Eau Bien Commun / Eau Service Public : discussion Nord-Sud

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26 janvier 2018

Résumé

On veut montrer la différence entre la ressource en eau qui est souvent traitée comme un bien commun (rivalité mais pas d’exclusion possible, donc obligation pour les ayant-droit de coopérer), et les services publics des pays développés, qui sont apparus d’abord comme des biens de club fermés, mais qui ont ensuite été ouverts à tous pour des raisons de santé publique dans le cadre de nos sociétés de liberté et d’égalité, mais moyennant paiement d’une facture. L’intensité capitalistique des infrastructures d’une part, et l’individualisme des citoyens de nos villes, ont fait de l’eau et plus tard de l’assainissement des services anonymes, utilisés en privé et consumérisés, même lorsque le service est fourni directement par la collectivité publique. Avoir l’eau du robinet paraît évident.
Or non seulement il semble impossible de fournir des services en réseau aux villes du Sud, et en tout cas aux vastes périphéries qui s’y urbanisent de façon anarchique, mais dans les villes des pays développés, les services publics risquent aussi de rentrer en crise : les trois objectifs de durabilité (économie, environnement, équité) ne sont plus toujours compatibles entre eux depuis que la consommation d’eau baisse, surtout si la baisse est due à un phénomène de désaffection de consommateurs aisés qui investissent dans des technologies alternatives et laissent ceux qui n’ont pas les moyens de réduire leur consommation, face à des prix de l’eau plus élevés ou à des services dégradés.
Il est donc temps de s’intéresser à la confrontation entre service public (avec ses quatre caractéristiques d’universalité, d’égalité, de continuité et de mutabilité) et gestion en bien commun, qui relève d’approches communautaires et subsidiaires, pour le meilleur ou pour le pire : aux vertus qu’on prête aux solidarités nouvelles proposés par le Commun, parfois même révolutionnaires, on peut opposer avec crainte les pratiques mafieuses de la gestion de l’eau en bien commun dans les quartiers de Mumbai. Et on en vient à poser la question : peut-on faire émerger une culture sociale du service public au Sud sans passer par la technologie des réseaux et des usines de traitement, familières ici, mais qui ne font pas confiance là-bas ?

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Auteur·e

Barraqué Bernard

Directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique, spécifiquement sur les ressources en eau ainsi que les services publics.
Il est enseignant à Agroparistech et à Sciences-Po. Son laboratoire, le CIRED (Centre international de Recherche sur l’Environnement et le Développement), est rattaché à Paris-Tech. Il a coordonné un important programme de recherches sur la durabilité des services d’eau dans les villes françaises, avec une ouverture sur l’Europe, les États-Unis et l’Australie. Mais il a aussi conduit, en coopération avec des collègues brésiliens, une analyse comparée de la gestion durable de l’eau dans les villes brésiliennes et européennes, et notamment de l’interaction entre services publics et partage des ressources, dans les grandes villes.


Cet article reprend et complète une contribution à la douzième conférence internationale de l’Agence Française de Développement, consacrée au thème ‘communs et développement’, tenue les 1-2 décembre 2016 à Paris.
Il a été mis à jour en janvier 2018.

 Introduction

Ce qui fait de l’eau un bien commun, plus naturellement encore que les forêts ou les alpages ou d’autres ressources naturelles renouvelables, c’est tout simplement qu’elle coule en permanence, et qu’elle est de ce fait plus difficile à posséder : on peut bien en arrêter une partie par un barrage, mais elle finira par s’écouler par-dessus. Même l’eau souterraine s’écoule dans le sol, ce qui conduit de plus en plus à remettre en cause le statut de propriété privée qu’elle a eu dans les pays relevant historiquement du droit romain. Seules les nappes fossiles qui ne se renouvellent pas font l’objet d’une appropriation, en général publique ; et souvent elles relèvent du code minier, alors que l’ensemble de l’eau, non.
Par ailleurs l’eau pèse lourd, et cette tonne par mètre cube a très longtemps limité les capacités humaines pour la mobiliser sur de grandes distances, faute de moyens techniques et financiers. Donc l’eau est largement restée un affaire locale, sauf dans les ‘empires hydrauliques’ décrits par Wittfogel (et encore !) où on a surtout tiré parti de l’eau en l’accompagnant. En Europe, pour les tribus germaniques l’eau était leur chose commune ; seul l’empire romain avait créé des eaux publiques pour faciliter la navigation, et des eaux privées (étangs creusés par les latifondiaires, impluviums, eaux souterraines), mais le chevelu des petits cours d’eau était un ensemble de biens communs de leurs riverains, et sûrement pas un ’bien public mondial’.
Mais une évolution fondamentale s’est produite en Angleterre dès le 18ème siècle, puis aux Etats-Unis, en Allemagne et en France, puis dans toute l’Europe occidentale : la combinaison de technologies nouvelles (réseau étanche et sous pression, robinets qui ferment, puis compteurs d’eau), avec le mode de vie bourgeois, individualiste et privé. Cela a fait de l’eau urbaine, d’abord un ‘bien de club’. Puis, après la découverte de la bactériologie, c’est devenu un service public, avec la fameuse triple contrainte d’égalité d’accès, de continuité et de mutabilité. Dans la plupart des pays, on n’est pas obligé d’acheter de l’eau ‘du robinet’, mais si on le fait, on doit la payer au même prix que les autres en fonction du volume acheté. Sinon, l’eau est normalement coupée. Le service est alors à caractère commercial, il est financé par ses bénéficiaires qui ne sont plus des usagers dans une communauté mais des consommateurs.

Le problème qui est soulevé depuis ‘l’invention’ des microbes, c’est que l’eau potable et l’assainissement sont devenus des services essentiels par rapport à la santé publique, et que l’universalité de l’accès (revendiquée désormais comme un droit humain) n’est pas forcément compatible avec la consumérisation des services. Certains proposent qu’on augmente le prix de l’eau d’un faible pourcentage pour créer un fonds d’aide aux ‘can’t pay’ ; d’autres voudraient plutôt qu’on sorte de la gestion à caractère commercial et qu’on gère l’eau en bien public, pour assurer la fourniture à tous. Cela pourrait se faire en finançant les services par les budgets publics alimentés par l’impôt. Mais beaucoup tendent à qualifier l’eau de bien commun pour justifier ce choix d’une gestion publique, sans pour autant renoncer à la facturation au volume. C’est typiquement le cas en Allemagne ou aux Pays-Bas. Pour le canadien Robert Wagner, les ‘communs’ dont on parle alors ne sont plus les ressources naturelles (dont l’eau) étudiées par les économistes institutionnalistes et politistes comme E. Ostrom, mais sont mobilisés comme ‘imaginaire social’ :

  • «  cet imaginaire que je décris est enraciné dans un discours historique spécifique qui romantise les communs de l’histoire européenne, et qui représente les communs et les biens de consommation (commodities) comme deux pôles opposés. L’attirance émotionnelle de cet imaginaire est telle que même des mails commerciaux, qui sont entièrement dédiés à la vente de biens de consommation, essaient de l’intégrer dans leurs campagnes publicitaires en se présentant comme des ‘communs de shopping’. L’imaginaire des communs, comme je le définis, et en particulier l’idée de l’eau comme un commun, trouve une expression dans les appréhensions des communautés de gestion locales, mais ne peut être identifié à elles. Il s’agit d’un phénomène culturel plus large, qui, comme les imaginaires qui mettent en forme la construction des nations, obscurcit et supprime les paradoxes et les conflits entre leurs membres, alors même qu’il fournit la base de leur unité au sein d’une ‘communauté imaginée.  » (Wagner, 2012, p.636-637, notre traduction).

Le débat entre communs et commodités et la nécessité de le dépasser sont présentés d’une manière stimulante par Karen Bakker (2007)
Aujourd’hui, même dans les pays riches, non seulement l’égalité consumériste dans l’eau potable est de fait remise en cause au nom de la justice sociale, mais par ailleurs la politique de l’eau cherche à rapprocher les services publics de la gestion de la ressource en eau (en cherchant des solutions territoriales et naturelles plus durables que le recours à la technologie), un brouillage tend à se produire dans les esprits et notamment chez les défenseurs de l’eau comme ‘or bleu’ ou ‘bien public mondial’. Certains le font en pensant aux pays du Sud global où l’accès à l’eau est si inégal ; mais nombre d’opérateurs publics de services d’eau et d’élus locaux européens, américains et canadiens voudraient éliminer la ‘privatisation’ de l’eau (en fait la gestion déléguée au secteur privé) chez eux, au profit d’une gestion en mains publiques, en reprenant l’argument que l’eau est un bien commun en général.
Pourtant, bien qu’ils ne fassent pas de profits, contrairement aux entreprises privées, ils vendent bien l’eau comme elles. Il n’y a qu’en Angleterre, par extraordinaire, que le financement de l’eau a été historiquement assuré par les impôts locaux sans lien avec la consommation. Cette application pragmatique du Common Wealth [1] perdure car encore 50% des ménages britanniques n’ont pas encore de compteurs et payent l’eau comme un impôt local …
C’est sur les différences entre biens communs et services publics qu’il faut conduire une discussion nord-sud, et cela d’autant plus qu’on voir réapparaître, chez des urbains occidentaux, l’idée de gérer cette eau à nouveau en bien commun, par exemple dans des écoquartiers, avec des techniques dites ‘non-conventionnelles’. Or ce sont celles qu’on trouve souvent dans les pays en développement. D’où la question : faut-il opposer ‘commun’ et ‘marchand’ simplement, ou bien n’est-ce pas plus compliqué ?

 Bien commun, bien de club, service public

En France, le décalage est frappant entre les services publics d’eau potable et la tradition de gestion en commun de réseaux d’irrigation ou de drainage (Barraqué, 2011) : à l’idéal d’un service collectif, distribué de façon égalitaire à des consommateurs payant au volume pour un service continu, répond la survivance fréquente de communautés de gestion d’une ressource partagée équitablement, mais payée au forfait par des usagers qui sont obligés de contribuer. Ces institutions locales ont survécu dans bien des pays d’Europe, contrairement au destin tragique que leur prédisait Garret Hardin, et notamment pour contrôler l’eau comme on va le voir ci-dessous. Siegfried von Ciriacy Wantrup, qui avait fui le Nazisme pour étudier l’économie à Berkeley, répondit à Hardin (cf. Bishop, 1975) que les communautés d’alpages continuaient de fonctionner dans le sud de l’Allemagne, en Autriche et en Suisse ; donc les biens communs n’étaient voués à aucune tragédie en système capitaliste, c’était plutôt l’incapacité des économistes américains de le comprendre qui était, elle, bel et bien tragique. Il n’est pas inutile de rappeler que ce fondateur de l’économie des ressources naturelles fut le professeur d’Elinor Ostrom. Mais il était spécialiste de la pêche en haute mer, pas de l’eau urbaine. Ceci nous amène à parler des deux sortes de biens publics impurs.
Ce sont les travaux d’économie publique et institutionnelle, de Paul Samuelson à Elinor Ostrom, sans oublier Richard Musgrave [2] , qui ont fait émerger la notion de biens publics impurs : pour qu’un bien soit clairement de marché, il lui faut deux caractéristiques simultanées : être sujet à une rivalité pour son utilisation, et aussi, être susceptible d’une appropriation exclusive. Inversement un bien public pur a les deux caractéristiques inverses de non-rivalité et d’impossible exclusion : dans ce cas, le financement du bien ne peut être assuré que par de l’argent public. Mais il existe des biens exclusifs sans rivalité : ce sont des ‘biens de club’ (ou à péage, toll goods and club goods). Ils ont été théorisés par des économistes américains, dont Paul Samuelson (1954). Et, en première approximation, un bon service public comme l’eau du robinet en Europe est fait pour être utilisé par tous les abonnés sans rivalité entre eux ; mais si on ne paye pas sa facture ou son abonnement, le service est normalement coupé. Dans les pays en développement, une fraction significative de la population n’est pas raccordée au réseau, et elle n’a de rapport à l’eau que comme ressource naturelle.
Dans les années 1970, Vincent et Elinor Ostrom (1977) ont repris l’idée initiale de Musgrave sur les deux critères pour définir les biens, et ils ont complété le tableau en décrivant l’autre catégorie de biens publics impurs, ceux où il y a rivalité entre usagers, mais sans guère d’exclusion possible. On pense aux aquifères dès qu’un risque de pénurie apparaît : si tous les agriculteurs creusent un puits et exploitent l’eau sans aucune retenue (et il sera difficile de les contrôler), l’aquifère qu’ils surplombent finira par être surexploité, et le sol s’affaissera. Pour les Ostrom, au lieu d’en faire des biens de marché, il faut plutôt instituer (en la « façonnant » au cas par cas – crafting) une communauté et mettre en place en son sein des règles de partage équitable.
La différence fondamentale entre la ressource en eau et le service public de l’eau, est celle entre les biens communs et les biens de club : dans un cas il y a potentiellement rivalité sans possibilité d’exclusion, dans l’autre possibilité d’exclusion et du coup pas de rivalité. Et, si la gestion de biens communs par des communautés est très ancienne et remonte à l’antiquité, les clubs sont une invention des Lumières, et ils portent en eux les idées d’égalité et de libre adhésion des citoyens inventées à l’époque ; à l’inverse, les communautés rassemblent, sur la base de règles contraignantes (coutumes), des êtres différenciés : ils n’ont pas forcément les mêmes droits, mais ils considèrent les règles communes (qui s’appliquent à tous) comme équitables [3] . De plus, la ressource qu’ils partagent est gratuite, mais ils doivent contribuer, souvent en nature, au maintien du dispositif technique commun. Les capitaux investis sont relativement peu importants. A l’inverse, dans le bien de club, l’adhésion est volontaire mais payante, et en principe de façon à couvrir les besoins de financement du dispositif technique et de son entretien (par des salariés). On doit d’ailleurs distinguer les financeurs initiaux qui apportent le capital de départ, des abonnés qui participent en principe à son remboursement.
L’invention de la propriété privée (justement exclusive) a historiquement constitué la base de l’emprunt d’argent et de faire fructifier les capitaux puis de les accumuler, ce qui ultérieurement, a permis de développer des infrastructures gigantesques pour l’eau et l’assainissement grâce à des contrats de concession de longue durée.
Il faut penser la transition historique d’un type de bien public impur à l’autre. En d’autres termes, reste-t-il des exemples de gestion de l’eau en bien commun et est-ce souhaitable ? [4] Comment une communauté d’usage d’une ressource commune peut se transformer en club ? Et ensuite, qu’est-ce qui différencie un club (privé) quelconque, d’un service public ? Et enfin, pourquoi dans certains cas, le service public doit-il être subventionné, voire gratuit, pour une partie de la population qui ne peut pas le payer, au nom de l’intérêt collectif ? On fait référence ici à une autre catégorie de biens publics impurs, ceux que Richard Musgrave a appelé les merit goods, les biens tutélaires. Et en effet, il est d’intérêt pour toute la population que même les plus démunis aient accès à l’hygiène, pour éradiquer les épidémies qui atteindraient même les plus riches. La santé publique a apporté un argument essentiel aux fondateurs de la doctrine solidariste il y a plus d’un siècle.

 Une longue histoire européenne de l'eau comme bien commun

Mais revenons à la nature de bien commun de la ressource en eau. Par exemple, les bisses du Valais (ainsi que leurs homologues du Val d’Aoste, les Rus) sont des communautés d’irrigation de montagne, initialement créées pour faire pousser davantage de foin, puis pour irriguer la vigne plus bas dans la vallée (du Rhône en amont du Léman). Au niveau de la prise d’eau (le mot bisse semble venir de la même racine que bief), il y a rivalité avec d’autres utilisateurs du même torrent, et il faut une institution d’arbitrage. En aval de la prise d’eau se trouve une communauté d’usagers qui définit les règles de répartition de l’eau, et qui désigne les membres chargés de faire l’entretien voire la remise en état à chaque printemps. Il y avait des institutions similaires en France (en Savoie, dans les Vosges, le Briançonnais, le Massif central), qui ont presque toutes disparu, sauf en Roussillon (Ruf, 2001), et bien sûr en basses vallées et en plaines dans les associations syndicales libres ou autorisées. Les bisses ont survécu grâce au soutien apporté par la Suisse à l’agriculture de montagne, et aussi comme élément du paysage et atout touristique ; et en aval, la viticulture florissante continue d’utiliser l’eau. Mais il n’y a plus guère de pénurie ni de risque de manque d’eau. On est peut-être passé d’une communauté d’éleveurs et de vignerons à un club de défenseurs des bisses comme patrimoine. Ce n’est sûrement pas un service public puisqu’il ne concerne que ceux qui s’y intéressent. L’eau potable est fournie par d’autres réseaux, de tuyaux et pas de canaux.
Dans des contextes géographiques variés, les communautés de gestion de l’eau en bien commun ont survécu voire prospéré dans certains pays. Aux Pays-Bas par exemple, les Wateringues ont traversé les siècles depuis le Moyen Age : il s’agissait d’abord de se défendre contre les submersions marines, puis de drainer les terres agricoles et d’entretenir les ouvrages. L’association de la digue, du canal qui la longe, et du moulin à vent est une forme originale très précoce de ‘nexus’. Après la deuxième Guerre Mondiale, elles ont été chargées de la défense de la qualité de l’eau et donc de l’exploitation des stations d’épuration. La multiplicité des tâches a conduit alors à leur forte concentration, de plus de 2600 en 1945 à 23 aujourd’hui, mais en leur conservant leur caractère de communautés de gestion : les comités directeurs de ces wateringues sont composés de représentants de catégories d’usagers es-qualités et non pas élus au suffrage universel. Et pour participer à leur budget les résidants domestiques payent des taxes familiales : on paye pour 2,5 personnes quelle que soit la taille de la famille, sauf les personnes seules qui payent pour 1.
Une autre expérience digne d’intérêt a été conduite dans la Ruhr en Allemagne au début du XXe siècle. Elle s’explique historiquement par la gravité de la situation de l’eau à la suite de l’explosion industrielle de la fin du XIXe siècle, mais aussi par la volonté des forces socio-politiques de la Ruhr d’obtenir une capacité d’autogestion par rapport à l’empire prussien (Korte, 1990), tout en trouvant le bon niveau territorial de gestion selon le principe de subsidiarité. Quatre Genossenschaften (syndicats coopératifs) ont été créés pour gérer trois rivières de façon spécialisée : au centre, l’Emscher, devenue un marécage pollué suite à la subsidence des sols miniers, transformée en canalisation d’eaux usées à ciel ouvert coulant à nouveau vers le Rhin ; au sud, la Ruhr, destinée à stocker l’eau en commun en amont par la Ruhrtalsperrenverein, et équipée de stations d’épuration plus en aval par la célèbre Ruhrverband  ; enfin, au nord la Lippe, réservée aux usages industriels et agricoles, et au drainage comme aux Pays-Bas voisins. Chaque Genossenschaft est dirigée par un comité de bassin où sont représentés les villes et les cantons ruraux, les industriels pollueurs, les utilisateurs de la force motrice de l’eau, et désormais les associations environnementales et de consommateurs, en fonction des intérêts physiquement en présence.
Contrairement aux Wateringues, les usagers domestiques ne sont pas représentés directement, ils le sont par leurs villes : c’est elles qui achètent l’eau en gros à la Ruhrverband et qui la distribuent dans leurs services publics en réseau, et qui renvoient l’eau en gros à traiter dans les stations d’épuration communes. Aujourd’hui il y a onze ‘communautés locales de l’eau’ dans le Land de Rhénanie du Nord – Westphalie (mais nulle part ailleurs en Allemagne, à cause de l’autonomie maintenue des villes ‘libres’).
C’est cette expérience de gestion de l’eau en bien commun qui a inspiré la création de nos Agences de l’eau, grâce au rôle joué par quelques ingénieurs des corps d’Etat comme Ivan Chéret au moment de la création de la DATAR. Malheureusement le modèle de subsidiarité communautaire allemand n’était pas conforme à la Constitution qui dans l’article 34 empêche que de l’argent public soit géré par des comités comprenant des personnes privées et échappant au contrôle annuel du Parlement (et donc du ministère des Finances via la commission des Finances de l’assemblée). Or paradoxalement les redevances des agences n’ont été acceptés par les élus de l’époque que parce qu’elles se situeraient dans la parafiscalité ‘de service rendu’, ce qui a permis de les faire payer par les usagers domestiques dans les factures d’eau. Mais dès 1982 le Conseil constitutionnel les a qualifiées d’impositions de toute nature, donc à soumettre au vote annuel du Parlement. C’est ce qui a été régularisé finalement dans la LEMA en 2006, et qui permet aujourd’hui à Bercy de prendre 10 % du budget au nom de la crise, et demain à l’Agence de la biodiversité de prendre encore un pourcentage pour conduire des actions certes importantes, mais qui n’ont aucun rapport avec le service rendu aux usagers-payeurs ! Le système devient complètement incohérent, ce qui montre que les Français sont capables de s’émouvoir en paroles sur la gestion de l’eau en bien commun, mais pas en actes : leur classe politique et la plupart de leurs hauts fonctionnaires traitent la principale expérience actuelle de gestion en bien commun par le mépris, et les agences de l’eau, fragilisées, sont de commodes boucs-émissaires pour ce qui ne va pas. Et pourtant, on ne trouve guère d’autre domaine de l’action publique où il y a autant de comités fonctionnant selon un principe de démocratie participative : comités de bassin, commissions géographiques des agences, Commissions locales de l’eau pour les SAGE, contrats de rivière, EPTB etc. Depuis quelques années, certains usagers domestiques s’estiment lésés par rapport aux industriels et aux agriculteurs, alors que le principal problème est que les élus leur font payer les redevances à la place des collectivités publiques [5] . Si on critique les élus, ils s’écrient qu’ils gèrent bien les services publics (ce qui n’est pas faux). Mais pourquoi cette réponse est-elle inappropriée ?

 Différences entre eau-ressource et eau-service public

Le service public de l’eau est apparu d’abord comme un bien de club ne couvrant que des quartiers centraux ou industriels : les difficultés techniques et le manque de capitaux empêchait la généralisation des services [6] . Mais, une fois que les villes ont compris l’enjeu sanitaire, elles ont apporté l’argent qui manquait et permis de franchir le cap : la généralisation de l’accès a permis de baisser considérablement les contributions des ‘membres du club’. Aux économies d’échelle s’ajoutait cette double invention aussi fondamentale que peu étudiée : le robinet qui ferme, et le compteur d’eau, qui permettent ensemble de passer de forfaits ou du comptage ‘à la jauge’ (on achète un débit d’eau), à un achat de volumes d’eau, donc à la mise en place d’une part variable dans le paiement, qui devient une facture. Cette part variable correspond souvent au moins au coût de fonctionnement du service d’eau, et elle s’est développée en particulier avec l’invention des usines de traitement d’eau (et plus tard des stations d’épuration des eaux usées), dont le coût est lié aux volumes traités. Tous ces dispositifs techniques ensemble ont accrédité l’idée que le service public est à caractère industriel et commercial, et donc pas gratuit ni financé par les impôts. Et en général, l’hydraulique agricole n’en est pas là : précisément, des réseaux de canaux à ciel ouvert n’offrent pas la même capacité d’exclusion des non-payants que les réseaux de tuyaux sous pression.
Mais une histoire contemporaine de certains objets techniques comme les lavoirs, les abreuvoirs, les fontaines publiques etc., montre le passage d’une eau commune à un service public : l’accès à l’eau était d’abord l’affaire des villages, ou bien de voisins qui éventuellement s’associaient librement pour un financement équitable (des besoins différents trouvent leur compte ensemble.) Avec une telle règle on avait donc affaire à une démarche communautaire plus que collective (pas égalitaire), qui ne séparait pas l’eau potable des autres usages de la ressource (notamment le potager, l’abreuvage des bêtes). En tant que bien commun, l’eau était gratuite (une fois l’investissement initial payé), mais son accès était régulé de façon contraignante. Le financement des infrastructures n’avait pas de rapport avec les volumes consommés [7].
Il y a un siècle en France, voire jusque dans les années 1970, on trouvait encore bien des communautés villageoises pour l’adduction d’eau, fournissant parfois des services différenciés aux usagers sans que l’eau soit mesurée (Barraqué, 2011). Il reste encore de petites communes en montagne où l’eau est gérée en commun, par exemple autour de Grenoble (Brochet, 2017). Ces formes ont quasiment disparu, car la petitesse des communes a conduit à faire du syndicat intercommunal le niveau de base de la distribution d’eau conventionnelle, avec réseaux sous pression et compteurs, et grâce aux aides du FNDAE ; et il ne reste que quelques maisons isolées et quelques hameaux non raccordés. Les adductions ont sans doute été subventionnées dans la période d’installation initiale des réseaux publics dans les pays développés (mais des études de cas restent à faire, au-delà de la thèse d’Olivier Crespi, 2014). Mais progressivement, le financement des services par ses bénéficiaires a prévalu ; peut-être à cause du poids pris dans les pays développés par la petite bourgeoisie salariée et de son individualisme, la consumérisation du service s’est imposée : payer son abonnement à une desserte à domicile et sa facture d’eau, c’est non seulement gagner en autonomie par rapport à l’eau (on peut ouvrir le robinet quand on veut), et avoir un confort incomparable ; mais c’est aussi pouvoir s’abstraire de la contrainte des relations qui se nouent à la fontaine publique ! Ensuite, du fait de l’augmentation des volumes d’eau utilisés grâce à la desserte à domicile, il a fallu les évacuer ; on a plus récemment trouvé le moyen de financer l’assainissement en le rajoutant à la facture d’eau, alors qu’il ne s’agit pas en principe d’un service rendu, mais d’une imposition pour raisons d’hygiène, donc devant être financée par l’impôt.
On est ainsi arrivé progressivement à des prix si élevés que des solutions autrefois condamnées peuvent regagner un intérêt (individuelles ou de voisinage). La question est de savoir si les adaptations recherchées aujourd’hui ne vont pas faire disparaître l’esprit du service public qui s’était imposé au fil du XXe siècle : en cherchant à réduire les coûts d’ensemble du service public ‘à l’occidentale’ grâce à des technologies autonomes, ne risque-t-on pas de fragiliser les services publics en réseau au point de mettre les villes des pays développés dans la situation de celles des pays en développement ?
En tout cas, les communautés d’eau potable de voisinage se rencontrent encore aujourd’hui dans une vaste périphérie européenne. Quant à l’assainissement, la France est le plus grand pays d’Europe avec une faible densité, et logiquement, elle compte 5 millions de fosses septiques en plus ou moins mauvais état. Les ingénieurs ont reconnu qu’on allait les garder et les améliorer. On a ainsi inventé les SPANC, pour promouvoir une gestion collective d’objets privés situés dans des parcelles privées. De tels services publics pourraient desservir des assainissements regroupés, qui eux, formeraient des biens communs aux familles bénéficiaires.
Par conséquent, contrairement à ce qu’on croit souvent, la transition entre biens communs et services publics n’est pas achevée, même dans les pays les plus riches. Au moment où on sait aussi faire de l’eau potable avec des techniques ‘on-site’ non conventionnelles…

 Pays en développement vs pays développés

Tournons-nous maintenant vers la situation de l’eau dans le Tiers-Monde : les thèses de Marie-Hélène Zerah, Marie Llorente, Anastasia Angueletou-Marteau et Augustin Maria montrent à l’envi la fragmentation urbaine qui prévaut dans les grandes villes de l’Inde, où chaque quartier a une desserte en eau correspondant à son statut social, l’inégalité d’accès au service matérialisant et renforçant la stratification sociale. Les habitants n’ont guère confiance en les services municipaux et leurs ingénieurs, ils sont pris dans des systèmes d’affiliation et d’obligation avec des ‘patrons’ locaux. Les plus riches ont un bon accès au réseau public, mais comme il est intermittent, les ‘colonies’ où ils habitent sont équipées de dispositifs techniques alternatifs pour avoir leur eau potable en permanence. Les plus pauvres sont entièrement dépendants des vendeurs d’eau voire des ressources en eau brute qui sont polluées et dangereuses pour la santé. Une fraction importante de la population vit dans l’illégalité foncière, et n’a pas le droit d’être raccordée. Mais dans le cas du Brésil les multiples branchements clandestins, compromettent la qualité de l’eau de l’ensemble du réseau …
On ne peut plus parler de service public, et d’ailleurs en général dans ces grandes villes du sud, le compteur d’eau est rejeté, l’eau étant vécue comme ressource naturelle essentielle, donc gratuite. Lorsque les résidants s’organisent sans attendre l’Etat comme dans l’expérience de barefoot college de Bunker Roy, l’eau est clairement un bien commun [8]. Avec la fragmentation sociale urbaine des pays en développement, renforcée par la conviction des bailleurs financiers anglo-saxons que ‘local = corruption et inefficacité’, il ne peut se développer une confiance suffisante dans la gestion municipale en réseau.
Les services devraient être conçus à l’échelle du quartier (ward en Inde), niveau institutionnel auquel les urbains accordent plus volontiers leur confiance, sur la base de technologies différentes, et (malheureusement) en accord avec la capacité d’investir de chaque communauté : le résultat final sera une amélioration de l’accès à l’eau, mais dans un paysage sociotechnique toujours fragmenté : avant le tremblement de terre, Haïti disposait d’un service public en réseau à Port-au-Prince qui fournissait de l’eau potable aux différents quartiers selon leur demande : dans certains cas l’eau à domicile avec factures, dans d’autres des bornes fontaines payantes aux coins de rue, et enfin une vente en gros d’eau à prix réduit à l’entrée des quartiers les plus pauvres, les responsables se débrouillant ensuite pour desservir les habitants. Il est donc possible de combiner service public et eau communautaire, pour le meilleur et pour le pire.
On assiste cependant régulièrement à une revendication de faire de l’eau un bien public pur qui devrait être nationalisé donc mis dans les mains de l’Etat. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé après la deuxième Guerre mondiale, avec la montée en puissance des Etats-Nations : nombre d’entre eux ont nationalisé l’eau pour l’exploiter plus systématiquement et stimuler le développement économique. Ils ont privilégié l’hydro-électricité, la grande irrigation, et le développement industriel, mais laissé les services d’eau des villes au second plan. La fragmentation urbaine évoquée plus haut, mais aussi les progrès de la médecine et des soins individuels, ont conduit à ne pas suivre la trajectoire des villes européennes et américaines au début du XXe siècle.
Dans les pays du bloc soviétique, il y avait eu une gestion des services publics locaux ; avec la centralisation, on a fini par fournir aux villes (mais pas aux campagnes) des services de qualité moyenne mais gratuits ou presque. Les coûts étaient globalement supportés par les industries des villes. Avec la crise et la fin de l’économie planifiée, il devient très difficile de conserver les services actuels : les usagers n’y ont pas confiance, et refusent les augmentations de prix qui permettraient un meilleur auto-financement. Pourtant il semble exister une culture de service public qui pourrait donc renaître à l’échelle des villes. De ce point de vue la situation des Länder de l’est de l’Allemagne après la réunification est pleine d’intérêt : l’effondrement des consommations fait que les anciens réseaux publics sont surdimensionnés, et que leur futur est incertain. C’est donc un endroit où on peut tenter des expériences de systèmes autonomes. Mais est-ce compatible avec l’égalité voulue dans les services publics ?

 Conclusion : gérer la frontière entre bien commun et service public en limite des réseaux

En schématisant, on peut faire l’hypothèse que les diverses technologies disponibles pour mobiliser l’eau correspondent à des niveaux territoriaux de gestion, par le biais de la ‘confiance territoriale’ qui se matérialise dans les choix techniques. On peut distinguer caricaturalement trois types.
1. L’Etatisme. Lorsque les projets de ‘grande hydraulique’ sont apparus fin XIXe siècle, ils ont été logiquement associés à l’action des Etats nationaux, et notamment avec les pouvoirs dictatoriaux (Barraqué, Britto, Formiga, 2008). Comme on l’a vu par exemple au Brésil, en Espagne et au Portugal, la multiplication des barrages et des projets de transferts devait soutenir un développement économique (électricité, irrigation, ports…) qui tendait à laisser de côté l’approvisionnement en eau des villes. La situation semble avoir été assez similaire dans le bloc soviétique. Les Etats-Unis aussi ont engagé des grands projets hydrauliques en Californie et dans le Tennessee, mais avec un rôle plus important pour les villes et leurs besoins en eau. On était cependant encore largement dans une logique d’offre avant tout, ce qui s’est traduit par des consommations urbaines très importantes, car de fait subventionnées.
2. Le Municipalisme. Dans la partie centrale et nord ouest de l’Europe, la success story des services publics en réseau est largement liée à la confiance que les gens ont placée dans leurs municipalités et leurs regroupements, et dans les technologies de traitement de l’eau et des eaux usées qui ont permis à ce niveau territorial de garantir la qualité de l’eau potable, puis celle de l’eau rejetée ; et ainsi les services locaux se sont rendus plus indépendants par rapport aux ressources naturelles et aux niveaux supérieurs de gouvernement. La consumérisation des services (le financement par les usagers en fonction du volume acheté) a participé à ce mouvement. Même si des entreprises privées ont gardé un rôle important d’opérateurs dans certains pays, le capital des infrastructures est essentiellement en mains publiques. En Allemagne en particulier, le sentiment d’identité fort au niveau local a conduit à la généralisation de la gestion publique, mais par des entreprises de droit privé appartenant aux collectivités locales, et qui gèrent aussi d’autres services (Stadtwerke). C’est éventuellement la question du financement de l’infrastructure à long terme qui a poussé plus récemment à impliquer des niveaux supérieurs de gouvernement.
3. le village ou le quartier. Dans bien des pays en développement, l’impossibilité des services d’eau classiques ouvre la porte aux technologies non-conventionnelles, inscrites dans des échelles territoriales infra-municipales ou de villages. Depuis la fin des années 1990, les organisations financières internationales ont ‘découvert’ l’importance des systèmes non-conventionnels, comme suite aux échecs des extensions de réseaux par des multinationales. En témoigne une intéressante bibliométrie sur ce sujet (Frenoux, 2016). Et faute de moyens financiers, il ne s’agit plus de raccorder les habitants, mais d’améliorer la gestion de l’eau non conventionnelle en bien commun, notamment pour limiter les phénomènes de clientélisme, et de ‘domination à la pompe’. C’est là que de nouveaux types d’échanges sont possibles avec les solutions autonomes qu’on pourrait d’abord réhabiliter dans les pays développés.
Aux Etats-Unis également, il existe encore une population non négligeable (au moins 5%) qui relève de petites infrastructures de hameaux, voire qui dépend de techniques autonomes. Or, l’emploi de technologies nouvelles de transmission de l’information est courant ; elles permettraient de rendre plus durables ces dispositifs techniques en permettant à des personnels qualifiés de les suivre à distance, pour pouvoir intervenir sans tarder en cas de panne ou de problème. Alors ne pourrait-on pas faire évoluer des communautés de gestion vers des services publics, mais avec des dispositifs sans réseau, comme la France l’expérimente avec les SPANC ?
Certes, les services en réseau ne vont pas disparaître dans les zones centrales de villes, denses et déjà équipées ; le recyclage et les techniques alternatives devraient être limités aux cas ou la demande en eau continue de croître, et risquerait d’obliger les services publics à investir dans de nouvelles ressources, plus coûteuses à capter. Les innovations devraient être alors conduites en priorité en périphérie, là où on peut envisager de ne plus étendre les services en réseau, voire de les ‘débrancher’. La maîtrise de services publics recourant à des technologies autonomes permettrait alors de développer des coopérations décentralisées Nord-Sud sur des bases plus rationnelles et mieux maîtrisées. De toute façon, les formes nouvelles et alternatives d’approvisionnement devraient être discutées publiquement avant leur mise en œuvre. En particulier, on devrait faire attention à l’impact régressif de la décroissance des volumes d’eau vendus par les services, sur les usagers plus pauvres, qui eux, n’ont pas les moyens d’investir dans la récupération et le recyclage de l’eau à l’échelle individuelle.
Les Européens ont inventé le municipalisme, une forme précoce d’Etat providence à l’échelle locale mise en œuvre via les services publics. Ces services ont aidé à fabriquer la figure du citoyen libre dans une Gesellschaft anonyme, remplaçant la sociabilité précédente de la Gemeinschaft. Mais, dans la gestion de l’eau, il reste de très nombreux cas où la gestion en bien commun est souhaitable : pour le partage de la ressource, et pour l’accès à l’eau là où la culture du service public n’existe pas. Le monde doit apprendre à penser l’articulation entre les deux, notamment par de systèmes d’emboitements territoriaux, sans toutefois survaloriser tel ou tel type d’arrangement, ni se complaire dans des discours idéologiques.
Finissons cette contribution par deux paradoxes, contre tous les dogmes : au Cambodge, alors qu’à Phnom Penh le service public conventionnel est municipal et performant, dans les petites villes, se généralise un service public en réseau et avec compteurs, fourni par de petits entrepreneurs privés (mais sans traitement de l’eau) hors de politiques publiques (Frenoux, 2016) : une forme de transition asiatique particulière vers un service conventionnel à l’occidentale ?
L’autre paradoxe concerne le comptage collectif de l’eau dans les immeubles : à Paris par exemple il n’y a que 93000 compteurs pour 2,2 millions d’habitants et quelques milliers d’immeubles de bureaux. Si on voulait mettre un compteur à chaque famille, on en multiplierait le nombre par dix. Non seulement le coût additionnel de gestion d’un compteur est supérieur aux économies envisagées, compte tenu de la faible élasticité de la consommation par rapport au prix. Mais en plus, le compteur collectif fait de l’eau un bien commun à l’intérieur de l’immeuble (Barraqué, 2013). Et ici, on doit se demander pourquoi des économistes, des opérateurs de logement social, des défenseurs de l’environnement et des élus revendiquent le statut de bien commun de l’eau en général, mais sous-estiment celui-là. Et pourquoi ils ne se rendent pas compte que l’individualisation de la facture d’eau accroit au contraire la ‘marchandisation’ du service ?

Notes

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[1La notion de Common Wealth est apparue avec la suppression par Cromwell et ses alliés réformateurs de la monarchie anglaise et de la chambre des Lords, ainsi qu’avec l’établissement d’une liberté de culte religieux, donc d’une reconnaissance des groupes sociaux dans leur diversité. Elle pourrait avoir ainsi signifié une première reconnaissance de la gestion du pays ‘en bien commun’, plus équitable pour la population. Mais la violence de l’époque et les guerres pour garder le contrôle de l’Ecosse et de l’Irlande ont finalement brisé le rêve des Républicains anglais, et réduit plus tard l’emploi du terme au type de relations entre les nations membres de l’empire britannique

[2Selon Maxime Desmarais-Tremblay (2014), Richard Musgrave est le premier à avoir défini les biens collectifs à partir des deux critères de non-exclusion et de non-rivalité, en 1969 (Musgrave, 1969).

[3Cela n’empêche pas que dans le système féodal, un autre corps de règles s’applique aux seigneurs, qui ont droit d’usus et abusus sur les ressources.

[4C’est en tout cas ce que recommandait François du Bois (1994), et ce que pense Etienne Le Roy (2016)

[5Sur la controverse des agences de l’eau, activée en 2014 par la Cour des Comptes, voir Barraqué, 2015

[6Pour reconstituer la genèse et le développement des services d’eau en réseau à l’occidentale, on lira avec profit divers numéros de la revue Flux, et notamment le n°3 de 2014 (Barraqué, 2014)

[7Lorsque la Société du Canal de Provence a réussi à mettre sur pied un réseau d’eau brute sous pression, desservant les parcelles à la demande et payé par des compteurs, elle a rapproché l’eau d’irrigation des services publics à caractère commercial, et a immédiatement suscité l’hostilité des ASA de son territoire en proposant de fait un changement radical de culture de l’eau.

[8Il ne se contente pas d’apprendre à des femmes illettrées en quelques semaines à installer des dispositifs de récupération de pluie et de pompage en citerne par des pompes électriques alimentées par des capteurs solaires. En bon Gandhiste, il professe la défiance des villages vis-à-vis des pouvoirs publics corrompus (achat de voix, mais pas d’investissements en retour des taxes payées par les villageois) et des ingénieurs qui promettent mais ne font rien. Interviewé au colloque de l’IWRA à Montpellier sur l’applicabilité de sa démarche en ville, il a estimé qu’il n’y avait pas de différence et que les habitants des villes devaient s’organiser par communautés de quartier…

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 Bibliographie

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