ou le plus utile pour les générations futures (la perspective fonctionnaliste) et ce qui a, en soi, le plus de valeur intrinsèque. Cela pose naturellement, dans ce dernier cas, la question du « comment définir cette valeur ? » : en donnant un droit à la nature et en laissant ce soin au juge ? En préservant ce qui peut rester de nature sauvage ? En prenant en compte les attachements patrimoniaux et les préférences culturelles ? En interrogeant les scientifiques ? Ou finalement en inventant de nouvelles formes de démocratie (comme le Parlement des choses de Bruno Latour) ?
Même s’il est utile de faire une comptabilité physique du patrimoine naturel – comme nous l’avions fait pour la France dans la Commission des comptes du patrimoine naturel qui a existé entre la fin des années 1970 et celle des années 1980 – je ne crois pas, ainsi que je l’ai déjà dit, que l’objectif de maintien du stock global de capital naturel puisse servir de critère absolu pour la durabilité forte. Il agrège trop d’éléments hétérogènes – depuis les tonnes de charbon jusqu’aux grands cycles écologiques – pour que l’ensemble ait un sens et, là aussi, toutes les substitutions ne sont pas possibles. En outre, seule l’économie pourrait parvenir à une telle valeur globale, et la robustesse des évaluations qu’elle peut produire dans beaucoup de domaines de la nature est encore trop sujette à caution. Je suis aussi personnellement sceptique sur l’idée de « biodiversité nette » et d’un usage sans précaution de la compensation. Je ne vois pas non plus de principe unique très clair qui puisse se dégager des différentes philosophies de la nature, même si leur influence culturelle est majeure [24] . En revanche, tout ce qui peut permettre de hiérarchiser des priorités et des moyens, de déterminer des risques majeurs ou des ressources critiques, et de fixer des limites à tel horizon est utile. Et beaucoup de disciplines scientifiques peuvent y contribuer – au-delà des sciences de la nature, qui ont, évidemment un rôle essentiel. La fixation d’une limite de deux degrés à ne pas dépasser pour le climat, comme la publication en 2009 de l’article de Rockström et de ses confrères sur les « limites planétaires »(Rockström et al., 2009)ont ainsi marqué un pas en avant important dans le sens d’une opérationnalisation de la soutenabilité forte. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille être toujours en mesure de fixer des objectifs quantifiés précis et que le politique ou la société civile soient dessaisis de leurs responsabilités : les contraintes planétaires, à partir du moment où elles sont acceptées, doivent être réparties de manière juste entre les acteurs et les territoires – ce qui est du ressort du politique ; et les responsables publics comme la société civile peuvent aussi en fixer localement d’autres, ajouter d’autres critères, dans la mesure où ils n’y contreviennent pas. Ce qui est important pour la soutenabilité forte ce n’est pas tant, en définitive, de se plier à une norme chiffrée, à un calcul, mais de savoir déterminer où sont les dynamiques inacceptables, les priorités absolues, et de s’y conformer en choisissant les moyens les plus efficaces. C’est une question de volonté au moins autant que de connaissances.
°O°
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Nota bene : il n’est pas fait de distinction entre la soutenabilité forte et la durabilité forte.
[2] Adoptés en 2015 par 193 États dans le cadre de la Stratégie mondiale de développement durable à l’horizon 2030, les objectifs du développement durable sont un ensemble de 17 objectifs censés guider le développement à tous les niveaux, et ceci pour les 15 prochaines années.
[3] Rappelons que le rapport Brundtland, rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement à la demande de l’Organisation des Nations unies en 1987, définit le DD « comme un type de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
[4] Sur cet investissement des différentes disciplines scientifiques dans le domaine du développement durable, voir Jollivet (dir.) (2001) et notamment, pour l’économie, l’article d’Olivier Godard (2001).
[5] La remarque s’applique au début des années 1990. L’implication de la géographie a beaucoup évolué depuis cette date.
[6] Il existe des publications importantes sur ce thème – hors du domaine de l’économie –, mais elles sont peu valorisées dans la littérature sur le développement durable (Gosseries, 2004 ; Ost, 1998 ; Sloterdijk, 2016).
[7] Toute cette partie ne fait que reprendre les très nombreuses analyses publiées sur la soutenabilité forte et faible, en particulier l’ouvrage de Franck-Dominique Vivien (2005).
[8] Antonin Pottier (2017) fait une distinction importante entre les contraintes liées aux prélèvements de ressources – qui constituent des limites physiques directement perceptibles à mesure de leur raréfaction, et celles liées aux pollutions qui peuvent ne pas être perçues immédiatement, et qu’il propose d’appeler « frontières ». ...
[9] Rappelons qu’il s’agit de trois règles de prudence dans l’utilisation de la nature : limiter les prélèvements des ressources renouvelables à l’accroissement du stock ; les émissions de polluants à la capacité d’assimilation du milieu et l’exploitation des ressources non renouvelables à leur rythme de remplacement par des renouvelables.
[10] Compte tenu de l’accroissement de la population, la règle du maintien du stock de capital naturel par personne impose a priori une augmentation de ce capital, ce qui peut se faire par restauration des écosystèmes dégradés ou croissance des renouvelables.
[11] Par exemple entre ressources renouvelables et non renouvelables.
[12] Institut français de l’environnement, créé en 1991 et réintégré au sein du ministère de l’Environnement en 2005.
[13] Voir, sur l’exemple du climat, l’article de Philippe Roqueplo (1998) qui explicitait très clairement toutes les difficultés à surmonter pour mettre en œuvre des contraintes dans ce domaine.
[14] C’est l’argumentation développée par le philosophe Pascal Chabot (2015). En matière de transition, ce ne sont pas les objectifs, mais les moyens, les chemins qui sont importants.
[15] Voir à ce sujet l’article de Rémi Beau (2019) dans ce dossier.
[16] Olivier Godard (2002), juge dénué de valeur pratique ce principe, en effet très général – compte tenu, notamment, de l’incertitude structurelle sur les conséquences lointaines de nos actions. Mais dans beaucoup de cas, le problème majeur est moins le manque d’information et la difficulté de décider en situation d’incertitude que les blocages à l’action face à des problèmes largement identifiés.
[17] Sur cette approche duale, voir Perrow (1984) et Theys (1991 et 2015 a).
[18] Voir Theys (2015b ; 2015c) et Villalba (2010).
[19] Voir aussi sur ces formes non durables de développement l’ouvrage récent d’Edwin Zaccai et al. (2018).
[20] Cette distinction des formes d’action entre le « vivre ensemble » et le « survivre ensemble » est explicitée dans la contribution de J. Theys à l’ouvrage Le développement durable, la seconde étape (Theys, 2010).
[21] Référence aux travaux d’Olivier Godard (2002).
[22] Expression due à Serge Antoine (1927-2006), l’un des principaux promoteurs en France du Développement durable et à l’origine au niveau international des agendas 21 locaux, décidés à la conférence de Rio.
[23] Sur le problème fondamental de la gouvernance multi-échelles et de l’équité entre territoires, voir l’ouvrage dirigé par B. Zuindeau (2010) et Zaccai et Zuindeau (2010).
[24] Voir l’article de Rémi Beau (2019) dans ce dossier ainsi que l’ouvrage de Catherine et Raphaël Larrére (2015).