L’économie solidaire : une manière nouvelle de penser l’économie

28 mars 2008

Résumé

L’économie solidaire recouvre une multiplicité de pratiques très différentes et donc difficiles à unifier autour d’une même définition. Son identité est ici présentée, dans un premier temps, à partir de ses similitudes et de ses différences avec l’économie sociale. Ensuite, l’économie solidaire est caractérisée en termes de finalité (création de lien social et d’un espace pour l’agir démocratique), de logique propre (priorité donnée à l’utilité sociale, à la gestion participative et aux ressources “ réciprocitaires ”) et de capacité de changement social (palliative, réformatrice, radicale). Enfin, l’économie solidaire est associée au développement durable autour de la notion de solidarité et du projet de société.


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L’économie solidaire - Elena Lasida


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La nouvelle classification de cet article est :

4.2- Economie plurielle

Auteur·e

Lasida Elena

Elena Lasida, économiste, est d’origine uruguayenne. Elle a fait un doctorat en sciences sociales et économiques en France, avec une thèse qui confronte la logique du marché et la logique du sacré, à travers une approche épistémologique de l’économie. Elle est actuellement Maître de conférence à la Faculté de Sciences Sociales et Economiques (FASSE) de l’Institut Catholique de Paris, où elle dirige le Master « Economie solidaire et logique du marché ». Elle est responsable académique à la FASSE de la chaire « Ethique et finance » et animatrice du groupe de recherche travaillant sur « Finance et bien commun ». Chargée de mission à la commission épiscopale Justice et Paix France, elle y anime un groupe de recherche sur le développement durable, qui a publié « Notre mode de vie est-il durable ? » (Karthala, 2006) et « Mobilité durable : bouger plus pour être plus présent » (Justice et Paix, 2007).


Le terme d’économie solidaire est utilisé pour désigner des pratiques très différentes comme le commerce équitable, la finance éthique, le microcrédit, le tourisme solidaire, l’agriculture durable, les réseaux d’échange de savoirs, les services de proximité, les régies de quartier, les différentes formes entrepreneuriales collectives. Cette grande diversité rend difficile le travail de définition et de délimitation du concept qui la recouvre. Par ailleurs, l’économie solidaire est souvent associée à l’économie sociale, qui renvoie à des réalités plus précises et mieux délimitées, mais dont l’identité se dilue également dès qu’elle est intégrée à l’économie solidaire. Nous commencerons donc par préciser la notion d’économie sociale, pour identifier ensuite celle d’économie solidaire et établir enfin le lien avec le développement durable.

 Economie sociale

L’économie sociale désigne en général les activités économiques réalisées par des personnes privées mais poursuivant un intérêt collectif. C’est en ce sens qu’on parle souvent du “ tiers-secteur ”, car il se distingue du secteur public, mais également du secteur privé, qui recherche avant tout la maximisation du profit, c’est-à-dire une rentabilité aussi élevée que possible des fonds investis. L’économie sociale comprend donc les entreprises et organisations qui combinent des modes de création (production, commerce, finance) et de gestion privés mais collectifs (de type associatif), avec des finalités non centrées sur le profit. Ces modes particuliers de création et de gestion se sont traduits dans des formes juridiques spécifiques : les coopératives, les mutuelles et les associations. L’économie sociale est ainsi définie surtout par le statut juridique de ses acteurs.

Perspective historique

L’émergence de l’économie sociale s’inscrit dans une longue histoire sociale et intellectuelle, marquée par les apports et les réflexions, d’un grand nombre de personnes et par la mise en place de différents types d’initiatives.

Parmi les personnalités qui ont marqué l’émergence de cette approche sociale de l’économie, on peut citer les noms suivants :

  • Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825) qui à travers son œuvre a exalté le travail et promu l’idée d’une entreprise au service de la collectivité. Sa pensée a trouvé écho parmi un certain nombre de disciples, les saint-simoniens, qui, dans un XIXème siècle en plein essor industriel, incarnent la volonté de confier la gestion de la production et du capital selon la compétence. Ils s’opposent ainsi à la propriété privée des moyens de production qui engendre l’exploitation, permettant à certains de vivre du travail d’autrui, et qui du fait de l’héritage privilégie le hasard des naissances et empêche la concentration des moyens de production entre les mains des plus compétents. Ils sont ainsi à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui une coopérative ouvrière de production.
  • Charles Fourier (1772-1837) est plutôt à l’origine de ce qui deviendra la coopérative de logement et de consommation. Il prône, dans une vision utopiste de l’économie, le regroupement de la production autour de “ phalanstères ”, fondés sur la communauté de vie et le « travail-plaisir », regroupant quelques 1600 personnes à la fois productrices et consommatrices, où les aptitudes, les talents et la productivité déterminent la hiérarchie et la rémunération. Chez Fourier, l’économie est seconde : il faut surtout imaginer des structures et des règles qui permettent de vivre les passions, de faire du travail un plaisir et d’en tirer des fruits productifs.
  • Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) est le théoricien de ce qui deviendra le crédit mutuel, avec son idée de créer une “ banque du peuple ”, basée sur des prêts sans intérêts et la non-rémunération des souscripteurs. Père de l’anarchisme, qui est une garantie à ses yeux contre le pouvoir économique, Proudhon milite pour un socialisme utopiste. Il s’attaque tout autant à la propriété (“ la propriété, c’est le vol ”), qu’aux associations ou aux coopératives (“ entrave à la liberté du travailleur ”). Karl Marx (1818-1845) va contester l’idée d’association et de mutualisme : l’exploitation du travail ne résulte pas d’un partage inégalitaire, mais des mécanismes économiques issus de la propriété même du capital. Pour supprimer l’injustice sociale et dynamiser l’activité économique, il faut passer par la révolution sociale et instaurer la collectivisation des moyens de production. Avec Marx, on voit apparaître l’opposition entre les réformateurs sociaux et les révolutionnaires. En ce sens, sa pensée est plutôt associée aux fondements de l’économie solidaire - dans son approche plus radicale - que de l’économie sociale. Pourtant la vision révolutionnaire de Marx et l’approche réformiste des auteurs précédemment cités ont en commun une même conviction : la bonne société est affaire de technique sociale, pas de politique. Elle naîtra pour les uns de la socialisation des moyens de production, pour les autres de l’association des personnes, mais une fois instaurée, il n’y aura plus de conflits d’intérêts à gérer, seulement des questions techniques à trancher.
  • Charles Gide (1847-1932) va articuler, autour de l’idée coopérative, l’aspect technique et la dimension politique. Il crée en 1885 la première Fédération nationale des coopératives de consommation. Pour Ch. Gide le mouvement coopératif a toute sa place aux côtés des mouvements sociaux : “ L’idée coopérative n’est pas une théorie de cabinet, elle est sortie de la pratique, de la vie et des besoins de la classe ouvrière. Elle n’est pas éclose un jour dans le cerveau de quelques savants, elle est née des entrailles même du peuple ! ”.

Or, l’économie sociale a été forgée non seulement à travers ces courants socialistes du XIXème siècle, mais également par le christianisme social ainsi que par une partie du libéralisme de l’époque. Beaucoup d’initiatives sont nées du bas-clergé et des communautés chrétiennes soutenues par la pensée sociale de l’Eglise, marquée notamment par l’encyclique Rerum Novarum de 1891, qui appelait à créer des “ corps intermédiaires ”, pour lutter à la fois, contre l’isolement de l’individu et contre son absorption dans l’Etat. Egalement, certains penseurs du libéralisme ont contribué à l’émergence de l’économie sociale : plaçant la liberté économique au-dessus de tout et récusant les ingérences de l’Etat, ils encourageaient les associations d’entraide parmi les travailleurs. Ce fut le cas de deux personnalités majeures de l’école libérale : Léon Walras et John Stuart Mill.

L’économie sociale n’appartient donc pas à un courant de pensée particulier. Elle est plutôt le résultat d’idéologies diverses qui se sont retrouvées au XIXème siècle devant une même réalité : celle de la fracture sociale entre une partie de la population, bénéficiaire du développement accéléré des activités lucratives, et une autre partie, enfoncée dans une pauvreté grandissante. Cette réalité sociale fut le terreau d’une grande diversité d’expériences initiées en général par les travailleurs, qui revendiquaient à la fois la capacité d’un agir économique propre et la légitimation des structures indépendamment de la détention d’un capital. Ces expériences ont fini par se concrétiser dans des formes institutionnelles particulières avec des statuts juridiques spécifiques.

Les composantes de l’économie sociale

Trois formes juridiques particulières caractérisent l’économie sociale :

  • Les coopératives sont fondées sur la propriété et la gestion collectives de l’activité. Elles existent dans des secteurs d’activité très différents : la production, l’épargne et le crédit, la consommation, la distribution, l’habitation, l’assurance, etc. On peut rattacher à cette forme d’entreprise des initiatives, surtout dans les pays du Sud, qui n’ont pas un statut explicitement coopératif mais qui se réfèrent aux mêmes principes et pratiques (syndicats et unions de producteurs, groupements de paysans, d’artisans, de pécheurs, caisses d’épargne…).
  • Les mutuelles sont des sociétés de secours mutuel contre les aléas de la vie, qu’il s’agisse de la santé ou de la protection des personnes, via des produits d’assurance, de retraite ou de prévoyance. Elles sont nombreuses dans les pays où les systèmes nationaux de sécurité sociale sont défaillants ou embryonnaires, pouvant mutualiser des risques associés également à la production (mauvaise pêche, mauvaise récolte).
  • Les associations rassemblent toute autre forme de libre association de personnes visant une activité économique sans une finalité première de profit. Les formes juridiques qui accompagnent les organisations associatives peuvent être très différentes d’un pays à l’autre.

A ces trois types d’organisation, on ajoute parfois également les fondations. Mais les avis là-dessus ne sont pas unanimes, certains demandant à différencier les fondations mises en place par les trois formes classiques de l’économie sociale de celles créées par les grands groupes capitalistes dont on ne perçoit pas le fondement de type associatif.

Les trois composantes juridiques de l’économie sociale (coopératif, mutuel et associatif) sont ensuite plus ou moins différenciées et intégrées selon la présence et le lien, dans chaque pays, entre l’économie de marché et le secteur public. En général, les coopératives sont plus facilement perçues comme des entreprises sur le marché, tandis que les associations sont plutôt rattachées à la sphère sociale, ce qui peut interroger la cohérence des différentes composantes de l’économie sociale. Pour cette raison, il est aussi important de définir l’économie sociale à travers ses principes régulateurs.

Les principes de l’économie sociale

Il existe une charte de l’économie sociale, rédigée en 1980, qui établit les principes communs à toute activité se réclamant du secteur. Ces principes peuvent être rassemblés sous quatre caractéristiques majeures :

  • finalité du service rendu plutôt que recherche de profit : l’activité d’économie sociale peut générer des profits, or sa finalité première ne consiste pas à faire des bénéfices mais à rendre un service à la communauté. La rentabilité, à la différence des entreprises classiques, n’est pas ici la fin mais le moyen.
  • autonomie de gestion : l’organisation dispose, pour sa gestion, d’une grande autonomie par rapport à l’Etat notamment, ce qui la différencie des services publics.
  • gestion et contrôle démocratique par ses membres : la participation et le poids de chaque membre dans la prise de décisions ne dépend pas de l’importance du capital détenu. La règle est celle d’une personne – une voix.
  • primauté de la personne et de l’objet social sur le capital dans la répartition des excédents : les bénéfices seront prioritairement investis dans l’activité et répartis de manière limitée entre les membres.

Les formes juridiques propres à l’économie sociale, ainsi que ses principes régulateurs, se retrouvent souvent dans les pratiques de l’économie solidaire. Cependant celle-ci met en avant d’autres dimensions que la forme institutionnelle et les critères de fonctionnement.

 Economie solidaire

La notion d’économie solidaire est bien plus récente que celle d’économie sociale, et son contour bien plus imprécis, même si l’on associe souvent les deux termes en une seule expression, celle d’ “ économie sociale et solidaire ”. L’idée d’une économie solidaire est largement revendiquée par le mouvement “ altermondialiste ” qui se retrouve depuis 2001 autour du Forum Social Mondial. La recherche d’une “ autre mondialisation ” va de pair avec celle d’une “ autre économie ”, pensée tantôt à l’intérieur du marché, tantôt comme une économie parallèle. L’économie solidaire désigne cette autre économie que l’on voudrait au service de l’intérêt collectif et de l’utilité sociale plutôt que de l’intérêt individuel. Or cet intérêt collectif se décline à travers des objectifs bien plus variés que ceux visés par l’économie sociale, notamment à son origine, au XIXème siècle. Ces objectifs vont être exprimés en termes de solidarités nouvelles : solidarité envers les générations futures, ce qui conduit à introduire la dimension environnementale dans les objectifs poursuivis ; solidarité entre personnes d’âge et de sexe différents ; solidarité entre territoires ; solidarité entre Nord et Sud ; solidarité entre proches et vis-à-vis des plus démunis. Ces solidarités multiples vont se traduire par des pratiques dans des domaines très différents : la production, la consommation, la finance, le commerce international, les services à la personne, l’insertion sociale, le développement local, le secteur culturel. Et les différences se multiplient encore à l’intérieur de chacun de ces domaines : ainsi, dans le secteur financier, on va retrouver les tontines africaines, le microcrédit et la Grameen Bank , les fonds de partage comme ceux des Cigales , les placements éthiques et durables. Qu’est-ce qui fait alors l’unité de toutes ces pratiques si différentes ?

La finalité de l’économie

Deux dimensions paraissent associées à l’activité économique dans toutes ces pratiques, qui se situent au niveau de leur finalité plutôt qu’au niveau de leur forme juridique ou institutionnelle, comme dans l’économie sociale. Il s’agit, d’une part, de la dimension sociale, exprimée par la recherche des rapports sociaux de solidarité et la création d’un lien social non marchand, et d’autre part, de la dimension politique, exprimée par la volonté d’un agir démocratique et la création d’espaces de débat public. Ces finalités en termes social et politique vont apparaître comme prioritaires par rapport à la recherche d’un profit monétaire, propre à toute activité économique privée.

Cette recherche d’articulation du social et du politique dans l’activité économique va interroger le fondement même de l’économie, sa nature, sa logique et son rôle dans la constitution de la société. L’économie apparaît ainsi avec une finalité de médiation sociale avant celle de médiation matérielle : l’allocation des ressources devient un moyen pour créer des relations sociales plutôt qu’une fin en soi. Le vivre ensemble et le projet de société deviennent des objectifs économiques au même titre que la création de richesse matérielle. S’agit-il d’une deuxième nature de l’économie ou du retour à sa nature première ? Il faut ici rappeler que l’idée de marché est apparue au XVIIIème siècle comme une manière nouvelle de penser la constitution et la régulation du social avant d’être appréhendée comme un mécanisme économique de détermination des prix par l’offre et la demande (Rosanvallon, 1989). L’économie de marché est bien une construction sociale et politique de la modernité plutôt que le résultat d’une évolution naturelle, liée au penchant de l’homme à l’échange (Polanyi, 1944 ; Caillé, 2005). En ce sens, l’économie solidaire n’introduit pas une nouvelle “ externalité ” à l’économie, mais elle renvoie à son essence première.

Cette reformulation de la finalité de l’économie à laquelle conduit l’économie solidaire peut se traduire également en termes de logique économique, c’est-à-dire au niveau de sa manière de fonctionner.

La logique économique

En termes de logique économique, on peut identifier trois facteurs à analyser : la rationalité de l’acteur économique, le système de coordination des décisions individuelles et les ressources mobilisées.

En termes de rationalité de l’acteur, c’est-à-dire des motivations qui expliquent son comportement, et sans rentrer dans les détails d’une thématique qui est aujourd’hui objet d’études très spécialisées en économie, on peut distinguer trois approches selon le type d’acteur :

  • la rationalité “ instrumentale ” qui cherche à maximiser l’intérêt individuel et qui caractérise surtout l’acteur entreprise
  • la recherche d’une utilité collective associée aux biens et services fournis par le secteur public
  • la recherche d’une utilité sociale où l’intérêt social acquiert une dimension intersubjective plutôt que collective.

Par rapport au critère de rationalité, l’économie solidaire serait marquée, de manière prioritaire, par la recherche d’une utilité sociale, qui n’exclut pas pour autant la recherche d’un profit individuel ni d’une utilité collective. De fait, les pratiques de l’économie solidaire sont parfois très proches de la pratique de l’entreprise (par exemple les produits de commerce équitable qui passent par la grande distribution) et de la pratique du secteur public (par exemple les services de proximité ou les régies de quartier). Il ne s’agit donc pas de formes de rationalité exclusives à chacun des acteurs signalés mais de la rationalité dominante.

Par rapport à la coordination des décisions individuelles, on peut également distinguer trois formes différentes :

  • la coordination par les prix du marché et donc par le libre jeu de l’offre et la demande : il s’agit d’une coordination spontanée et décentralisée ;
  • la coordination centralisée, pratiquée par le secteur public (économie planifiée ou démocratie représentative) ;
  • la coordination participative avec décision prise collectivement par tous les acteurs (démocratie directe).

L’économie solidaire s’inscrit ici surtout dans la troisième forme de coordination, notamment en ce qui concerne la gestion interne des activités, et en ce sens elle rejoint l’un des principes fondateurs de l’économie sociale. Mais elle intègre aussi, de manière plus ou moins importante selon les pratiques, la référence aux prix du marché et aux normes publiques. Les SEL (Systèmes d’échanges locaux) par exemple se développent en général de manière totalement parallèle au marché, avec création d’une monnaie propre et détermination des prix en fonction d’autres critères que l’offre et la demande (comme le temps de production), tandis que des activités comme le commerce équitable, le tourisme solidaire ou la finance éthique cherchent à se faire place à l’intérieur même de l’économie marchande. Enfin, par rapport aux ressources mobilisées, on peut à nouveau différencier trois types principaux :

  • les ressources marchandes : obtenues à travers l’échange dans le marché (du capital, du travail, des biens et services)
  • les ressources publiques : distribuées par l’Etat à travers des subventions, des allocations et la politique sociale
  • les ressources “ réciprocitaires ” : obtenues par l’engagement personnel sans contrepartie monétaire, comme le bénévolat ou le volontariat.

L’économie solidaire utilise ces trois types de ressources mais se caractérise par la prédominance de la réciprocité sur les deux premières. J-M. Servet (2007) explicite le contenu du principe de réciprocité à l’aide des études de Karl Polanyi. Il met en avant, dans la réciprocité, deux caractéristiques qui la différencient des deux autres ressources. La réciprocité est comprise, d’une part, comme inscription dans une totalité sociale à l’intérieur de laquelle les acteurs se reconnaissent interdépendants et complémentaires, c’est-à-dire que les acteurs ne sont pas “ commutables ” comme dans le marché et que leur échange n’est pas évalué en termes d’équivalence mais de contribution différenciée à un projet commun. D’autre part, la réciprocité donne priorité à la relation inter-individuelle sur la relation au collectif , au “ souci de l’autre ” sur le “ souci des autres ”. En ce sens, la réciprocité relève plus d’une logique de solidarité, qui se différencie de la logique de protection, caractéristique de la redistribution publique. Cette approche de la réciprocité, qui se distingue des ressources marchandes et des ressources publiques, par l’appartenance à un tout social et par le type de relation à l’intérieur du tout, peut être une bonne piste pour avancer dans la définition de l’identité de l’économie solidaire.

Nous avons ainsi défini l’économie solidaire, par sa finalité – marquée par l’articulation de la dimension sociale et politique à l’économique -, et par sa logique – déterminée par la prédominance donnée à la recherche d’utilité sociale, à la gestion participative et à la réciprocité. Un troisième critère d’identification de l’économie solidaire réside dans sa capacité de changement social. Et c’est sans doute par rapport à ce critère que les controverses sont plus importantes entre les partisans de l’économie solidaire.

Capacité de changement social

Du moment que l’économie solidaire apparaît comme archétype de “ l’autre économie ”, il faut définir le type d’alternative qu’on vise par rapport à l’économie classique. Des approches très différentes peuvent ainsi être identifiées selon le type de changement souhaité et la capacité de l’économie solidaire à le concrétiser. Il nous faut, là encore, distinguer trois grandes mouvances :

  • la mouvance palliative pour laquelle l’économie solidaire pallie essentiellement les défaillances du secteur public et du marché, et vise à combler un vide en termes de satisfaction des besoins de populations-cibles ;
  • la mouvance réformatrice où l’économie solidaire s’introduit dans l’économie classique en essayant d’articuler la logique pure de marché avec d’autres critères, définis en termes sociaux et politiques ;
  • la mouvance radicale qui voit dans l’économie solidaire le paradigme d’un système économique alternatif à celui de l’économie de marché.

Ces approches apparaissent souvent dans l’opposition entre les différentes pratiques de l’économie solidaire mais aussi à l’intérieur même de chacune d’elles. La confrontation de ces différents modèles de transformation sociale associés à l’économie solidaire renvoie au lien entre économie solidaire et modèle de développement : c’est en ce sens que nous abordons la question du lien entre économie solidaire et développement durable.

 Economie solidaire et développement durable

Le développement durable introduit une nouveauté radicale dans la manière de penser le vivre ensemble : la prise de conscience du caractère non durable du mode de développement actuel et le risque grave que sa poursuite ferait courir à la vie des générations futures. Cette non-durabilité est d’abord associée à l’épuisement et la dégradation des ressources naturelles. Mais la protection de l’environnement naturel pose très vite des questions fondamentales sur notre manière de produire, de consommer, d’habiter l’espace, de vivre en société. Ces questions interrogent profondément notre mode de développement économique, politique et social, et invitent à repenser d’une manière radicalement nouvelle notre projet de société. Ce qui est profondément en cause avec le développement durable, c’est notre vivre ensemble plutôt que les techniques utilisées pour gérer les ressources naturelles.

Le développement durable constitue ainsi une chance pour repenser nos modes de développement, sur la base, d’une part, d’une nouvelle relation entre l’homme et la nature, et d’autre part, d’une nouvelle cohérence entre les dimensions économique, politique et sociale. En ce sens, l’économie solidaire s’inscrit totalement à l’intérieur d’une démarche de développement durable, car elle vise justement à créer une articulation nouvelle entre l’activité économique et des objectifs de création de lien social et d’agir démocratique.

Cependant, le développement durable est très souvent réduit à sa seule dimension environnementale et risque ainsi d’être abordé seulement comme un problème technique de gestion de ressources naturelles, relevant surtout de la recherche scientifique et du changement de quelques habitudes quotidiennes dans l’utilisation de ces ressources (être attentif dans l’utilisation de l’eau, du chauffage, de la voiture, etc). Or, toutes les solutions environnementales aujourd’hui envisagées ont des conséquences, souvent perverses, en termes économiques, sociaux et politiques. Prenons juste un exemple : le recours aux agrocarburants comme une alternative au pétrole pour faire fonctionner les voitures peut avoir des effets très nocifs. D’une part, les cultures à vocation énergétique devront se faire au détriment des cultures destinées à l’alimentation. Ensuite, leur commercialisation déstabilise les marchés agricoles, comme il est déjà arrivé pour le maïs au Mexique, suite aux déclarations du président Bush prônant un développement rapide de l’éthanol. Enfin, leur production à grande échelle entraîne d’autres dégâts environnementaux : déforestation pour récupérer des surfaces de culture, grande consommation d’eau et appauvrissement des sols si l’on utilise des produits chimiques pour augmenter la productivité. L’application de toute solution technique relèvera d’un choix de société qui devra nécessairement intégrer la dimension économique, politique et sociale. En ce sens, l’économie solidaire apparaît totalement imbriquée au développement durable.

Par ailleurs, le développement durable est fondé sur le principe de solidarité : solidarité dans le temps, c’est-à-dire avec les générations futures, et solidarité dans l’espace, c’est-à-dire avec toutes les populations de la planète, notamment les plus pauvres. On peut donc, autour de ce principe, rassembler le développement durable et l’économie solidaire. Il ne faut pourtant pas réduire la solidarité à l’assistance envers ceux qui sont dans le besoin, autrement dit la limiter à combler des manques. La solidarité mobilisée à travers le développement durable et l’économie solidaire vise plutôt le partenariat que l’assistance, le développement de potentialités plutôt que la réponse aux besoins, la création plutôt que la redistribution. Elle se traduit en termes d’alliance autour d’un projet commun ; elle s’imagine moins en termes de préservation ou sauvegarde de l’acquis qu’en fonction d’un nouveau possible, d’un avenir différent et meilleur.

Le développement durable et l’économie solidaire s’inscrivent alors dans un même objectif, celui de penser un mode de développement “ intégral ”, à savoir qui intègre tous les êtres humains, présents et à venir, mais aussi, la totalité des capacités humaines, actuelles et encore inconnues.

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 Bibliographie

Bibliographie

  • CAILLE Alain, Dé-penser l’économique, La Découverte, coll. Recherches, 2005
  • CHOPART Jean-Noël, NEYRET Guy et RAULT Daniel (sous la direction), Les dynamiques de l’économie sociale et solidaire, La Découverte, coll. Recherches, 2006
  • DEMOUSTIER Danièle, L’économie sociale et solidaire, Syros, 2001
  • LAVILLE Jean-Louis (sous la direction), L’économie solidaire, une perspective internationale, Desclée de Brower, 1994
  • LAVILLE Jean-Louis et CATTANI Antonio David (sous la direction), Dictionnaire de l’autre économie, Desclée de Brouwer, 2005
  • POLANYI Karl, La grande transformation, 1944, 1972, Gallimard
  • ROSANVALLON Pierre, Le libéralisme économique, Histoire de l’idée de marché, Seuil, 1989
  • SERVET Jean-Michel, Le principe de réciprocité chez Karl Polanyi – Contribution à une définition de l’économie solidaire, Revue Tiers Monde, n° 190, avril-juin 2007, pp.255-273
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