Note de lecture
Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale.
De Jacques Richard, en collaboration avec Alexandre Rambaud. Les Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, 2020
La transition écologique nécessite une réforme radicale de la comptabilité des entreprises. L’ouvrage l’affirme en suggérant une révolution comptable. Puisque toute entreprise utilise du capital humain et du capital environnemental, outre son capital financier, les trois catégories de capitaux doivent être inclus dans le futur modèle comptable et y être traités équitablement.
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Ingénieur agronome et économiste.
Dans les années 1970, il était responsable des productions animales au Comité des organisations professionnelles agricoles (COPA) à Bruxelles, puis, dans les années 1980 et 1990, responsable de projets agricoles et environnementaux en Afrique sub-saharienne à la Banque mondiale, enfin conseiller de programmes et de stratégie à l’Agence française de développement (AFD). A l’AFD, il a été notamment chargé du dossier de l’efficacité de l’aide, débattu à l’OCDE et à la Commission européenne. Depuis 2018, il est engagé dans des associations d’agronomes et de défense de l’environnement.
Jacques Richard, en 1966 diplôme de l’ESSEC, a soutenu une thèse de doctorat en économie en 1970 sur la comparaison des systèmes comptables dans le monde. Expert-comptable et commissaire aux comptes associé au groupe Alpha spécialisé dans l’aide aux comités d’entreprise, il a siégé au Conseil National de la Comptabilité et au Comité de Règlementation Comptable. Loin d’être une simple technique, la comptabilité, selon Jacques Richard, soulève des questions fondamentales, en particulier celle de savoir ce que l’on veut conserver, question philosophique. Jacques Richard n’accepte pas les modèles qui utilisent des indicateurs pour prendre en compte les aspects extra-financiers si l’objet est de ramener tout l’impact environnemental à la valeur financière de l’entreprise. Ces modèles ne s’intéressent aux atteintes de l’environnement qu’en fonction des baisses de profit futur et limitent la notion de dette au seul capital financier. La distinction des différentes natures de capitaux conduit à proposer une gouvernance partagée de l’entreprise et de la société, associant les capitalistes, le personnel salarié et des représentants du capital naturel, qu’il faudra chercher chez ses défenseurs (riverains, voisins, ONG …). A l’Université Paris Dauphine, la chaire « Comptabilité écologique », animée par Alexandre Rambaud, mène des travaux exploratoires notamment en relation avec le collège des Bernardins qui travaille sur un régime de gouvernance co-déterminé, auquel le modèle CARE, expliqué dans « La Révolution comptable », peut apporter l’infrastructure comptable. |
La comptabilité à partie double permet de conserver le capital financier
en le traitant comme une dette. Ainsi, le passif d’une entreprise, figurant à droite de son bilan, permet de suivre l’évolution de son capital et d’en surveiller la conservation. Or il est également essentiel de conserver les capitaux humain et environnemental.
Pour remédier à la crise environnementale, l’auteur a conçu un modèle qu’il intitule « Comprehensive Accounting in Respect of Ecology / Triple Depreciation Line » - CARE/TDL. Elaboré en 2015 par la chaire Comptabilité Ecologique de l’Université Paris-Dauphine, ce modèle prévoit le triple amortissement des capitaux financier, humain et environnemental. Pour reconstituer les deux formes de capital non financier, l’amortissement prendra la forme de budgets.
- Le capital humain donnera lieu à une « paye de conservation » distincte de la rémunération, laquelle est assimilable, dans le domaine financier, à la rémunération des actionnaires, c’est-à-dire au paiement de dividendes.
- L’amortissement du capital environnemental doit couvrir le coût de reconstitution de l’environnement.
- Aucune rémunération ne sera servie aux actionnaires ou aux travailleurs tant que ces nouveaux amortissements ne seront pas appliqués, sachant que les trois capitaux ne sont pas substituables.
L’ouvrage comporte quatre chapitres : un chapitre historique, un chapitre consacré aux normes comptables internationales, un chapitre présentant les principes du projet CARE/TDL et un chapitre sur la mise en œuvre de la révolution comptable.
Le chapitre historique rappelle l’origine de la comptabilité à partie double, conçue en Italie au XIV-ème siècle. S’appuyant sur l’ouvrage d’Yves Renouard (« Les hommes d’affaires italiens au Moyen Age », Paris, Armand Colin, 1949), l’auteur évoque la comptabilité de l’entreprise lainière de Francesco de Marco Datini, commerçant et banquier florentin du XIV-ème siècle. Cet entrepreneur gérait ses filiales à distance, notamment en Espagne, grâce à sa comptabilité à partie double. Avant de chercher le profit, il se préoccupait de conserver son capital.
Dans la comptabilité à partie double, les salariés n’apparaissent que comme des charges qui diminuent les profits. Au XIVè siècle, il était interdit aux travailleurs de former des syndicats et de participer au gouvernement, qu’il s’agisse de l’entreprise ou de la ville, alors même que les ordonnances municipales encourageaient les employeurs à former des guildes. S’ajoutant aux prêts à intérêt, ces pratiques étaient peu conformes aux règles de la morale chrétienne de l’époque.
Contrairement à ce que laisse entendre la théorie néo-classique, la négociation entre travailleurs et employeurs est rarement équitable. Karl Marx, faute d’avoir considéré le capital comme une dette, n’a pas compris, selon l’auteur, que la comptabilité à partie double, conçue pour conserver le capital, était le véritable objet de sa critique du capitalisme.
De tout temps, les lois ont favorisé les entrepreneurs au point paradoxal de pénaliser leurs perspectives de profit. Celles-ci dépendent en effet d’un pouvoir d’achat dynamique, alors que ce pouvoir d’achat est systématiquement écrasé dans une comptabilité partisane du capital financier. Sans réforme de la comptabilité, l’auteur ramène l’influence des économistes keynésiens au niveau de celle de piètres rafistoleurs.
Dans les années 1970, la vague néolibérale initiée par les gouvernements Thatcher et Reagan a étendu à l’échelle internationale l’avantage des employeurs avec les International Financial Reporting Standards (IFRS). La notion de capital humain (Gary Becker, 1976) n’a guère induit de changement dans les conditions de travail ni dans le partage du pouvoir dans l’entreprise.
Le chapitre 2 caractérise la situation internationale, régie par la pensée néo-libérale, en formulant neuf thèses qui figurent dans la table des matières. On retient que les lois comptables sont généralement élaborées à l’écart de la participation des citoyens, notamment au sein de l’International Accounting Standards Board (IASB). Sous l’influence des grandes firmes internationales et des grands cabinets d’audit, l’IASB, organisme de droit privé dont le siège est à Londres, duplique le Financial Accounting Standards Board américain.
L’impossibilité de s’entendre entre Etats membres de l’Union européenne a eu le funeste effet d’obliger celle-ci à renoncer en 2005 à sa souveraineté et à son contrôle des normes comptables. Elle s’est ainsi alignée sur les règles néo-libérales de l’IASB.
Après la seconde guerre mondiale, la France avait décidé de mesures sociales donnant les moyens de conserver le capital humain. En 1947 les représentants des travailleurs ont été admis au Conseil supérieur de la comptabilité, devenu l’Autorité des normes comptables, mais l’exception française de 1947 a été largement démantelée par la réforme de l’Autorité en 2007, suite à l’alignement de l’Union européenne sur les normes de l’IASB.
Le Chapitre 3 présente le projet CARE/TDL en douze propositions. Trois propositions sont d’abord consacrées au capital. On sait que la conservation de chaque type de capital (financier, naturel, environnemental) en tant que tel est l’exigence de la « soutenabilité forte » dans une conception rigoureuse du développement durable ou « soutenable ».
La proposition 4, consacrée aux capitaux humains et écologiques, introduit l’idée de normes pour assurer la conservation de ces capitaux. Le maintien des capacités physiques des humains suppose une paye, distincte des revenus de l’entreprise distribués après amortissement des différents capitaux. La paye correspond à l’amortissement du capital humain et assure sa conservation. Pour les capitaux non financiers, il appartient à des experts d’établir un état des lieux et de repérer les risques. Rien de tel, selon l’auteur, dans la démarche RSE (responsabilité sociale et environnementale) des entreprises.
Après les propositions 5 et 6 qui reviennent sur les règles de la comptabilité à partie double applicable de manière équitable à chaque type de capital, la proposition 7 prévoit qu’à partir des normes, toute entreprise pourra déterminer, pour chaque capital, son écart par rapport à l’objectif de « soutenabilité », c’est-à-dire de conservation du capital.
Sur cette base doivent être élaborés des budgets, objet des trois propositions qui suivent la proposition 7, et qui représentent le coût de la soutenabilité. Une entreprise respectueuse de l’environnement fera apparaître un budget nul, tandis que le budget ne sera jamais nul pour le capital humain. Celui-ci demande une paye pour être entretenu (proposition 8). Au passif, les budgets des capitaux à conserver apparaissent séparément (proposition 9) et totalisent le coût complet écologique et humain de l’entreprise (proposition 10). L’apparition de ces budgets au bilan évitera le dumping social et environnemental du capitalisme actuel.
La proposition 11 définit le profit commun que dégage l’entreprise ayant conservé les trois types de capitaux. Ce profit résulte de l’activité en commun des trois types de capitaux.
La proposition 12 évoque la gouvernance d’entreprise qui, dans le modèle CARE/TDL, devient une cogestion écologique, sociale et financière, accordant un statut égal aux travailleurs et aux financiers ; idem pour l’environnement qui acquière un droit à la conservation. Par comparaison, la codétermination allemande ne remet pas en question le modèle comptable capitaliste et n’accorde aux salariés qu’un accès limité à la gouvernance d’entreprise. La cogestion écologique, sociale et financière applique la théorie intégrale des investisseurs de capitaux (capitalholder theory), plus exigeante que le stakeholding d’Edward Freeman (1984).
L’auteur observe que la Yougoslavie a accordé aux employés, considérés comme « autogestionnaires » et non plus comme salariés, le droit au « profit résiduel ». En revanche, l’auteur exprime sa réserve à l’égard des « fausses solutions préconisées par les capitalistes financiers » (page 100), parmi lesquelles l’économie sociale et solidaire (EES) et le mouvement des communs. Selon l’auteur, il est illusoire de vouloir faire du social dans une économie capitaliste.
Le quatrième et dernier chapitre envisage les moyens de mettre en œuvre la « révolution comptable » du projet CARE/TDL. A la différence du Manifeste du parti communiste, cette révolution ne sera pas violente. Mais comment obtenir des changements aussi radicaux que ceux préconisés dans l’ouvrage ? Ayant critiqué au chapitre 2 le caractère peu contraignant des Objectifs du développement durable (ODD) de l’ONU, l’auteur estime au chapitre 4 qu’il appartient à l’ONU d’inscrire l’égalité de traitement des trois types de capital dans sa constitution.
A l’échelle des pays, il faudra établir le pouvoir égal des représentants des trois types de capital. Ainsi le Conseil économique, social et environnemental français devrait être renforcé pour former avec l’Assemblée nationale un système démocratique bicaméral. Pour arriver à cette fin, l’auteur suggère un referendum d’initiative citoyenne (RIC) préparé par un vaste débat destiné à expliquer à l’opinion la nécessité de la révolution. En attendant, des entreprises pourraient établir, ne serait-ce qu’à titre volontaire, une comptabilité CARE/TDL qui les ferait apparaître comme pionnières et désireuses d’illustrer les enjeux.
A l’heure de la crise environnementale, l’ouvrage aborde des questions d’actualité en soulignant les fondements contraires à la morale publique du système capitaliste. Au cœur de cette situation troublante, les règles de la comptabilité européenne s’alignent, depuis la réforme des normes comptables internationales en 2005, sur la pensée néo-libérale anglo-saxonne. L’ouvrage reprend un sujet traité par un grand nombre d’économistes français (Boissieu, Boyer, Elie Cohen, Lorenzi, Mistral, Orléan, Pastré, Plihon …). On regrette qu’il omette d’en faire état au chapitre 2.
Dès lors, le titre et l’ambition de l’ouvrage (une révolution !) paraissent quelque peu démesurés par rapport à l’isolement du projet CARE/TDL. Certes, la pensée néo-libérale est source de dérives préoccupantes, mais peut-on envisager, aussi simplement que le voudrait l’auteur, une réforme qui ne manquerait pas de remettre en cause la responsabilité limitée des entreprises, sans porter un coup fatal à l’innovation, au dynamisme de l’économie et au niveau de vie des sociétés industrielles ? Et comment coordonner la révolution à l’échelle mondiale alors qu’on n’est pas parvenu à s’entendre à l’échelle européenne ?
Finalement, le principal mérite de l’ouvrage est de rappeler que les règles techniques de la comptabilité, trop souvent décidées à l’abri du regard du public, se trouvent au cœur des réformes nécessaires de l’économie. Il est certes temps de porter ces règles au grand jour.
°O°
Bibliographie
Bibliographie complémentaire Les références bibliographiques de l’ouvrage sont à chercher dans les notes de bas de page plutôt qu’à la fin de l’ouvrage. On retiendra notamment :
* Becker, Gary Stanley (1964) Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis with Special Reference to Education. University of Chicago Press. Cité page 26.
* Comte-Sponville, André (2004), Le capitalisme est-il moral ? Paris, Albin Michel (p. 38)
* Favereau, Olivier, et Roger, Baudoin (2015), Penser l’entreprise. Nouvel horizon politique, Paris, Parole et Silence. Cités page 91.
* Papa François (2015), Laudato si ; Encyclique. Cité page 121.
* Freeman, Edward (1984, 2010), Strategic Management, a stakeholder approach. ; New Delhi. Cambridge University Press. Cité page 95.
* Gadrey, Jean, et Lalucq, Aurore (2015), Faut-il un prix à la nature ?, Les petits matins/Institut Veblen. Citée page 81
* Kapp, William (2015), Les coûts sociaux de l’entreprise privée. Préface de Jacques Richard. Les petits matins/Institut Veblen. Cité page 88.
* Mazzucato, Mariana (Anthem Press, 2014) The Entrepreneurial State : debunking public vs private sector myths, citée page 97
* Méda, Dominique (1999) Qu’est-ce que la richesse ? ; Paris, Aubier. Citée page 81.
* Rambaud, Alexandre (2015) La valeur d’existence en comptabilité : pourquoi et comment l’entreprise peut (p)rendre en compte des entités environnementales pour « elles-mêmes ». Thèse de doctorat en sciences de gestion. Université Paris-Dauphine. Cité page 85.
* Richard, Jacques (2012) Comptabilité et développement durable. Economica. ; Cité page 73.
* Richard, Jacques, Bensadon, Didier, et Rambaud, Alexandre ; (2018) Comptabilité financière, Paris, Dunod. Cité page 46.
* Rochfeld, Judith (2011) Les Grandes Notions du droit privé. ; Paris, PUF. Citée page 47.
* Senard, Jean-Dominique, et Notat, Nicole (2018) "L’entreprise, objet d’intérêt collectif », rapport aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances, et du Travail. Cité page 116.
* Smith, Adam (1776) An Enquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations. Cité page 41.