Lettre n°18 ---- Automne 2022
Enfin la sobriété s’impose peu à peu dans les discours gouvernementaux, à la faveur de l’assèchement des approvisionnements en gaz russe et des problèmes de production d’électricité du parc nucléaire.
Dès les années 60, critiquant la société de consommation, Ivan Illich invitait à renoncer à la surabondance : « l’homme retrouvera la joie de la sobriété et l’austérité libératrice en apprenant à dépendre de l’autre. ». En 1972 le club de Rome, dans son rapport « halte à la croissance », demandait une modération de la croissance des consommations d’énergie et de ressources de la planète. 50 ans après et cinq Sommets de la Terre, plus tard, la crise écologique avec les menaces sur le climat, l’effondrement de la biodiversité, les pollutions envahissantes des milieux naturels, les craintes sur l’accès à l’eau, sur la fertilité des terres, … souligne l’impératif de réduction de notre empreinte écologique.
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L’espoir d’une « croissance verte » réduisant l’impact environnemental principalement grâce au progrès technique est de moins en moins crédible. La sobriété semble incontournable, mais la sobriété pour qui ?
Pas pour les pays pauvres dont l’empreinte est très faible, et qui absorbent les déchets et subissent les pollutions des pays riches. « La moitié la plus pauvre de la population mondiale est responsable de seulement 10 % des émissions de CO2 mondiales, alors qu’elle vit, en grande majorité, dans les pays les plus vulnérables au changement climatique. Parallèlement, environ 50 % des émissions mondiales sont imputables aux 10 % des habitants de la planète les plus riches » Oxfam.
Proposer aux populations des pays riches d’adopter des comportements plus sobres pose la question du confort et des progrès dans les modes de vie conquis depuis la seconde moitié du 20ie siècle et se heurte aux profondes inégalités qui se sont creusées depuis. En France et ailleurs, résultat du dumping social organisé par la mondialisation, de la priorité donnée à la « valeur pour l’actionnaire », et de la baisse du financement des services publics, une portion croissante de la population peine à boucler son budget, ne peut se permettre d’acheter une voiture électrique ni de faire face aux investissements nécessaires pour isoler son logement.
Dans les pays riches la crise écologique se double en effet souvent d’une crise sociale. Les pauvres qui sont déjà plus impactés par la détérioration de l’environnement (ex : logements sociaux au bord du périphérique parisien, lotissements en bordure de cultures arrosées de pesticides) et peu émetteurs de gaz à effet de serre (la moitié la moins aisée des Français émet cinq fois moins de CO2 par an et par personne que les 10% des plus hauts revenus), sont les principales victimes de l’inflation qui s’installe.
La guerre en Ukraine et le réchauffement climatique entraînent une hausse des prix des biens essentiels que sont les produits agricoles et l’énergie amorçant une inflation structurelle qui peut être attisée par la désorganisation des chaînes de production mondiales liée au COVID et aux tensions géopolitiques. Elle impacte gravement les plus fragiles.
Proposer la sobriété à ces 10 à 12 millions de pauvres français a quelque chose d’indécent. Pour pallier leur mécontentement le gouvernement a mis en place une politique coûteuse de boucliers tarifaires provisoire. Un récent rapport de l’INSEE démontre toutefois que l’action gouvernementale a surtout profité aux catégories aisées, soulignant l’absence de sa volonté de réduction des inégalités.
Mais il y a incontestablement des marges de progrès pour les modes de vie de la majorité des Français. La publicité engendrerait 6% d’achats inutiles, le gaspillage alimentaire atteindrait 33% en phase de consommation, la voiture reste le mode majoritaire (53%) pour les déplacements de courte distance, …
De fait les modes de vie des populations sont intimément liés aux modes de production des produits qu’ils consomment, à l’organisation de l’espace qu’ils habitent, aux infrastructures existantes qui ont malheureusement privilégié une mobilité exclusivement carbonée, automobiles et camions, et négligé les transports collectifs.
Il est impossible de parvenir à réduire notre empreinte écologique sans une transformation parallèle des modes de production des biens matériels. L’économie circulaire peut y contribuer avec une intensification massive du recyclage, l’allongement de la durée de vie des produits et leur réparabilité, une conception plus robuste de ceux-ci, par l’économie de la fonctionnalité. Mais c’est tout l’appareil productif qui appelle un réexamen au regard de sa capacité à réduire notre empreinte écologique. Il faut revoir les fondamentaux de la production de masse qui s’attachent uniquement aux critères du rendement et de la productivité, l’impact environnemental doit passer au premier plan.
Dans la production du vivant, les principes d’industrialisation et de spécialisation chers à la recherche et soutenus par les financements publics ont produit les dégâts progressivement reconnus de l’agriculture industrialisée non seulement sur l’environnement mais sur la santé humaine et le bien-être animal. Même hors de la production du vivant, l’obsolescence programmée, les incitations publicitaires conduisent à un gaspillage que la terre ne peut plus supporter. Des secteurs comme l’industrie du plastique sont pointés comme toxiques. L’urgence écologique appelle au lancement d’un grand chantier de transformation de l’appareil productif, permettant une réduction rapide de l’ empreinte écologique de chaque secteur [1] . Comme le préconise Dominique Méda il faut anticiper les conversions et mettre en œuvre les formations nécessaires. La recherche et le choix des progrès technologiques doivent également se tourner prioritairement vers une minimisation du prélèvement de ressources et la durabilité des produits, ce sont les « low tech ».
On peut espérer que les évolutions d’une opinion publique de plus en plus consciente des dégradations de l’environnement et préoccupée de l’héritage laissé aux générations futures, contribuent à établir des modes de consommation plus vertueux et hâtent la transformation des modes de production en déjouant les mirages du « green washing ».
Certaines évolutions, comme la baisse des achats de vêtements neufs et la mode du « vintage », la multiplication des propositions d’échange de jouets et d’équipements pour les enfants, des aires de covoiturage, l’essor des applications de notation environnementale, la résistance aux campagnes publicitaires agressives, l’essaimage des « repair cafés », l’exemple des innovations sociétales des communautés bâties sur la sobriété, dans la protection des plus vulnérables, …, sont les signaux faibles d’un changement possible. Elles peuvent être favorisées par des incitations financières ou règlementaires.
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Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Ce chantier est défriché notamment par le « shift project » ; https://theshiftproject.org