Pour une agriculture et une alimentation réellement durables : Quelles politiques agricoles européennes ?
Résumé
Aucune des réponses apportées à la crise de la Politique Agricole Commune n’a pu la résoudre, qu’elles se trouvent dans une logique “néo-mercantile” visant le statu quo ou une logique “néolibérale” visant le démantèlement des politiques agricoles. Ces deux logiques, et avec elles, l’évolution actuelle des systèmes de production agricole, s’opposent radicalement à l’objectif de durabilité économique, sociale et environnementale. Dans ce contexte est réaffirmée la nécessité d’une régulation forte de l’Etat et de politiques agricoles et alimentaires alternatives, assurant des prix qui prennent en compte la dimension sociale et environnementale de l’agriculture, une stabilisation des marchés agricoles, une régulation du partage des marges au sein des circuits de transformation et de distribution, une juste redistribution au profit des régions les moins favorisées, mais aussi un renforcement des conditions imposées au secteur agricole pour prétendre au bénéfice de l’intervention publique.
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La nouvelle classification de cet article est :
• 2.2- Stratégies européennes et nationales
• 7.2- Agriculture et alimentation
Auteur·e
Aurélie Trouvé est ingénieur agronome et maître de conférences à l’ENESAD en économie et politique agricole et alimentaire. Ses travaux portent sur les politiques agricoles et rurales européennes et sur la décentralisation et la territorialisation des politiques.
- 1. Introduction : les articulations indispensables
- 2. La crise de la Politique Agricole Commune (PAC)
- 3. L’orientation néolibérale et le démantèlement des politiques agricoles
- 4. La Politique Agricole Commune et son démantèlement, en contradiction avec l’objectif de (…)
- 5. La nécessité d’une régulation forte de l’Etat
- 6. Quelles bases pour des politiques agricoles et alimentaires alternatives ?
Du local au global : Les politiques agricoles ont historiquement été portées par l’échelon national et, avec la création de la Politique Agricole Commune en 1957, par l’échelon européen. Mais elles connaissent également un double mouvement de décentralisation et d’internationalisation : en particulier depuis les années 90, les collectivités locales, les territoires et projets locaux, mais également les institutions internationales (notamment l’Organisation Mondiale du Commerce) s’affirment dans la régulation du secteur. Ainsi, les politiques agricoles en France ne peuvent se penser qu’en articulation étroite avec les politiques aux échelons local, européen et mondial.
Agriculture et alimentation : Un droit humain fondamental auquel l’activité agricole doit répondre réside dans le droit de toute personne “à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation” (déclaration universelle des droits de l’homme), ce qui signifie une alimentation suffisante et saine pour tous. Dans ce cadre, politiques agricoles et politiques alimentaires sont indissociables.
Impératif écologique et social : La question écologique se pose dans tous les domaines de la société, car aucun n’est épargné par la crise écologique à laquelle nous faisons face. Mais cette question ne peut être réglée au détriment des exigences sociales. A cet égard, l’agriculture occupe une place particulière : l’évolution actuelle des systèmes de productions produit des dégâts à la fois sur un plan environnemental (participation au changement climatique, à la perte de la biodiversité, à la pollution des ressources naturelles) et social (notamment, diminution de l’emploi agricole dans un contexte de chômage de masse, avec répercussions particulièrement graves dans les zones isolées et les pays pauvres). A l’inverse, l’agriculture est susceptible d’apporter des réponses à la fois face à la crise écologique (pratiques agricoles contribuant positivement à la biodiversité, aux paysages, à l’aménagement du territoire et la maîtrise de l’urbanisation,...) et aux problèmes sociaux (alimentation suffisante et saine pour tous, développement des pays pauvres, animation des zones rurales défavorisées, emploi,...). Dans ce cadre, les politiques agricoles et alimentaires ne peuvent être réfléchies qu’en prenant en compte à la fois la durabilité environnementale et sociale.
Dans cet article, on reviendra d’abord sur la crise de la Politique Agricole Commune et les réponses qui ont pu être apportées, entre une logique “néo-mercantile” visant le statut-quo et une logique “néolibérale” visant le démantèlement des politiques agricoles. On montrera en quoi ces deux réponses (qui ont su en partie coexister) et l’évolution actuelle des systèmes de production agricole s’opposent à l’objectif de durabilité. Dans ce contexte est réaffirmée la nécessité d’une régulation forte de l’Etat et de politiques agricoles et alimentaires alternatives.
La PAC a reposé sur un compromis institutionnel scellé en 1962 à l’échelon européen, autour d’une production agricole et d’une consommation alimentaire de masse, dans un contexte de croissance importante et de forte consommation. L’intensification est apparue dès lors comme le modèle de développement à suivre et la croissance du secteur a été intégrée à celle de l’industrie. La profession agricole a accepté une modernisation des structures pour une augmentation de la productivité et de la production agricoles, et du coup un exode agricole servant à fournir une nouvelle main d’œuvre au secteur industriel. Une forte régulation de l’Etat a alors consisté à mettre en place une politique d’organisation des marchés, permettant de soutenir les prix et de protéger les marchés de l’extérieur et une politique dite de modernisation, visant à l’orientation et la sélection des exploitations les plus productives.
Mais à partir des années 80, les deux exutoires que constituent la consommation et l’emploi industriel se bouchent. Il en ressort une situation de surproduction agricole chronique et d’excédents écoulés à perte sur les marchés mondiaux, ainsi qu’une agriculture qui contribue peu à peu à un chômage de masse, puisque l’industrie et les services ne sont plus en mesure d’absorber l’exode agricole. Enfin, l’intensification et la spécialisation de la production agricole accentuent les dégâts environnementaux et sociaux de l’agriculture, ponctués par les récentes crises sanitaires de la vache folle puis de la fièvre aphteuse. Or, face à ces mutations économiques, le compromis antérieur a été remis en cause sans qu’un compromis stable se forme aux échelons européen et national. Dans une Union Européenne élargie, les tensions internes et les disparités entre systèmes de production agricoles se sont renforcées, et la tentation est grande aujourd’hui de laisser se développer un éclatement des dispositifs institutionnels, selon la diversité des territoires et des agricultures de l’Union Européenne (Delorme, 2004).
Les 1er et 2nd piliers de la Politique Agricole Commune Le 1er pilier est le volet historique et central de la PAC. Il comporte plusieurs outils d’intervention, qui différent selon les produits : un soutien des prix au sein de l’Union Européenne ; des aides directes dites couplées et liées à la surface cultivée ou la tête de bétail, dont une grande partie depuis 2003 a été “découplée” ; enfin, concernant les échanges avec les pays tiers, des droits de douane fixes pour les importations et des subventions aux exportations vers les pays tiers - qui permettent aux exploitants de vendre à l’exportation leurs produits au prix mondial, en touchant un montant égal à la différence entre le prix mondial et un prix garanti (supérieur dans les faits à ce prix mondial). Le 2nd pilier de la PAC, dit de “développement rural”, a été créé en 1999 et regroupe toute une série de mesures mises en œuvre progressivement depuis les années 70 (aides aux investissements, à l’installation des exploitations, aux zones défavorisées, agro-environnementales,...). Certaines concernent également des bénéficiaires ruraux non agricoles (aides à la rénovation des villages, à l’artisanat, ...). Le 2nd pilier représente en 2007-2013 20% des fonds européens de la PAC. Ses mesures sont cofinancées à environ 50% entre l’Union européenne et les Etats-membres. |
A une logique qu’on peut qualifier de “néomercantile”, visant la compétitivité de l’agriculture via un soutien fort de l’Etat à la productivité, à l’exportation et la protection des marchés intérieurs, s’est substituée progressivement une logique de démantèlement de l’intervention de l’Etat. Si la PAC a pu bénéficier un temps d’un traitement différencié dans le cadre du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT) - ex-Organisation Mondiale du Commerce (OMC) - , elle s’est trouvée directement remise en question à partir de 1986 dans les négociations internationales. Face aux exigences de libéralisation économique, l’agriculture est apparue comme un secteur de moins en moins spécifique. Et plutôt que de se satisfaire de son marché intérieur avec des prix domestiques supérieurs aux prix mondiaux, l’Union Européenne a choisi de continuer à exporter en répondant progressivement aux exigences de l’OMC. Ce désengagement de l’Etat a laissé place, en terme de gouvernance, à un renforcement des groupes industriels, commerciaux, sociétaux dans le processus de décision publique. Le secteur agricole européen tend aujourd’hui à devenir une composante comme une autre du brave new liberal world (Buckwell, 1997). Les objectifs prioritaires de la PAC, affichés dans l’Agenda 2000 puis dans la réforme à mi-parcours de 2003, sont à présent très clairs : aligner peu à peu les prix européens sur les prix mondiaux et consolider les parts de marché mondial de l’agriculture européenne, tout en préparant l’Union Européenne à aborder les négociations internationales.
Ces conceptions néo-libérales ont pesé sur les évolutions de la PAC depuis 1992 : alignement des prix intérieurs sur les prix mondiaux et diminution des protections douanières en échange d’aides directes à l’hectare progressivement découplées de l’activité de production, sans obligation de production (Coleman, 1998). Mais les intérêts néomercantiles, en jeu dans l’ancienne PAC, ont su également préserver certains acquis : à l’heure d’aujourd’hui, ni le montant total des soutiens européens ni les principes de leur répartition n’ont été remis réellement en cause. En France en particulier, le choix de fixer les montants d’aides découplées par hectare à partir de références historiques (sur les montants reçus de 2000 à 2002) fige la répartition des aides agricoles. D’autres Etats-membres ont cependant choisi d’homogénéiser progressivement ces montants par hectare à l’intérieur de grandes régions (cas de l’Angleterre et de l’Allemagne notamment). Mais de manière générale, le premier objectif de la PAC reste le soutien à la compétitivité des exploitations sur les marchés et les nouveaux dispositifs continuent de soutenir les exploitations les plus importantes et les plus productives (Shucksmith et al., 2005).
Du fait de l’importance de son agriculture sur les plans politique et économique et de sa vocation d’exportatrice nette, la France se situe nettement dans une logique néomercantile : elle a nettement favorisé, depuis la 2nde guerre mondiale, la modernisation des structures et l’augmentation de la productivité et de la production dans un objectif de compétitivité sur les marchés nationaux et mondiaux (Coleman, 1998). Certes, à la fin des années 90, elle a développé une politique innovante autour du Contrat Territorial d’Exploitation et a opté pour une modulation facultative des aides du “1er pilier de la PAC” (ponction d’une petite partie de ces aides vers le “2nd pilier”, consacré à des aides au développement rural - voir encadré -). Mais ces innovations ont été remises en question dès 2002 et les choix récents concernant la réforme de la PAC 2003 (distribution sur références historiques, pas de modulation facultative supplémentaire,…) montrent que la France défend une PAC forte soutenant une agriculture compétitive sur les marchés nationaux et mondiaux. Mais d’autres choix (notamment, le recouplage partiel des aides agricoles à la production, au maximum autorisé par l’UE, pour éviter un abandon de certaines productions dans des zones fragiles) montrent également que la France s’oppose à une renationalisation et une libéralisation accrues du secteur, telles qu’en particulier le Royaume-Uni l’envisage [1].
Quelle durabilité économique de la PAC, alors que sans aides directes massives, une grande partie des exploitations agricoles ne se maintiendraient pas ? On peut considérer que les subventions s’élèvent aujourd’hui à plus de 50 % du revenu agricole moyen dans l’UE [2]. Sans parler de la crise identitaire d’agriculteurs qui se retrouvent « sous perfusion » d’aides, ces soutiens massifs pour compenser les baisses de prix semblent avoir bénéficié bien davantage aux entreprises de l’aval plutôt qu’aux consommateurs ; en témoigne l’évolution des prix à la production et à la consommation en France entre 1960 et 2005, avec un décrochage observé dès 1975 et une baisse de 58 % des prix à la production mais de 14 % des prix à la consommation [3].
Quelle durabilité sociale de la PAC, alors que les aides de la PAC soutiennent avant tout les agricultures les plus productives et les régions les plus riches de l’Union Européenne ? Dès les années 90, il est admis que seuls 20 % des agriculteurs européens reçoivent 80 % du volume d’aides de la PAC. Cette répartition inégalitaire des aides de la PAC passera certainement de moins en moins inaperçue, puisque les aides, maintenant directes et par hectare, sont beaucoup plus visibles [4]. En outre, quelle durabilité sociale de la PAC, alors qu’elle contribue à la baisse continue du nombre d’emplois agricoles, affectant en particulier les zones rurales les plus défavorisées et isolées, tout cela dans un contexte de chômage de masse ? Même si l’agriculture ne représente aujourd’hui qu’environ 4 % de la population active dans les anciens Etats-membres, elle en représente plus de 12 % dans les nouveaux Etats-membres, avec une agriculture importante d’auto-subsistance (plus de 60 % des exploitations en Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Slovaquie) [5].
Sur le plan social, cette politique s’avère également incapable de répondre aux tensions qui se sont renforcées entre producteurs agricoles et autres usagers de l’espace rural : les producteurs agricoles ont modelé depuis des décennies l’espace rural selon l’objectif de productivité au détriment d’autres fonctions sociales et environnementales. Les tensions ont pu se développer au fur et à mesure que le poids socio-économique des agriculteurs a diminué au sein des espaces ruraux. Elles ont été accentuées par les épisodes de calamités agricoles, comme celui de la fièvre aphteuse au Royaume-Uni, qui ont détourné au profit de l’agriculture des masses budgétaires importantes pour financer la gestion des crises et l’indemnisation des producteurs. Il en résulte une impression largement partagée par les citoyens britanniques, à savoir que le rural aurait été sacrifié pour l’agricole.
Les soutiens massifs de la PAC, en particulier les subventions aux exportations, posent également problème vis-à-vis des pays du Sud. Même si certaines études s’accordent à dire que la baisse des prix agricoles induite par ces soutiens peut profiter aux consommateurs des pays du Sud, d’autres, menées notamment par des ONG et les mouvements de protestation altermondialistes, dénoncent leur effet sur la baisse des cours mondiaux et la concurrence déloyale faite aux producteurs agricoles du Sud dans un contexte d’abaissement des barrières douanières. Par ailleurs, les aides directes, même découplées, pourront très bien être considérées comme déloyales par les pays du Sud, puisque seuls les pays les plus riches peuvent se permettre ces aides massives (au contraire des protections douanières) (Berthelot, 2001). Ainsi, seuls des soutiens directs massifs, aux effets internes et internationaux plus ou moins pervers, permettent aujourd’hui d’assurer la durabilité économique des exploitations agricoles européennes.
Enfin, la PAC et son évolution s’opposent fortement à la durabilité environnementale. Avec l’internationalisation et la libéralisation des échanges agricoles, la baisse des prix a poussé à une sélection des systèmes de production spécialisés les plus intensifs en capital, les plus spécialisés et les plus productifs (Mazoyer, Roudart, 1997). La PAC est directement impliquée dans la recherche continue de la productivité par la diminution des coûts de production, par le renforcement de l’intensification et de la spécialisation spatiale des activités agricoles et par la diminution relative des surfaces en herbe, impliquant un certain nombre de dommages environnementaux (Baldock et al., 2002). Elle défavorise des systèmes agricoles porteurs d’effets positifs (en matière de paysages, de diversité génétique,…). Par ailleurs, les garanties de sécurité alimentaire, suite à des crises marquantes comme la vache folle, ne sont plus assurées. L’ensemble de ces nuisances environnementales a conduit depuis de nombreuses années à s’interroger sur la viabilité de la PAC sur le plan de la durabilité environnementale.
Les réformes récentes de la PAC ne semblent pas pouvoir contrer ces tendances, et pourraient même les aggraver : tandis que les effets environnementaux de la réforme de 1999 apparaissent mitigés, la réforme de 2003 et le principe de découplage des aides pourraient conduire à une accélération de la concentration des exploitations, une diminution du nombre d’actifs agricoles et une substitution toujours plus forte de moyens de production industriels au travail. De même, ils peuvent mener à l’abandon de la production dans les zones les moins productives et à une spécialisation accrue des espaces (Kroll, 2004). Certes, des mesures sont apparues dans le sens d’une plus grande prise en compte des externalités environnementales, notamment la création du 2nd pilier (se voulant consacré au “développement rural”) en 1999 et, de façon obligatoire depuis 2005, la modulation des aides 1er pilier (dont 5% doivent être à présent reversés au 2nd pilier) et l’éco-conditionnalité (conditions environnementales qui, si elles ne sont pas remplies par les agriculteurs, mènent à une diminution de leurs aides 1er pilier). Mais ces changements restent marginaux pour une PAC dont les modalités de répartition des soutiens restent globalement inchangées.
La libéralisation des marchés agricoles et le démantèlement des politiques agricoles ne peuvent aboutir, selon nombre d’économistes s’appuyant sur l’approche néo-classique standard, qu’à une augmentation du bien-être global (Binswanger, Deininger, 1997). Mais de nombreux éléments, avancés notamment par l’économie rurale, contredisent les hypothèses et les modèles utilisés. Premièrement, les prix agricoles apparaissent fondamentalement instables du fait de spécificités du secteur : demande de produits agricoles peu élastique, rigidité de l’offre à court terme, existence d’aléas notamment climatiques qui rendent incertaine et variable la quantité de production disponible. Dans ce cadre, les marchés agricoles non encadrés s’apparentent à des marchés chaotiques. Il est ainsi frappant de comparer sur trente ans une évolution stable et progressivement à la baisse des prix du blé, marché historiquement très encadré, et celle des prix de la pomme de terre, marché très peu encadré [6]. Deuxièmement, les structures de marché apparaissent fondamentalement imparfaites (facteurs de production - dont la terre ! - peu mobiles et peu échangeables, échanges dans un cadre patrimonial avec des règles spécifiques, absence d’économies d’échelle). Troisièmement, les prix de marché ne prennent pas en compte la production de biens publics et d’effets externes, sociaux et environnementaux (protection des ressources naturelles, soutien de l’emploi, animation des zones rurales isolées,...) (de Gorter et Swinnen, 1994 ; Boussard, 2000).
Par ailleurs, ces marchés sont caractérisés par un très grand nombre de producteurs et de consommateurs mais des structures en aval fortement concentrées : pour des centaines de millions de consommateurs et plusieurs millions de producteurs dans l’UE, on compte quelques centaines de centrales d’achats, avec une majorité des achats contrôlés par une poignée (Grievink, 2003). Dans ce type de marchés dits monopsones, les structures en aval, avant tout la poignée de très grandes centrales d’achats, peuvent imposer une politique de prix et une règlementation largement en leur faveur. La concentration de plus en plus forte de ces structures d’aval explique l’évolution décalée des prix à la production et à la consommation (cf. § 4).
Or, dans le cadre du “bilan de santé de la PAC” qui vise actuellement à préparer une réforme en profondeur en 2013, une communication de la Commission européenne annonce clairement la poursuite du démantèlement de la PAC, avec notamment une généralisation obligatoire du découplage des aides de la production et une suppression progressive des quotas de production - outils de maîtrise des volumes de production qui permettent une maîtrise des prix et de la distribution géographique des activités agricoles -. A cela s’ajoutent évidemment les concessions faites à l’OMC par l’Union Européenne, dont un abaissement significatif des tarifs douaniers et des soutiens aux prix. Il faut cependant noter d’autres propositions de la Commission européenne pourraient, dans une certaine mesure, modifier la distribution actuelle des aides entre agriculteurs : une homogénéisation obligatiore des montants d’aides par hectare par grandes régions ; un plafond total des aides (le plafond de 100.000 € par an par exploitation proposé étant cependant peu contraignant) ; une augmentation du taux modulation de 13 % en 2013 et un développement du 2nd pilier.
Dans ce contexte, la profession agricole connaît un affaiblissement politique et économique (la part de l’agriculture dans l’emploi et le PIB ne faisant que régresser). Or, face à des tensions accrues à l’échelle européenne, une logique néolibérale de plus en plus forte et une PAC décriée pour ses effets sociaux et environnementaux négatifs, les aides de la PAC sont de plus en plus difficiles à légitimer. Force est de constater l’incapacité d’une grande partie de la profession agricole à s’allier avec d’autres intérêts, environnementaux, de consommateurs, de solidarité internationale, pour proposer des politiques alternatives au service de l’ensemble des citoyens. La possibilité de maintenir une PAC apparaît pourtant soumise à une telle exigence.
Les éléments qui viennent d’être développés plaident pour le refus d’un marché totalement ouvert à l’international, exclusivement piloté par les prix, dans lequel les agricultures les plus compétitives prédominent du point de vue économique, au prix d’un dumping environnemental et social effréné. Il s’agit plutôt d’encadrer fortement ce marché, avec des contraintes strictes et universelles de qualité, de protection de l’environnement, de respect du bien-être animal et des travailleurs. Mais seule l’émergence d’un compromis global sur la nature et les fonctions de l’agriculture peut permettre de définir le contenu précis du marché dont on veut parler (Pisani, 2004). Si ce compromis se fonde sur le lien indissociable entre agriculture et alimentation, mais aussi sur la prise en compte des effets sociaux et environnementaux des activités agricoles et sur un développement agricole durable inséré dans le développement rural, alors une régulation forte de l’Etat est à repenser aux différents échelons de régulation, pour une articulation entre une régulation efficace des marchés suprarégionaux et des politiques plus locales, réconciliant le développement agricole avec celui des territoires.
Cette régulation publique doit pouvoir assurer :
- des prix qui prennent en compte la dimension sociale et environnementale de l’agriculture, donc des prix qui permettent de couvrir les coûts directs et indirects de renouvellement de systèmes de production et d’écosystème cultivés réellement durables ;
- une stabilisation des marchés agricoles qui permette d’assurer, dans la durée, la reproduction des systèmes de production et des écosystèmes cultivés, en assurant les producteurs contre les aléas multiples d’ordre naturel ou économique qui pèsent sur leur activité ;
- une redistribution à l’échelle macroéconomique au profit des régions les moins favorisées, pour couvrir les différentiels de productivité liés aux conditions naturelles ou historiques de production, et permettre le maintien, dans ces régions, d’un minimum d’activité agricole, d’entretien de l’espace et des paysages, et de vie rurale.
Tout cela nécessite, en amont, une refonte des objectifs européens de régulation des marchés et une remise en cause des processus actuels de démantèlement des protections douanières, des outils de maîtrise des productions et de stabilisation des prix. Mais cela suppose aussi un renforcement des conditions économiques, sociales et environnementales imposées au secteur agricole pour prétendre au bénéfice de l’intervention publique. Au-delà du seul secteur agricole, cela suppose une régulation du partage des marges au sein des circuits de transformation et de distribution, pour éviter notamment que les soutiens à l’agriculture ne soient captés à l’aval. Un tel projet doit également, pour être acceptable à l’échelle internationale, s’inscrire dans une perspective plus large de développement des agricultures pauvres, d’élimination des pratiques de dumping destructrices, et plus largement de renforcement de la cohésion entre les pays riches et les pays pauvres. Enfin, cela nécessite, au niveau national et européen, une péréquation efficace des moyens financiers entre les différentes régions. Ce dernier point implique une véritable politique de cohésion à l’échelon communautaire. Celle-ci devra être renforcée et devra pouvoir contrecarrer les inégalités interrégionales, notamment dans le cadre d’un élargissement à des pays souvent beaucoup plus pauvres que ceux de l’Union Européenne à 15.
Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Voir à ce propos le document stratégique du gouvernement anglais, « A Vision for the CAP » (2005).
[2] Source : RICA européen.
[3] Source : INSEE, APCA.
[4] Quoiqu’il est toujours impossible en France de connaître la répartition exacte de ces aides par agriculteur.
[5] Source : Eurostat, 2003.
[6] Source : Economie et statistique n° 226, INSEE, Nov. 1989.
Bibliographie
Bibliographie
- BERTHELOT J., 2001, L’Agriculture Talon D’Achille De La Mondialisation. Clés Pour Un Accord Solidaire à L’OMC, L’Harmattan, Paris.
- BALDOCK D., DWYER, J., SUMPSI-VINAS J., 2002, Environmental Integration and the CAP : A Report to the European Commission, Commission Européenne, Bruxelles.
- BINSWANGER H.P., DEININGER K, 1997, « Explaining Agricultural and Agrarian Policies in Developing Countries », Journal of Economic Literature, vol. 35, p. 1958-2005.
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- BUCKWELL A., 1997, « If...Agricultural economics in a brave liberal world », European Review of Agricultural Economics, vol. 24, n° 3-4, p. 339-358.
- COLEMAN, 1998, « From protected development to market liberalism : paradigm change in agriculture », Journal of European Public Policy, n° 5-4, p. 632-651.
- DE GORTER H., SWINNEN J., 1994, « The economic policy of farm policy », Journal of Agricultural Economics, n° 45, p.312-326.
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- KROLL J.C., 2004, « La réforme de Juin 2003 ou la fin d’une politique agricole commune européenne », OCL, vol. 11, n° 3, p. 167-176.
- MAZOYER M., ROUDART L., 1997, Histoire des agricultures du monde, du néolithique à la crise contemporaine, Editions du Seuil, Paris.
- PISANI E., 2004, Le vieil homme et la terre, Ed. du Seuil, Paris.
- SHUCKSMITH M., THOMSON J.K., ROBERTS D. (dir.), 2005, The CAP and the regions : the Territorial Impact of the Common Agricultural Policy, CABI International, Wallingford.