L’administration partagée de biens communs
Une révolution silencieuse en cours dans plus de 150 villes italiennes.
Résumé
Quand l’initiative des citoyens s’allie avec les pouvoirs publics locaux pour prendre soin de biens qui deviennent communs, les énergies s’additionnent pour résoudre les questions de la vie quotidienne. En 2001 était promulgué en Italie un principe constitutionnel de subsidiarité active.
Depuis, plus de 150 villes italiennes ont permis sa mise en œuvre en adoptant un « Règlement pour l’administration partagée » qui encadre des Pactes concrets et très divers de coopération entre les services de la ville et des citoyens volontaires.
Auteur·e
Vice-présidente de Labsus ( Laboratoire pour la Subsidiarité )
Professeure de Sociologie urbaine au Polytechnique de Turin en Italie
Au moment où l’on s’interroge sur les formes nouvelles de participation démocratique et d’engagement des citoyens, il est intéressant d’analyser l’expérience que l’Italie a mise en œuvre à partir des années 2000–grâce à l’introduction dans sa constitution d’un principe de « subsidiarité citoyenne active » accordant aux habitants la possibilité de participer à la gestion de certains services publics ou biens communs locaux. Après l’adoption de ce principe, l’effervescence des initiatives citoyennes a permis de déboucher sur des expérimentations très diverses d’administration partagée, qui ont été rassemblées et synthétisées par le laboratoire pour la subsidiarité (Labsus) de l’Université de Turin.
Un principe constitutionnel qui représente un « parapluie national » unique
La loi constitutionnelle du 18 octobre 2001a introduit dans la Constitution italienne le principe de subsidiarité horizontale
Article 118 dernier alinéa de la loi constitutionnelle du 18 octobre 2001. “Etat, régions, villes métropolitaines, provinces et municipalités s’engagent à aider l’initiative autonome des citoyens, individuels ou associés, afin qu’ils accomplissent des activités d’intérêt général, sur la base du principe de subsidiarité”. |
Cet amendement législatif a été accueilli de façon contradictoire. Ses partisans évoquaient la mutation socio-économique et culturelle de l’Italie :de nombreux biens publics étaient à l’abandon alors que parallèlement montait un désir citoyen de prendre part au soin de ceux-ci. D’autres commentateurs soulignaient au contraire le risque d’aggraver le désengagement de l’Etat : par exempleau nom de la subsidiarité, la région Lombardie a commencé à privatiser de nombreux services de santé publics.
Pendant les treize années suivantes le débat sur le sujet a été limité à des cercles d’experts opposant ceux qui mettaient en garde contre un risque de démantèlement du domaine public etceux qui y voyaient de nombreuses possibilités, particulièrement dans la perspective de la citoyenneté active. Parmi ces derniers le professeur de droit administratif Gregorio Arena, déjà en 1997, avait théorisé de manière indéniablement utopique un scénario positif :
- Basé sur « la collaboration entre l’administration et les citoyens » ;
- Qui aurait pu « améliorer les modèles actuellement en exploitation, basés sur une séparation plus ou moins claire entre l’administration et les administrés » ;
- Vers « une plus grande harmonie entre l’administration et certaines caractéristiques positives de la société italienne, riche en ressources, animée, active, entreprenante, capable de faire face à toutes sortes d’obstacles, y compris ceux créés par une bureaucratie qui semble souvent tout faire pour empêcher le déploiement de ces capacités au lieu de les soutenir » ;
- Afin que « les citoyens sortent du rôle passif d’administrés pour devenir coadministrateurs, des sujets actifs qui, intégrant les ressources qu’ils apportent avec celles dont l’administration est équipée, assument une partie de responsabilité dans la résolution de problèmes d’intérêt général ».
Au milieu des années 2000 le puissant principe constitutionnel continuait à rester sur le papier tandis que de nombreux signaux émergeaient de la société civile. Il s’agissait d’actions initiées par des groupes d’individus et d’associations de citoyens actifs dans toute l’Italie. Quel était l’objectif qui les rassemblait ? Ils étaient tous en train de prendre soin des biens communs. C’est alors que Gregorio Arena eut l’idée de créer Labsus : un laboratoire sur la Subsidiarité sous forme de revue on-line. En 2004, labsus.org commence à donner de la visibilité et à mettre en réseau un nombre toujours croissant d’expériences spontanées qui pratiquaient le principe de subsidiarité. Il était de plus en plus clair que le principe, tel qu’il avait été formulé dans l’art. 118dernier alinéa, était un principe relationnel, et aurait pu vivre si les acteurs du changement - citoyens actifs autant qu’administrateurs publics avec responsabilités politiques et techniques –s’en étaient emparé. Dans cette perspective, le principe constitutionnel de la subsidiarité représente un « parapluie » unique, sous lequel beaucoup d’expériences d’avant-garde trouvent légitimité et droit d’exister.
150 villes italiennes ont adopté un « règlement pour l’administration partagée »
Mais cette même légitimité et ce même droit d’exister devaient être traduits de façon claire dans le droit. Si la Constitution italienne reconnaissait le passage des citoyens d’un rôle de sujets administrés à un rôle d’alliés de l’administration, la même législation édictait les lois régionales et les règlements locaux, qui, au contraire, jusqu’au printemps du 2014, continuaient à les considérer comme des administrés.
La ville de Bologne, avec Labsus comme consultant, édicte à cette période le premier « Règlement pour l’administration partagée ». Finalement, le principe de subsidiarité se trouve concrétisé dans un simple règlement municipal, routine administrative d’une administration locale italienne. Comme l’indique Grigorio Arena « Contrairement à une loi, l’approbation d’un règlement municipal est simple et rapide et chaque mairie italienne peut adapter le règlement à sa propre situation.
Les Règlements approuvés prévoient tous une période d’essai à l’issue de laquelle il est procédé à une évaluation des résultats ». [1] .
Le Règlement pour l’administration partagée connaît un grand succès dans toute l’Italie : la presse nationale lui consacre quelques articles et des interviews à la télévision et à la radio. Mais comme toutes les bonnes nouvelles ne sont souvent pas perçues comme telles, l’attention des médias s’affaiblit bientôt.
Heureusement, le texte du Règlement pour l’administration partagée est mis à disposition sur différents sites web et, dans la communauté des innovateurs, l’effet tam-tam est instantané. Après seulement un an, environ six mille Italiens ont téléchargé le Règlement sur le site de Labsus et des profils très hétérogènes de citoyens actifs poussent leurs administrations locales à suivre l’exemple de Bologne. Quatre ans et demi plus tard, en automne 2018, plus de 150 villes se sont équipées d’un Règlement pour l’administration partagée. Parmi ces villes on trouve des métropoles du nord comme Turin et du sud comme Bari, des villes de moyenne dimension et des toutes petites villes éparpillées un peu partout dans le pays, ainsi que des regroupements de municipalités autour d’un bien commun tel que le lac de Bracciano près de Rome.
Cette première centaine de villes pilotes engagées dans le défi de l’administration partagée ont différents niveaux de conscience de l’évolution culturelle qui a lieu non seulement en Italie, mais dans tout le monde occidental. Le changement profond se situe avant tout dans une nouvelle attitude collaborative pour faire face à la complexité des problèmes des villes et des territoires, à la pauvreté des ressources et aux effets de la crise. Les villes ont progressivement apporté quelques modifications à la première version du Règlement pour simplifier davantage le texte de base, mais deux articles sont toujours présents :
- L’article 1 institue un changement révolutionnaire par rapport au système bipolaire (administrateurs actifs/administrés passifs) et hiérarchique dont nous sommes tous issus : « La collaboration entre les citoyens et l’administration s’exprime par l’adoption d’actes administratifs de nature égalitaire et non autoritaire, et réalise l’administration partagée » ;
- L’article 4 donne une définition des citoyens actifs en précisant qu’il n’y a pas besoin « d’autres titres de légitimité pour prendre soin des biens communs de façon partagée parce que ces actions sont une manifestation concrète de la participation à la vie communautaire et un outil pour le plein épanouissement de la personne humaine ; en tant que telles elles sont ouvertes à tous ».
Selon une étude réalisée par Labsus, à la date du 30 avril 2015 les zones géographiques comptant le plus grand nombre de municipalités ayant adopté le Règlement sont situées dans le nord et le centre de l’Italie. Un tiers des municipalités pratiquant la gestion partagée des biens communs ont une population allant de 20.000 à 50.000 habitants, 31% des municipalités ont plus de 50.000 habitants, 23% des municipalités comptent une population entre 5.000 et 20.000 habitants. En bref, le nouveau style de gouvernance collaborative commence à s’exercer surtout dans des contextes urbains de moyenne et grande taille, alors qu’il semble toucher moins les petites communes : 13% seulement sont en fait des communes dont la taille est comprise entre 2.000 et 5.000 habitants.
Pactes de collaboration : des dispositifs qui fonctionnent à l’échelle locale
L’article 5 du Règlement pour l’administration partagée définit le Pacte de collaboration comme « l’instrument par lequel la mairie et les citoyens actifs conviennent de tout ce qui est nécessaire à la réalisation des interventions de soins, de rénovation et de gestion des biens communs d’une manière partagée ». Ailleurs le texte indique que les Pactes peuvent être proposés par les administrateurs publics ainsi que par les citoyens, par des associations informelles ou formelles de citoyens. C’est un point important : le Pacte aura toujours au moins deux sujets contractants dont–si l’on peut s’exprimer ainsi - un « père » public et une « mère » d’une autre nature, privée et/ou appartenant au troisième secteur.
Une autre caractéristique importante est que le Pacte est toujours ouvert à ceux qui veulent contractualiser, à condition, bien sûr, de se conformer aux termes de l’alliance et de préciser son propre rôle.
Les Italiens qui s’engagent dans un pacte de collaboration n’ont pas seulement réalisé que « le temps de la délégation est terminé » et qu’il faut s’activer. Leur attitude est très différente de celle d’une autonomie en dehors de la sphère publique. Ils ne veulent pas prendre en charge des biens communs tous seuls comme des substituts d’une administration locale inefficace : le but est la coresponsabilité.
Parmi les partenaires des municipalités impliqués dans les pactes on trouve 54% d’associations, 20% de citoyens n’appartenant à aucune organisation du tiers secteur, 9% d’entreprises, 4% de directeurs d’école, 13% de partenaires mixant ces différentes composantes (Rapport Labsus 2017).
Grigorio Arena précise « Si les biens publics sont utilisés par l’administration à des fins d’intérêt public, les interventions des citoyens ont un caractère complémentaire et non supplétif de celles des administrations publiques, afin de valoriser les biens et d’améliorer la qualité de vie pour tous.
La base de données de Labsus (www.labsus.org) présente des centaines de cas de cet ordre dans toute l’Italie : des jardins publics, des fontaines, des rues et nombre d’autres bien publics similaires sont pris en charge dans le cadre des Pactes de collaboration. Les municipalités assurent l’entretien de base afin d’assurer la jouissance pour tous et les citoyens interviennent pour améliorer la qualité des biens ou pour générer des services supplémentaires à la population.
Par exemple, des écoles publiques sont ainsi ouvertes au quartier pendant l’après-midi et l’été, pour abriter des activités de formation de toutes sortes. A l’école Di Donato du quartier Esquilino de Rome, depuis treize ans, chaque après-midi de 16 à 22 heures, de multiples activités sont exercées : enseignement du chinois, yoga, école de musique, de danse. On pourrait ainsi dire que, de 8 heures du matin à 16 heures, cette école est un bien public et de 16 à 22 heures, elle est un « bien commun !” [2].
Les engagements réciproques contenus dans les pactes peuvent être très différents, et nous pouvons reconnaître dans certains pactes un engagement important des pouvoirs publics, tandis que dans d’autres, la société responsable demande à la mairie de l’aider avec un support minimal tel que des actions de communication des activités prévues. Les pactes peuvent être simples ou complexes. A la première catégorie appartiennent les pactes qui concernent l’entretien d’espaces verts de proximité, l’animation du territoire par de petits événements et ainsi de suite. Dans la deuxième catégorie rentrent les pactes qui ont comme objet des actions de rénovation de biens communs, l’utilisation de lieux et de bâtiments, ou encore des formes de gestion des communs innovantes, qui ne sont pas gérables par des procédures administratives traditionnelles. Un trait fondamental des Pactes simples, comme des complexes, est la récupération de leur souveraineté par les citoyens qui libèrent leurs énergies et démontrent qu’être actifs améliore souvent leur propre qualité de vie et celle de tous. Dans cette perspective, intérêt individuel et intérêt général coïncident.
Villes plus inclusives, projets durables, gains de confiance réciproque
Le véritable défi de l’administration partagée est d’orienter la citoyenneté active et les gouvernements locaux vers une vision plus inclusive de nos villes et de nos territoires. A travers les Pactes, ce défi devient très concret. Nous pourrions lister des centaines de pactes de collaboration qui ont été signés jusqu’à présent en Italie.
Selon le rapport Labsus 2017, la plupart des Pactes concernent le soin des jardins, des parterres de fleurs et des parcs (44%), des places et des rues (9%), des écoles (7%), des surfaces en maçonnerie (7%), des bâtiments et des villas (6%), des espaces culturels (6%) et d’autres biens (21%).
Signalons pour terminer cet article cinq exemples qui concernent des sujets contractants traditionnellement exclus :
- L’un des premiers Pactes signés à Bologne a été passé entre un groupe d’habitants, des « habitants de rue », et le conseil municipal, sur le service d’ouverture et de fermeture d’un jardin public. Ce service est garanti par les sans-abri contractants en échange d’un community funding pour garantir à ces gardiens inédits leur toit pour dormir ;
- Un autre Pacte qui a une énorme valeur symbolique a été signé par la mairie de Terni, une paroisse catholique, une association de gauche et le système local de protection des demandeurs d’asile et des réfugiés : ici l’objet du pacte concerne la création de communautés à travers le partage de l’entretien d’un espace vert qui devient un bien commun, une chance de cohésion sociale pour tous, d’intégration des personnes qui se sentent marginales, de production de capital social et, tout simplement, de bien-être . (http://www.labsus.org/2015/07/migra...) ;
- Encore à Bologne, un tout petit groupe de femmes demande à la mairie de collaborer dans la gestion d’un espace vide pour créer un laboratoire de quartier pour le recyclage des vêtements usés : après quelques années, le groupe compte des dizaines de femmes qui ont été capables d’activer des acteurs urbains très différents (actifs dans les marchés comme dans les hôpitaux de la ville) et de gérer un budget d’environ 570.000 euro (voir les détails sur : http://www.reusewithlove.org/it/obb...) ;
- À L’Aquila, après le tremblement de terre du 2009, une alliance en forme de Pacte de collaboration dénommé « Re-uses », entre architectes, paroisses, municipalité et habitants, a été capable d’accomplir un processus d’auto-construction en réaménageant un espace public névralgique ;
- Dans un environnement rural dans les Pouilles - dans une situation d’illégalité, de méfiance mutuelle et de dynamiques mafieuses - des travailleuses forcées de quitter leur domicile tôt le matin pour aller cueillir les tomates ont finalement pu accompagner leurs enfants à la maternelle avant d’aller au travail : l’objet du Pacte de collaboration était précisément l’ouverture précoce du service public pour empêcher les jeunes enfants de rester seuls à la maison (http://www.labsus.org/2017/08/la-bu...).
Une autre utilisation très intéressante des Pactes comme nouveaux dispositifs pour l’administration partagée existe lorsque certains projets doivent construire leur propre durabilité. Tel est le cas des projets qui ont été soutenus par des formes philanthropiques pour une période limitée et sont susceptibles de disparaître s’ils n’arrivent pas à construire une alliance précisant qui fait quoi et formalisée dans une formule ouverte.
Enfin, une question fondamentale, évoquée dans le titre par l’expression « révolution silencieuse », doit être soulignée et expliquée. Si le champ d’action des Pactes peut sembler limité et épisodique on doit cependant remarquer que chaque Pacte représente une nouvelle source du droit. Les150 premières villes italiennes qui administrent leurs propres ressources tangibles et intangibles d’une manière partagée sont donc en train de développer un nouveau style collaboratif de gouvernance de la ville et du territoire.
°O°
Inutile de cacher le fait que les Pactes modifient l’équilibre des pouvoirs locaux. Les réactions des acteurs concernés auxquels on explique ce qu’est l’administration partagée sont contrastées : d’un côté une minorité accueille avec enthousiasme la possibilité pour les habitants d’assumer un rôle public, de construire de nouvelles alliances et d’exprimer leur créativité, et de l’autre côté une majorité rejette ce changement parce que leurs privilèges et avantages leur semblent menacés.
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Extrait de l’article de Grigorio Arena dans le livre collectif “ vers une république des biens communs” éditions Les Liens qui libèrent Les « règlements pour une administration partagée » élaborés par les différentes municipalités sont disponibles sur www.labsus.org
[2] Extrait de l’article de Grigorio Arena dans le livre collectif “ Vers une république des biens communs ” éditions : Les Liens qui libèrent.