Résumé
Le développement durable implique un changement dans les comportements, ce qui conduit à s’interroger sur sa compatibilité avec le respect de la diversité culturelle. La culture est devenue, lors du Sommet de Johannesburg, en 2002, le quatrième pilier du développement durable, aux côtés des piliers social, économique et environnemental. Des Agendas 21 « à ouverture culturelle », qui tisseraient entre eux un réseau d’échanges (on songe notamment à la francophonie), ouverts à la plus large participation possible de la société civile et des acteurs institutionnels, peuvent devenir un vecteur privilégié de l’exercice de la solidarité des cultures, favorisant en ceci l’émulation dans le domaine des pratiques du développement durable.
Origine du texte : Revue Liaison Énergie Francophonie N° 68 - 3e trimestre 2005
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La nouvelle classification de cet article est :
• 1.2- Histoire d’une idée
• 6.5- Culture
Auteur·e
Serge Antoine, artisan des régions françaises et des parcs naturels régionaux, fut à l’origine de la
création de la DATAR en 1962, puis du Ministère de l’environnement en 1971. Il oeuvra pour la protection
de la mer à travers le lancement, en 1975, du plan d’action pour la Méditerranée, de la
Convention de Barcelone et du Plan bleu dont il fut le père fondateur. Serge Antoine nous a quittés
en mars 2006. Il restera l’un des pionniers du développement durable en France et dans le monde.
La cause est entendue : la culture sera désormais le quatrième pilier du développement durable. On aura attendu plus de dix ans après le Sommet de Rio pour ouvrir officiellement le triangle fermé de l’économique, du social de l’environnemental, même si ce Sommet avait déjà, en 1992, tracé la voie en affirmant que le « développement durable » était d’abord un changement de comportements, c’est-à-dire un changement culturel. Il faut remercier les pays francophones qui, à Dakar, puis à Tunis, puis au Sommet de Johannesburg, en 2002, et dans leurs réunions, ont tout fait pour inscrire cette affirmation.
Car l’affirmer, c’est souligner, et vraiment bien définir, le développement durable. C’est reconnaître l’apport de la diversité ; c’est aussi encourager la pluralité des chemins pour la définition et la mise en œuvre du développement durable ; c’est casser l’idée qu’il ne comporte qu’une voie, qu’un modèle unique ; c’est à la fois protéger l’identité d’une région, d’un pays, d’une ethnie et reconnaître que chacun porte en lui ses propres aspirations et ses valeurs ; et c’est souligner aussi que le développement durable n’est pas une norme ou une obligation mais un acte volontaire, une fierté. Cela dit, nous constatons que ceux qui ont décidé de s’y engager sont parfois perplexes quant aux démarches concrètes qu’il convient d’engager pour exploiter la percée et faire, en chemin, à la Culture sa place ou, en tout cas, un peu plus de place. Aussi nous permettrons-nous, ici, de suggérer quelques pistes tirées des expériences que nous avons pu identifier dans l’espace francophone pour la mise en oeuvre du développement durable.
- Le premier chemin à emprunter est celui de l’engagement pour un Agenda 21 (ou « plan d’action 21 ») de l’institution dans laquelle on peut être acteur. Il ne s’agit pas seulement d’une collectivité territoriale (chapitre 28 de l’Agenda de Rio) mais aussi d’une entreprise, d’une association, d’une administration, d’une école, d’un groupe de citoyens, d’un quartier, etc. Il s’agit donc, bien au-delà d’une affaire locale, d’une inquiétude que nous pouvons tous avoir quant à notre itinéraire. Vers quoi voulons-nous aller ? Quelle est notre trajectoire ? Le « scénario » tendanciel qui est le nôtre habituellement est-il viable dans le temps ? Va-t-il, comme on dit, dans le mur ?
Il y a aujourd’hui dans le monde, à notre avis, à peine plus de 100000 Agendas 21 en chantier. C’est peu et on souhaiterait qu’il y en ait d’autres très diversifiés. Mais notre souhait premier est que les Agendas 21 à venir ne soient pas conçus, comme quelques-uns le sont encore, sous forme de médicament à avaler ou de check-list à égrener ou de normes à satisfaire. C’est la culture qui leur donne un sens.
Les Agendas 21 ouverts sur le culturel doivent être une vraie respiration « sur mesure », une interrogation où les aspirations, les valeurs et l’éthique sont prises en compte autant que les ressources, la protection de l’environnement ou le plein emploi.
- Un Agenda 21 à ouverture culturelle se doit, dès lors, d’être préparé, dès le départ, avec la participation franche de tous les acteurs et de la population.
Le défaut technocratique que l’on constate trop souvent est de ne présenter à la population qu’un objet déjà « présentable ». Il en est qui demandent à un bureau d’études de le préparer en l’« endimanchant ». C’est un tort.
Le Sommet de Rio l’avait bien dit : l’Agenda 21 doit se préparer avec tous et, cela, dès la phase du tâtonnement. C’est à ce prix que les espoirs, les envies, les aspirations, les besoins pourront être exprimés et que l’Agenda 21 pourra faire le plein de sa dimension culturelle.
La participation de tous les acteurs signifie que seront prises en compte les diversités et les minorités qui, trop souvent, n’ont pas voix au chapitre. La richesse des minorités est un élément essentiel de l’architecture d’un Agenda 21. Un agenda culturel doit, plus que les autres, tirer parti des minorités ethniques ou simplement de ceux qui pensent autrement.
- La mobilisation des différents acteurs ne doit pas se faire l’un après l’autre, comme les Horace et les Curiace. La vertu du développement durable est d’être transdisciplinaire, transectoriel et « systémique ». On doit en déduire que les exercices d’Agendas 21 les plus réussis sont ceux qui sont engagés conjointement par tous les partenaires de la société civile : les collectivités territoriales, l’Etat, les entreprises, les associations, la population. Ces exercices multipartenaires sont malheureusement, dans le monde, peu fréquents. Il serait intéressant que l’espace francophone génère de telles approches multipartenaires. Il serait en pointe. L’identité culturelle se décline mieux à plusieurs.
- La culture n’est pas seulement faite des beaux-arts, de la danse, de la musique, des arts populaires, du cinéma, de l’artisanat, etc. Elle est aussi, par exemple, hébergée implicitement ou explicitement par la consommation. Le consommateur est de plus en plus un acteur explicite du développement durable lorsqu’il cherche, par exemple, à réunir alimentation et santé. La quête de la « traçabilité », ou la recherche de l’origine identitaire des produits, est un souci de plus eu plus partagé. Et l’on peut même aller plus loin et, par exemple, vouloir connecter l’alimentation, la production, l’espace agricole et la vie des paysans. Nous avons pu mesurer des cas concrets de cette approche dans plusieurs pays : la Chine, la Tunisie, etc. La pédagogie du développement durable doit faciliter ce genre de préoccupation. Nous en connaissons en France quelques exemples. Les cantines scolaires, entre autres, servent de terrain où l’on peut expliquer ce genre d’interfaces et relier les questions d’hygiène alimentaire, de malnutrition (ou d’obésité) autant que la traçabilité des produits ou le commerce équitable. Les jeunes sont ainsi associés de plain-pied à des problématiques autrement très peu perçues, que seuls avaient décelées quelques pionniers comme Khallal ou Trémolières, grands nutritionnistes plus préoccupés, déjà dans les années 60, par la culture que par les calories.
L’habitat ouvre aussi sur tout un champ de pratiques et de stratégies où l’identité et la diversité culturelles ont leur mot à dire : elles sont aujourd’hui trop occultées. Des fonctionnaires zélés, de temps à autre, rêvent, dit-on, de directives climatiques et sanitaires pour imposer des normes générales européennes ou autres. Ce serait oublier la diversité des situations et des réponses qui ont pour support la spécificité de pays aux conditions climatiques différentes.
L’habitat de vie au quotidien est fait de la recherche de matériaux, d’isolations et d’orientations qui sont ancrées, plus qu’on ne pense, sur des diversités culturelles ; il faut les rendre apparentes. L’architecture, même très contemporaine, doit plonger ses racines et ses logiques dans ces diversités. La diffusion du label de « Haute qualité environnementale », que l’on commence à décliner dans les constructions publiques ou les ensembles sociaux, doit faire très attention à ces paramètres qui sont sources de bien-être et d’économie.
Serge Antoine avec sa montgolfière « Planeterre », en 1995.
- L’éducation est, par dessus tout, celui des vecteurs du développement durable qui doit être le plus attentif à l’identité culturelle et à la diversité culturelle. Les différents porteurs que sont la langue (les 6 000 à 7 000 langues du monde dont 2 500 sont menacées), mais aussi la plupart des disciplines liées aux sources sociales, sont ouverts, par nature, à ces composantes et attentifs aussi aux minorités. Les systèmes éducatifs ne doivent pas les broyer. De nombreux éducateurs d’aujourd’hui font attention à éviter tout modèle unique, lamineur à la fois des aspirations profondes, des représentations et des milieux différents dans lesquels se meuvent le jeune et l’enfant. Des expériences d’éducation active se développent, dans certains pays, les éducateurs mettent en commun les bonnes pratiques attentives à la pleine expression d’identités culturelles pour le développement durable. La communauté des pays francophones a tout à y gagner. Les conclusions et la dynamique de PLanet’ERE 3, tenue au Burkina Faso, en juillet dernier, sur l’éducation pour l’environnement et le développement durable, pourraient, à cet égard, donner une impulsion à la diffusion d’expériences déjà générées par l’initiative d’éducateurs et d’associations de pointe.
- Biodiversité naturelle et diversité culturelle, même combat. On a souvent, avec raison, analysé leur parallélisme. Quelle richesse perdue que celle d’un éventail amputé de ses espèces, d’une bibliothèque dispersée (aurait pu dire Amadou Hampaté Ba) ! Depuis deux siècles, n’aurions-nous pas perdu près d’un cinquième de nos « variétés » ? « J’aurais aimé, disait David Thoreau (1850), connaître un ciel avec toutes ses plus belles étoiles ! »
Au-delà du rapprochement des concepts, il y a toute une stratégie à bâtir pour que s’épaulent correctement ces deux dimensions de la diversité. Les rapports entre l’homme, les plantes et l’animal passent par la culture. L’Afrique le sait mieux que tout autre. Les institutions mondiales ont bien fait avancer la réflexion : avec le MAB (Man and the Biosphere) déjà, il y a 20 ans, la stratégie de Séville, la Conférence de Nara, la Déclaration universelle de I’UNESCO en 2001 sur la diversité culturelle, etc. La communauté francophone y réfléchit utilement dans la perspective du développement durable.
- Le réseau des bonnes pratiques du développement durable, l’accès à ce réseau, les échanges qui entretiennent leur actualité sont des vecteurs indispensables de la coopération entre pays. L’espace francophone devrait en disposer vite pour générer, non la montée d’un modèle unique, mais la culture de la variété des approches et mesurer leur efficacité, leur économie.
Ce système d’échange des savoirs est très important à la fois pour l’exercice d’une solidarité géographique mais aussi pour celui d’une solidarité intergénérationnelle. Le développement durable est – on l’a dit dans sa définition – lié aux relais de génération. Il est bon d’identifier des expériences où il s’exerce bien et de repérer les cas où, par exemple, la responsabilité du développement durable est confiée aux jeunes générations. Car on les compte encore dans le monde sur les doigts de la main.
- L’identification des instruments de mesure et des indicateurs du développement durable est une autre voie très utile, chacun pour soi mais aussi à 1’échelle de ce réseau. À ce travail, on privilégiera la mesure des vecteurs culturels souvent considérés comme peu quantifiables. Les 20 pays riverains de la Méditerranée ont décidé en 2001 de choisir 130 indicateurs communs du développement durable, première étape pour l’élaboration, chacun à sa manière, d’indicateurs propres à son identité. Ils ont tous noté la difficulté qu’il y a à chiffrer les productions culturelles, les pratiques culturelles et surtout les échanges culturels. Il y a, à cet égard, tout un travail à entreprendre : il est en cours.
Les pays réunis sous la CDD/ONU ont, eux aussi, identifié quelque 59 indicateurs à la fin de 2000. Mais l’apport le plus substantiel des Nations-Unies est d’avoir chiffré quelque 33 objectifs planétaires du Millénaire pour que d’ici dix, quinze, vingt ans le monde progresse en équité et en solidarité. Ces objectifs doivent être soigneusement regardés quant à la réponse que chaque pays leur donne, année après année, un peu comme on doit le faire pour une « feuille de route ». Il ne s’agit pas de mesurer la performance ou le rang, mais l’évolution.
Les pays francophones ont commencé entre eux à identifier, en mai 2004, un petit nombre d’indicateurs (une quinzaine) : parmi ceux-ci, on relèvera ceux qui concernent la dimension culturelle : l’indice de parité entre les sexes à l’école, le taux de la scolarisation, le poids des industries culturelles, la création culturelle, etc.
- La coopération décentralisée est encore très peu empruntée pour encourager l’échange et le travail en commun sur le développement durable et sur les actions 21. À notre connaissance, les cas de « jumelages sur le durable » sont peu nombreux – une dizaine – mais ils sont en progression rapide et l’on ne doit pas fermer le développement durable en boucle. Il doit être présent dans toutes les coopérations bi ou multilatérales. Il est bon de voir que le même souci du développement durable peut générer chez les partenaires des démarches différentes et convergentes à la fois. C’est là que se révèlent l’importance de la dimension culturelle et celle de la solidarité.
L’espace francophone pourrait se nourrir, dans les années qui viennent, de ces exercices entrepris à plusieurs car ils associent en même temps la démarche du développement durable et solidaire et celle de l’identité culturelle.
- EDD43Varet (PDF – 327.5 kio)